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A l’appartement, ils sautent finalement l’étape repas, après avoir fait l’amour longuement, ils grignotent avec un verre de vin, confortablement calés dans le canapé. Elle est lovée contre le torse de son amant, ils sont silencieux depuis de longues minutes, chacun absorbé par ses pensées. Il lui caresse la nuque puis l’épaule, sa main descend et emprisonne doucement un sein. Elle frissonne mais la douceur de ce moment n’arrive pas à chasser le nœud d’anxiété qui s’est formé dans sa poitrine depuis quelques heures.
- Je te sens angoissée et du coup, je m’inquiète ; je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose, Lisa. Je ne veux pas qu’il arrive quelque chose à aucun d’entre nous. Balitran a raison, il faut laisser tomber, trop d’enjeux et ces gens sont mortellement dangereux. Il faut leur faire savoir d‘une manière ou d’une autre qu’on jette l’éponge
- Je pensais aussi la même chose, je dirai ça à l’équipe demain au resto et après j’en discuterai avec le patron.
Ils s’embrassent et elle espère que l’appartement est écouté et qu’ils ont entendu et qu’il ne se passera rien. Ils se mettent au lit, demain sera une belle journée avec leurs amis.
Farouk et Hamid ont profité pleinement de cette soirée en tête à tête. Après une longue balade en voiture dans les rues de Paris, ils ont garé la voiture et sont partis à pied vers le Trocadéro. Ils ont dîné à la brasserie Kléber, savourant le plaisir d’être ensemble, malgré une ambiance un peu morne dans l’établissement dû à la restriction de clientèle à cause du COVID. Ici, pas de regards obliques chargés de suspicion ou de désapprobation, pas d’obligation d’adopter une attitude de froideur l’un envers l’autre. Ils dînent et discutent avec chaleur dans l’indifférence polie des serveurs et ça leur va bien.
- Heureux pays où les gens ne se sentent pas obligés de s’occuper des affaires des autres, s’exclame Hamid sous le sourire de son compagnon.
- C’est parce que nous sommes à Paris, si nous vivions dans un village de France, tu verrais que les gens adorent se mêler des affaires des autres.
- Sans doute, rigola l’autre mais comme pour tout le monde
- C’est vrai, concéda Farouk ; et si on rentrait ? j’ai envie de ta bouche et qu’on soit un peu seuls.
Ils reprennent leur voiture sans remarquer le motard qui les suit à bonne distance.
A dix heures le lendemain matin, devant un dernier café chez l’italien avant le départ, Lisa informe leurs amis de la décision qu’elle s’apprête à prendre devant toute l’équipe ce soir. Elle propose qu’ils prennent les deux voitures, Louis garde la sienne et rentre avec Hamid et elle garde la voiture de service et fait un saut au bureau avec Farouk avant d’aller chercher Mia afin de lui donner les noms de personnalités arabes si cela peut leur servir lors de futures investigations.
Ils se dirigent vers Versailles, visitent les jardins du château, s’installent à « La perle de saint Louis » et déjeunent le plus joyeusement possible d’un magnifique plateau de fruits de mer. Malgré l’anxiété, ils savourent ce moment. Ils en profitent pour informer leurs amis de l’heureux évènement qui va chambouler leur vie dans quelques mois. Tout le monde s’embrasse chaleureusement sous l’œil réprobateur des rares clients, COVID oblige, mais un tantinet complice des serveurs. Ils poursuivent leur périple en allant au musée d’Orsay – « Tout ce que la peinture a de meilleure en France »- déclare Lisa. Thomas lui envoie un texto : « J’ai pris le gâteau, il est au frigo ». Devant tant de merveilles, ils ne voient pas passer le temps ; il est déjà dix huit heures et le crépuscule est bien installé.
Le bureau est déserté, son équipe a dû lever le camp un peu plus tôt pour se préparer pour le dîner. Elle donne à Farouk sans dire un mot la copie papier des pages où figurent les noms arabes, écrits eux-mêmes en arabe et les sommes qui s’alignent devant chacun. Le flic est sidéré, il n’en revient pas.
- Merci, articule t-il en silence. Il range le document dans la poche intérieure de sa veste
- Allons prendre le gâteau ! claironne t-elle et allons chercher Mia. Thomas et Balitran sont censés rejoindre Louis et Hamid directement au resto.
En passant devant son bureau, elle voit un mot du secrétariat du proc’ : « Le procureur veut vous voir de toute urgence demain matin ». L’angoisse refait surface et lui comprime le plexus. Elle adresse un sourire crispé à Farouk.
- Allons-y !
Il est un peu moins de dix neuf heures quand ils attaquent le périph’ pour se rendre chez Mia. Ils se font dépasser par une cohorte de voitures de police et d’ambulances. Le nœud se resserre dans sa gorge, Farouk est tendu lui aussi. En vue de chez Mia, ils aperçoivent une colonne de fumée noirâtre, des gyrophares bleus clignotant en continu et toutes sirènes hurlantes, les deux ambulances animées d’un fébrile va et vient de secouristes et de brancards. Elle donne un brasard police à Farouk, sort sa carte et se précipite, affolée ; c’est l’immeuble de Mia, il a été soufflé par une explosion. Elle repère le groupe de flics en opération sur les lieux, se jettent sur eux, le commandant sur ses talons.
- Que se passe t-il ? Où est l’OP Yuong ? Mia ? C’est ma collaboratrice, elle habite cet immeuble, elle est au quatrième étage ; vous l’avez sorti de là ?
Le regard des flics lui en dit long, elle blêmit.
- L’explosion s’est produite au quatrième étage précisément, elle a soufflé les trois appartements de l’étage et leurs occupants ainsi que deux appartements au dessus, vides ceux là, heureusement. La puissance n’a laissé aucune chance aux personnes vivant là, nous avons sorti un corps de l’appartement de votre collaboratrice et trois corps des autres appartements.
Elle pense, vite. Il faut que j’appelle Louis !
Au même instant, tous les téléphones des flics sonnent, le sien y compris. Il lui semble que son cœur s’arrête, elle sent que le malheur va se rajouter au malheur. Farouk appelle Hamid, sans succès, il essaie encore, et encore, il est pâle et ses yeux s’affolent.
Code rouge ! Une autre explosion dans Paris. Elle ouvre comme tous les flics présents la boîte mail sécurisée : « Grave explosion sur véhicule secteur Rueil-Malmaison, deux victimes ».
Elle attrape Farouk par le bras et le jette dans la voiture, elle fonce sur le périph’ gyrophares et sirènes hurlantes. Il leur faut vingt minutes pour faire le trajet ; d’autres voitures de collègues sont dans leurs traces ainsi que deux ambulances. A l’arrivée, elle bondit de la voiture, Farouk sur ses talons, elle sait ce qu’elle va trouver, les larmes déjà l’inondent. Elle écarte les badauds et les agents de sécurité du commissariat du quartier. Derrière le rubalise, sa voiture, déchiquetée, carbonisée, des fragments de métal, de corps, de plastiques sur près de vingt mètres. Farouk se tient à côté d’elle, pétrifié, elle lui prend la main et la tient fermement. Il faut qu’ils attendent là que la scientifique et le légiste, qui ne sont pas encore arrivés, fassent leur travail. Derrière son rideau de larmes, de l’autre côté de la scène de crime, elle aperçoit Thomas et Balitran, l’air hagard, totalement abasourdis. Ils font le tour et les rejoignent, Thomas l’étreint et craque, il pleure à chaudes larmes. Balitran a les yeux rouges et leur met à tous deux une main sur l’épaule. Elle n’a pas lâché la main de Farouk dont les larmes, enfin, sourdent comme un torrent de ses paupières, closes à présent. Elle informe en sanglotant ses deux équipiers de la mort de Mia par l’explosion de son appartement. Thomas redouble de sanglots et Balitran a les épaules qui se voûtent un peu plus.
- Capitaine Balitran, Thomas, les prie t-elle en ravalant ses larmes, le légiste et la scientifique sont arrivés, je dois aller les voir, restez avec Farouk, ne le laissez pas seul et surtout ne le laissez pas partir, prenez soin de lui ; je n’en ai pas pour longtemps.
Quand le doc’ l’aperçoit, une infinie tristesse s’abat sur lui, il cherche une parole réconfortante, elle l’arrête du geste, se compose un visage. Dès qu’elle a vu les deux corps éparpillés et mêlés de son amant et de son ami, elle a su ce qu’elle devait faire, pour elle et pour Farouk.
- Doc’ j’ai besoin de vous ! Quand vous rassemblerez les corps, ne vous donnez pas la peine de séparer et identifier qui et qui. Laissez les ensemble comme deux amis qu’ils étaient, vous saurez quoi dire, je vous fais confiance. Nous allons les faire incinérer ensemble et Farouk et moi iront disposer de leurs cendres ensemble. Je peux compter sur vous, n’est-ce-pas ?
- Vous pouvez, capitaine, ce sera fait comme ça. Je prendrai rendez-vous pour vous au funérarium de la police.
- Merci, vous êtes un ami.
Une femme et un homme, jeunes, sont assis sur le ponton de la jetée. Ils regardent le fleuve qui se jette à la mer laissant sur son passage le limon de la terre pour que la vie naisse et renaisse. Elle est arrondie par un ventre prêt à donner la vie et l’homme à ses côtés la tient affectueusement par l’épaule. Elle pleure encore un peu, assez souvent à vrai dire, la perte de son amant ; lui aussi.
Farouk n’est jamais reparti chez lui, au Maroc, ils ont fait incinérer ensemble leurs compagnons et sont partis vers le pays de Louis, où la jungle bruisse d’oiseaux rares et chantants, où le fleuve charrie la puissance de la terre ; ils y ont déversé leurs cendres mêlées, sûrs que la bonté et l’intelligence de ces deux hommes imprègneront le monde. Ils attendent la naissance du fils de Louis et aujourd’hui, ils attendent le bateau. Deux hommes en descendent, le premier, jeune et au visage poupin de joli garçon pas encore mûr, le second, un colosse aux épaules voutées et solides. Ils saluent de la main avec énergie les deux silhouettes assises sur le ponton. Thomas et Bernard Balitran sont heureux de retrouver leur cheffe et Farouk.
Autour du repas de bienvenue, chacun est heureux de retrouver l’autre et s’efforce d’animer gaiement la conversation. Devant la vaisselle, tandis que les deux autres prennent leur café sur la terrasse, Thomas chuchote à Lisa :
- Chef, j’ai fait comme on a dit, j’ai retrouvé le gâteau dans le coffre dès le lendemain, j’ai pris la clé USB et, deux mois plus tard, je l’ai mis dans une enveloppe avec le décodage de Mia et le tout anonymement dans la boîte aux lettres de nos amis de la brigade financière.
- Merci, Thomas, ils en feront ce qu’ils voudront, ça ne nous regarde plus.
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