La Portada a disparu !  2/2

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Nous arrivons enfin et je ne reconnais pas tout de suite les lieux : la plateforme d’observation, et la plage déserte sur laquelle Alphonse et moi avons couru derrière les pélicans, il y a deux jours, sont cette fois noires de monde ! Des centaines de personnes collées les unes aux autres, assises sur le sable ou à califourchon sur les rambardes, regardent toutes vers l’horizon. Les enfants, en équilibre sur les épaules des adultes, posent mille questions, sur ce qu’ils font là, sur ce qu’ils sont censés voir... Devant une telle foule, je me demande si le plateau ne va pas s’effondrer !

Je détache mes yeux de la masse et des visages inquiets pour inspecter au loin, au-delà de la plateforme, des barricades et de la plage. Je scrute la même direction que tout le monde, et notamment le point où, je m’en souviens bien, la Portada trônait encore, deux jours plus tôt. Et mon pouls s’accélère : à l’endroit où s’élevait l’arche monumentale — d’une largeur de soixante-dix mètres et de quarante-trois mètres de haut tout de même — on ne trouve plus qu’une ouverture sur l’immensité salée ! Cette porte entre le désert et l’océan, dressée depuis des siècles et usée par le temps, a laissé place à un grand vide. Rien que le Pacifique qui gronde, infini et majestueux, noyé dans une lumière sableuse plus épaisse et plus opaque que jamais. Une atmosphère chargée de paillettes, un mélange de grains de sable dorés et de particules en suspension qui planent sur l’horizon comme après un tour de magie, quand la baguette vient de transformer le foulard en colombe, ou qu’elle a ordonné au lapin de se volatiliser dans un nuage de poussière.

Tout en observant le paysage, je me souviens avoir vu un jour un magicien faire disparaître la Tour Eiffel dans une vidéo. Je m’étais dit à l’époque qu’il fallait un sacré mental pour réaliser ce genre de chose. Et un drôle de pouvoir ! Je me mets donc à imaginer que le grand maître de l’Univers a récité, quelques instants plus tôt, son plus puissant « Abracadabra » sur la Portada...

Dans la foule, les réactions sont multiples. Sur l’esplanade, sur les falaises et sur la plage, les gens cherchent, s’étonnent et s’inquiètent. Certains prient, beaucoup pleurent... Le trou béant créé par l’absente ne laisse personne indifférent. Ce qui frappe le plus sans doute, c’est l’impression étrange et étonnante qu’elle n’a jamais existé : aucune trace d’effondrement, ni restes ni vestiges, rien. Rien que des particules de sable en suspension, et le souvenir, parfois furtif, qu’elle a pu laisser dans les mémoires, y compris dans la mienne.

Tout à coup, une idée folle me gagne : et si j’étais à l’origine de ce phénomène ? Si tout était ma faute ? Depuis que je suis en possession du kaléidoscope, des tonnes de faits mystérieux se produisent autour de moi chaque jour, des événements que je ne comprends pas tout de suite, mais qui finissent toujours par m’offrir une réponse surprenante. La disparition de la Portada n’échappe peut-être pas à cette règle ? Et si j’avais, par ma pensée magique, contribué à ce qui se passe maintenant ?

Je sors le tube argenté de ma poche et je plonge dans sa lunette, juste comme ça, pour vérifier. Et là, chose plus incroyable encore, j’y vois nettement la Portada, à sa place, fière et triomphante, dans un ciel non plus chargé de particules de sable, mais d’un bleu immaculé. Malgré moi, mon cœur bat plus vite et mes doigts tremblent. Mes yeux passent sans relâche de l’œilleton du kaléidoscope à la vaste étendue devant moi, et chaque fois le même constat : l’arche est bien présente dans l’objet, mais aucune trace d’elle à l’horizon, comme si elle était prisonnière des miroirs du cylindre !

Je tente de me rappeler mes faits et gestes de l’autre soir : l’ai-je, d’une façon ou d’une autre, et sans le vouloir, enfermée dans le tube ? Comment aurais-je pu faire ? Je me souviens avoir admiré la beauté sauvage des lieux, les kilomètres de plage déserte, et m’être demandé à quoi ressemblerait le tout sans la plateforme d’observation de la Portada : la région se porterait-elle mieux sans visiteurs ? Les oiseaux resteraient-ils les seuls maîtres à bord ? Et si l’événement était né de cette idée, de ce fantasme d’état naturel ?

Je réfléchis et je me concentre : ce n’est certes pas la Portada que j’ai eu envie de faire disparaître par cette pensée, mais l’esplanade de béton construite en face, pour permettre aux foules de la photographier. Cette tribune qui fait tache dans le paysage... Même s’il n’est pas le site le plus touristique de la terre, je me suis surprise à regretter l’existence de structures comme celle-ci, cette terrasse aujourd’hui noire de monde, justement! J’ai dû me dire que sans la Portada, cette estrade ne serait pas là pour gâcher le décor. Mais j’aurais pu émettre cette idée pour bien d’autres lieux plus abîmés encore ! Et si elle est la cause de la disparition du monument, c’est une catastrophe, car les choses sont pires qu’avant, le secteur n’ayant jamais réuni autant de personnes d’un coup !

Un fort sentiment de culpabilité me gagne et je me dis, sans trop y croire, que si j’y suis pour quelque chose, je peux sans doute le corriger. Alors je pointe mon kaléidoscope en direction de l’absente, un peu comme Harry Potter aurait pu le faire avec sa baguette magique. Je ne récite aucune formule ni ne tente aucune prière, je me contente de serrer fort mon objet et de rappeler en moi le souvenir de la Portada : les différentes couleurs de roches qui la composent, la largeur de son pied, la taille de son ouverture... Je revois les tonnes de coquillages qui se sont superposés au cours du temps, je redessine dans ma tête les contours de l’arc, j’imagine jusqu’aux chocs des vagues qui viennent se briser sur ses flancs.

Soudain, le vent se lève. Il soulève la poussière et le sable en un tourbillon qui ressemble à un cyclone, et quand la spirale se dissipe, l’arche a de nouveau retrouvé sa place à la porte de l’océan ! Elle se dresse là, majestueuse et fière dans la lumière de la fin du jour, et les particules jusqu’alors en suspension, tombent à son pied en une pluie de paillettes d’or et d’argent. Les cris et les applaudissements montent de l’esplanade, des falaises, de la plage. Des gens rient, d’autres pleurent. Les enfants s’impatientent, ils veulent enfin aller jouer, courir derrière les oiseaux, patauger dans les vagues. Dans mon coin, je ne dis rien, mais mes mains tremblent. Maman n’a pas de mot, Papa souffle que cela ressemble à un miracle. Je range mon objet magique dans ma poche, et je me laisse glisser au sol, étourdie.


La Portada est de retour. Nul ne sait vraiment ce qui s’est passé, moi pas plus que les autres. Les chaînes de télévision ont parlé de «phénomène météorologique exceptionnel », les plus grands scientifiques du pays ont défilé sur les antennes pour raconter que certaines conditions très rares étaient actuellement réunies pour créer d’étonnantes illusions d’optique. Pression atmosphérique, influence du désert, luminosité extraordinaire, j’ai écouté avec attention les différentes théories défendues par les experts, et si je n’ai pas tout compris, j’ai retenu qu’il existe, sans doute, une explication logique à l’étrange événement.

Je ne suis donc pas responsable de la disparition de la Portada ni de sa réapparition. En tout cas, je ne peux pas le prouver. Magie, effet d’optique, hallucination générale, comment savoir ? Peut-être n’est-ce même qu’un rêve, fait par moi seule, et qui avait un grand parfum de réalité ? Je n’ose en parler ni à Papa, ni à Maman, l’un comme l’autre se moquerait de moi, assurément...

Je repense à une phrase du « Petit Prince », que Maman me lisait autrefois, et qu’elle lit encore, certains soirs, à Alphonse. Cette phrase dit quelque chose comme: «L’essentiel est invisible pour les yeux, on ne voit bien qu’avec le cœur », et elle n’a jamais sonné aussi vrai, pour moi, qu’aujourd’hui, où chacun, à Antofagasta, s’interroge sur ce qu’il a vu, sur ce qu’il n’a pas vu, sur ce qu’il a cru voir !

Je ne sais pas si l’on peut compter sur ses sens, mais si j’écoute mon cœur, lui me souffle de me fier à mes intuitions. Ainsi, j’ai envie de penser que je ne suis pas étrangère à la disparition de la Portada, à sa réapparition miraculeuse surtout, et que tout ceci était une nouvelle épreuve placée sur mon chemin. Je ne suis pas entrée en possession du kaléidoscope magique par hasard, il m’a été confié. Je sais qu’il me charge de missions, et me donne la faculté d’interférer sur mon environnement. À moi de l’utiliser à bon escient... Je vais donc suivre cette petite flamme, cette étincelle qui m’habite et qui me guide, et continuer à lui accorder ma confiance. Si j’agis ainsi, j’en suis sûre, je ferai les bons choix. Car la vérité n’est-elle pas toujours au fond de soi ?

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