Les mécanismes de l'Evolution

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Dans l'appartement de Dimitri où la vodka coulait à flot, Abby écoutait avec attention le discours d'Ivan qui s'enflammait sur la théorie de l'Evolution, faisant feu de tout bois contre les créationnistes. Jamais elle n'aurait cru que le sujet eût pu être aussi brûlant.

Pour elle, l'Evolution n'avait jamais été rien d'autre qu'une vague curiosité scientifique qu'elle tenait pour acquise. Elle se rendait maintenant compte que le sujet était infiniment plus instable, fait de doutes et de théories, capable de déchaîner les plus folles passions. Elle tentait de prendre des notes à toute vitesse, submergée d'informations par Ivan. Elle fut tentée de sortir son microphone pour enregistrer la discussion, mais c'était une méthode qui ne lui plaisait pas. Et puis, elle ne pouvait tout de même pas s'avouer vaincue par un vieillard éméché.

C'eut été vraiment l'échec.

Alors, elle redoubla de concentration, pendant que Dimitri ouvrait la troisième bouteille de la soirée. Ils étaient trois. Mais Abby n'avait bu qu'un petit verre. Les Russes ont un vrai problème avec l'alcool, se dit-elle en se concentrant sur son carnet de notes, appréhendant la reprise du discours d'Ivan. Le répit d'Abby ne fut que de courte durée.

Le temps d'un cul sec, en fait.

— Maintenant, j'en viens à cette fameuse « extrême singularité » humaine, reprit Ivan en la pointant d'un doigt encore étonnamment stable et assuré.

— Alors : sommes-nous, oui ou non, exceptionnels ? demanda Abby. D'un point de vue biologique, j'entends.

— Je vous le dis tout net : absolument pas. Il est urgent d'arrêter de faire de l’Homme une supercréature créée à l’image de Dieu.

— L'Homme n'est donc vraiment qu'un animal ?

— Un simple animal, oui, comme il en existe des millions d’autres. Et il s’en est fallu de peu pour que nous existions. Reprenons la plus célèbre catastrophe de l'histoire de notre planète, celle qui a entraîné l’extermination des dinosaures. On sait maintenant qu’un météore titanesque en est, au moins en partie, à l’origine. Et on peut dire aujourd’hui avec certitude que si ce météore avait été en « avance » ou en « retard » d’à peine quelques minutes sur sa trajectoire, il n’aurait tout simplement jamais percuté la Terre ! Les dinosaures auraient survécu, les mammifères n’auraient pas pu proliférer et, une fois encore, nous ne serions tout simplement pas là pour en parler. Et ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres dont nous n’avons sûrement même pas conscience ! Notre existence tient à un rien.

— Les créationnistes diront justement que nous n'en sommes que plus singuliers, non ?

— Abby, cessons de confondre heureux hasard et volonté divine.

— Je comprends bien, mais...

— Non, écoutez. L'environnement agit comme un sécateur implacable. Il a taillé un véritable bonzaï survivant de l’arbre de la Vie. Avec tout ce hasard, l’arbre des possibles se réduit à une infime fraction du rien.

— Quelle est la place de l'Homme sur Terre, en définitive ? Vous tournez autour du pot, Ivan.

— L’Homme n’est qu’une insignifiante espèce parmi les trois millions de la biosphère actuelle. L’Homme n’est biologiquement qu’une espèce banale, l’un des aboutissements de l’évolution d’un simple groupe de primates dans un monde dominé non pas par nous-mêmes, mais par... les bactéries et les insectes !

— Voilà qui nous remet à notre place.

— A quoi tient notre existence ? A la contingence de l’Evolution, autrement le monde serait celui des bactéries, algues, et autres plantes.

— L'Homme n'est pas au sommet de la chaîne alimentaire ? Ce serait une bien maigre consolation, mais tout de même...

— Non. Nous ne sommes pas au sommet de la chaîne alimentaire, nous ne dominons pas toutes les formes de Vie.

— Mais qu’entend-on au juste par « dominer » ?

— Eh bien... Je serai tenté de dire que ce sont les bactéries intestinales qui vivent en nous et qui, littéralement, nous colonisent, qui sont les véritables dominantes sur cette planète. Ce sont elles qui dominent le monde, par leur nombre tout à fait astronomique, autant en terme d’espèces que d’individus.

— Impressionnante remise en perspective de l'être « dominant ».

— En fait, c’est plus qu'édifiant : de toutes les formes de Vie apparues sur Terre depuis trois milliards et huit cents millions d’années, plus de quatre-vingt-dix-neuf pour cent sont tout simplement passés à la trappe. Elles ont été exterminées.

— Il reste tout de même pas mal de survivants. Des millions d'espèces, si je ne m'abuse ?

— Plus de trois millions d’espèces sur Terre, oui, mais c'est infime en comparaison du nombre d'espèces disparues. Et parmi celles qui restent, on compte seulement quarante mille Vertébrés, et parmi elles, une seule a acquis la pensée et la conscience réfléchie. Au final, parmi les milliards de cheminements évolutifs qu’a connus la Vie, tous soumis au hasard implacable de l’environnement, tous ont rigoureusement la même valeur biologique. C’est l’Homme qui, par souci d’orgueil, a privilégié sa propre branche et s’est mis sur son piédestal. Alors que nous ne sommes qu’une infime poussière survivante, aucunement méritante, contingente de ce que l’on peut voir comme une guerre totale... que rien ni personne ne contrôle.

— C'est donc uniquement l'œuvre de la sélection naturelle.

— Exactement.

— Mais comment l'Evolution fonctionne-t-elle ? Les arguments créationnistes sur les mutations aléatoires et létales m'ont paru convaincants...

— Le credo des créationnistes est en effet que les mutations ne peuvent pas avoir un impact suffisamment important pour que l’on puisse « passer » d’une espèce à une autre ou qu’un organe complexe puisse apparaître.

— Et c’est faux ?

— En fait, il est en général vrai qu'une seule mutation ne déborde jamais le cadre de l'espèce, mais il est faux de dire que des milliers de mutations ne puissent franchir l'espace séparant les oiseaux des reptiles. On étudie actuellement les séquences d'ADN de nombreuses espèces et on établit ainsi leurs généalogies sur les bases de leurs programmes génétiques. On parvient à définir le pourcentage d'ADN différent qui sépare certaines espèces.

— Ce qui sert d'horloge moléculaire, entre autres ?

— Tout à fait. Et concernant l’impact prétendument infime des mutations, les assertions créationnistes volent en éclats dès que l’on se penche sur les gènes architectes.

— Les gènes… architectes ?

— Ce sont des gènes très particuliers. Mademoiselle... Savez-vous ce que l’on entend par phénotype ?

— Eh bien... Non ?

— C’est l’ensemble des caractéristiques macroscopiques d’un être vivant – par exemple la couleur de votre peau ou de vos yeux, l’aspect de vos cheveux, etc.

— Je vois. Et donc ?

— Le phénotype est piloté par le génotype, les gènes.

— Ca se résume à ça ? Nous sommes le pur produit de nos gènes ?

— Non, évidemment. L’environnement a parfois son mot à dire et les phénomènes épigénétiques sont encore mal compris, mais bon, passons. On a longtemps cru qu’une légère variation du génotype engendrait une légère variation du phénotype. Et donc qu’une importante modification phénotypique ne pouvait s’expliquer que par une très importante variation génotypique – portant sur plusieurs centaines voire plusieurs milliers de gènes. On imaginait donc qu’il existait une relation plus ou moins linéaire entre variations des gènes et de la morphologie.

— Pourquoi pas, après tout ? Et du coup, il faudrait une modification extrêmement profonde du génome pour créer une nouvelle espèce, non ?

— C'est ce qu'avancent les créationnistes : ces modifications étant aléatoires, ayant peu d'impact et étant généralement nocives, la probabilité de créer une nouvelle espèce serait improbable.

— L’Evolution serait donc impossible ?

— On sait aujourd'hui que c’est faux : des variations lentes des gènes classiques conduisent réellement à l’apparition des espèces. On l'a observé sur les mouches drosophiles en laboratoire. L'Evolution est une réalité, puisqu'elle a été observée par l'expérience. Mais il y a plus fort encore : ces fameux gènes architectes, appelés gènes Hox. Entre le programme génétique et l’être vivant totalement développé, il existe bien évidemment une phase de développement, que l’on appelle « ontogenèse ». Et dans cette phase infernale où des milliers de gènes entrent en action, les gènes Hox jouent, en quelque sorte, le rôle de chef d’orchestre. Ils se fixent sur l’ADN dans les zones de régulation et sont ainsi capables d’activer ou d’inhiber la fabrication des protéines nécessaires à l’ontogenèse. Ils organisent ainsi la répartition spatiale et temporelle des cellules de l’embryon afin de mettre en place les différents axes de composition, notamment les symétries de développement. Leur action est très précisément ordonnée dans le temps. Ce sont eux qui conçoivent les plans d’organisation de l’être vivant. Une très légère variation de ces gènes est responsable de la différenciation fondamentale entre le tube nerveux dorsal des Vertébrés et, chez les Invertébrés,  du tube nerveux… ventral !

— Une simple modification de ces gènes peut faire « passer » le système nerveux de la partie dorsale à la partie ventrale ?

— Tout à fait. La moindre modification d'un seul de ces gènes provoque un impact proprement colossal sur la morphologie. En fait, il faut bien se rendre compte que toutes nos cellules contiennent les mêmes gènes, les mêmes chromosomes.

— Il y a pourtant une grande différence entre mon foie et mon cerveau, fit Abby.

— Très juste. Leur dissemblance n'est donc pas dans leur constitution génétique, mais dans leur développement. Comme je l'ai dit, c'est à ce moment que certains gènes entrent en activité, que d'autres s'arrêtent ou se coordonnent. Le processus mystérieux du développement de l'embryon dépend de la programmation très précise de l'activité des gènes « classiques » via les gènes Hox. Par exemple, pour former une main à partir de l'ébauche embryonnaire d'un membre, des cellules doivent proliférer en certains endroits – les doigts – et mourir à d'autres – l'espace entre les doigts. Le système génétique est, en majeure partie, destiné à cette programmation, et non pas à la détermination de caractéristiques particulières.

— Un changement même mineur au niveau d'un de ces gènes Hox peut donc avoir des conséquences décisives sur l'organisme tout entier ?

— Oui. Petite remarque en passant sur les gènes Hox. Ce sont eux qui ont, pour la première fois, « commandé » aux pattes de certaines créatures préhistoriques de se développer. Les animaux qui en étaient dotés s’en sont d’abord servis comme nageoire. Pas pratique, certes, mais pourquoi pas ? Après tout, on fait avec ce que l'on a, puis l’occasion s’est présentée de sortir de l’eau, avec tous les avantages que cela pouvait amener… C'est ainsi que certains se sont lancés à l’assaut des continents. C’est exactement la même chose pour le poumon, complémentaire aux pattes pour conquérir les terres émergées. On peut donc enfin répondre à la sempiternelle question : est-ce la fonction qui crée l’organe, ou bien l’organe qui crée la fonction ?

— Eh bien…

— Ni l’une, ni l’autre ! C’est l’apparition brutale d’un nouvel organe qui autorise une nouvelle fonction. Ce n’est qu’une autorisation – et rien d’autre – pour se doter d’une nouvelle fonction… si toutefois l’environnement en offre l’opportunité.

— Je vois.

— Ce sont donc ces gènes Hox qui, par un subtil jeu d’activation et d’inhibition, dictent à nos corps comment se développer. Ce sont eux qui nous font passer, alors que nous ne sommes encore qu’un fœtus, par le stade « poisson » où nous avons des branchies.

— Des branchies ? fit Abby en écarquillant les yeux. Vous dites que nous avons des branchies ?

— Incroyable, non ? C’est d’ailleurs là une nouvelle preuve éclatante de la réalité de l’Evolution. Tous les organismes conservent encore quelque part, tapi en eux, le passé évolutif de leur lignée. L’Homme a été un poisson, il y a très longtemps de cela. Et, dans le ventre de notre mère, nous repassons réellement par ce stade. Mais nos gènes architectes dictent à nos branchies de se rétracter et nous acheminent vers notre forme actuelle. Beaucoup de créatures passent par ce développement où l'on voit « défiler » ces formes ancestrales. Ce phénomène est appelé « récapitulation ». Au cours de son développement, l'embryon humain présente tout d'abord des ouvertures de branchies, comme un poisson, puis un cœur à trois compartiments, comme un reptile, et, plus tard encore, une queue de mammifère.

— C'est ahurissant !

— Toujours plus fort : par ce procédé, l’Evolution peut même être réversible. En inhibant certains gènes pendant l’ontogenèse, les gènes architectes peuvent effacer certains caractères acquis et ainsi revenir en arrière pour se sortir d’un « cul de sac » évolutif. Un exemple exagéré : l’Homme pourrait redevenir un poisson si ces gènes Hox stoppaient l’ontogenèse au stade branchial dont nous avons parlé… Cet aspect de l’ontogenèse s’appelle « hétérochronie du développement ».

— L'Evolution est réversible ? Je ne m'y attendais vraiment pas. Encore que... on m'a aussi parlé des pseudogènes.

— Oui, c'est un autre moyen.

— Ivan, euh... passons sur les gènes Hox, je crois avoir saisi. Finissons-en plutôt avec la « singularité » humaine.

— Comme vous voulez, fit-il en s'éclaircissant la voix. Mais c'est lié, vous allez voir. Sans reprendre l'exemple exagéré de l'Homme redevenant un poisson, concentrons-nous simplement sur le nouveau-né humain... et le chimpanzé.

— Le... chimpanzé ? répéta Abby avec de grands yeux ronds.

— Tout à fait. Car, la seule différence entre l'Homme et le chimpanzé se situe au niveau du mode de croissance piloté par les gènes architectes. Passons sur les quelques remaniements chromosomiques qui nous séparent à peine, enfin, si, mais là n'est pas l'essentiel. Souvenons-nous surtout que nous avons plus de quatre-vingt-dix-huit pour cent de patrimoine génétique commun. De ce point de vue, pratiquement rien ne nous sépare des chimpanzés. En fait, nous sommes des chimpanzés.

— Vous plaisantez ?

— Nous ne sommes pas véritablement des chimpanzés, bien sûr, concéda Ivan. Mais vous devez savoir qu'Homo sapiens est une espèce fondamentalement néoténique.  En fait, nous sommes issus d'ancêtres simiesques dont les rythmes de développement ont tout simplement été drastiquement ralentis. Par rapport aux primates, notre rythme ontogénétique nous confère des proportions et des modes de croissance que l'on est bien obligé de qualifier de juvéniles.

Ivan fit une petite pause avant de reprendre :

— Abby, l'Homme n'est rien d'autre qu'un primate retardé.

— Retardé ? s'étouffa Abby.

— Les gènes architectes, Abby. Ils ont muté. Ils ont ralenti le développement de notre ancêtre primate, que nous avons en commun avec le chimpanzé. Et nous ne sommes que le fruit de ce ralentissement.

— Mais enfin, il n'y a qu'à regarder ! Nous sommes très différents du chimpanzé, intervint Dimitri.

Abby acquiesça en silence. Ivan reprit :

— Si vous regardez un homme et un chimpanzé adultes, oui. Mais si maintenant vous regardez un nouveau-né humain aux côtés d'un nouveau-né chimpanzé, vous serez stupéfaits de voir toutes ces différences s'estomper. A la naissance, hormis la pilosité, nouveaux nés humains et chimpanzés sont extrêmement semblables. Ce n'est qu'après, puisque les chimpanzés se développent plus vite et nous laissent à la traîne, qu'apparaissent toutes ces différences observées entre les adultes.

— Ca ne peut pas être aussi simple. Nous sommes bien supérieurs aux chimpanzés, voyons ! fit Abby avec tous les signes apparents du déni.

— Encore et toujours la même confusion entre évolution et progrès, releva tristement Ivan. Abby, l'un n'est pas synonyme de l'autre. Tout comme un gros cerveau n'implique pas l'intelligence, un plus haut degré d'évolution n'implique pas un plus grand progrès.

— Poursuivez, fit-elle.

— Ne soyez pas choquée. Certes, la taille de l'homme in utero dépasse celle de tous les primates, mais la maturité de notre squelette est bien moindre. Les doigts et les extrémités des os longs ne sont encore cartilagineux à la naissance que chez les êtres humains. La fontanelle est étendue chez l'enfant humain et les jointures entre les os du crâne ne se ferment définitivement que bien après qu'il ait atteint l'âge adulte. Le cerveau peut ainsi poursuivre son développement postnatal, alors que chez la plupart des autres mammifères le cerveau est presque complet à la naissance et le crâne entièrement ossifié.

— C'est à ce point ?

— Oui. L'évolution des primates montre que ceux-ci vivent de plus en plus longtemps et arrivent à maturité de plus en plus tard. Chez l'Homme, c'est encore plus spectaculaire : nos organes poursuivent leur croissance longtemps après que celle-ci ait cessé chez les primates. A la naissance, le cerveau du macaque représente soixante-trois pour cent de sa taille définitive, celui du chimpanzé quarante et un pour cent et le nôtre... vingt-trois pour cent seulement ! Abby, en comparaison aux autres primates, nous grandissons et nous nous développons à la vitesse de l'escargot. Nous passons près de trente pour cent de notre existence à grandir. Si notre gestation était aussi ralentie que notre croissance, nous resterions entre sept et huit mois de plus in utero. Pourtant, notre période de gestation est à peine plus longue que celle du gorille ou du chimpanzé. Ceci pour d'évidentes raisons mécaniques : nous sommes trop gros pour rester plus longtemps.

— Je...

— C'est difficile à accepter, je sais. Mais nous avons reculé et nous nous sommes laissés distancer par les chimpanzés. En fait, nous ne parviendrons jamais à combler notre retard sur les primates. Adulte, nous conservons les caractéristiques de jeunesse de nos ancêtres macaques. Le ralentissement est un des éléments de base de l'évolution humaine.

— Nous sommes donc néoténiques, répéta Abby pour elle-même.

— Autre exemple de cette réalité : chez la plupart des primates, le gros orteil est semblable au nôtre à la naissance, à savoir qu'il n'est pas opposable aux autres orteils. Mais en grandissant, il opère chez les primates une rotation et devient opposable, assurant une préhension efficace. Chez l'Homme, la conservation de la caractéristique juvénile non opposable favorise la marche et la station debout.

— Nous ne réduisons tout de même pas à ça ? fit Abby, presque déçue. A un gros orteil resté à plat ?

— Non, bien sûr, toutes nos caractéristiques ne subissent pas ce ralentissement, comme la longueur de nos jambes, et celles qui y sont soumises ne le sont pas toutes dans les mêmes proportions. Les organes évoluent séparément. C'est ce que l'on appelle l'évolution en « mosaïque ». En fait, notre croissance ne cesse pas, mais elle est si terriblement lente que notre mort survient bien avant que le stade primate juvénile ne puisse être dépassé.

— En somme, l'Homme n'est qu'un fœtus de primate, adulte uniquement sur le plan sexuel.

— C'est joliment résumé, concéda Ivan.

— Merci, fit Abby avec une moue un peu contrainte.

— Un grand nombre de caractéristiques simiesques existent donc chez nous à l'état latent. Elles n'attendent que la disparition des forces responsables de ce ralentissement pour réapparaître. Stephen Jay Gould fut particulièrement cinglant à cet égard.

— C'est-à-dire ?

— Il a dit, en substance, que toute cette histoire était finalement une bien « fâcheuse situation pour la perle rare de la Création ! Un singe dont le développement est stoppé, et qui ne détient l'étincelle divine que grâce à un frein chimique agissant sur son développement hormonal !»

— On se sent tellement... ridicule, fit Abby.

— Oh, non, il ne faut pas. Cet état de fait, qui semble peu enviable au premier abord, est en fait notre véritable identité... et notre véritable force !

— Excusez-moi, mais je ne vois vraiment pas en quoi être un chimpanzé attardé pourrait être un point positif, rejeta Abby.

— Vous avez vous-même dit que nous étions bien supérieurs aux chimpanzés. Même si le terme « supérieur » ne signifie pas grand-chose, il est incontestable que ce ralentissement est l'origine de nos spécificités.

— Eh bien, éclairez-moi parce que je me sens vraiment perdue, souffla Abby.

— Vous devez juste comprendre que le Savoir a chez nous une importance déterminante. Nous ne sommes pas particulièrement forts. Nous ne sommes pas non plus particulièrement rapides, ni même agiles. Ajoutez à cela que nous nous reproduisons incroyablement lentement.

— C'est bien ce que je dis : vu comme ça, l'Homme n'est vraiment pas très reluisant.

— Effectivement. Mais nous sommes avantagés parce que notre cerveau est capable d'apprendre. Nous sommes des prédateurs, Abby. Nous naissons avec un cerveau énorme et absolument pas terminé à la naissance, nous sommes donc totalement dépendants des liens sociaux, tandis que les proies, elles, sont opérationnelles immédiatement à leur naissance.

— Je ne vous suis pas.

— Mais si ! Le poulain est ce que l'on appelle une proie. Et il est capable de galoper quelques heures à peine après être venu au monde.

— C'est vrai, mais... pourquoi ? Quelle importance ? Pourquoi le poulain le peut-il, et pas nous ? Si même les chevaux s'y mettent...

— C'est pourtant évident : le poulain est immédiatement apte à courir pour pouvoir fuir devant les prédateurs ! Mais il n'est pas capable d'apprendre. Tandis que nous, nous n'avons pas de prédateurs. Nous sommes les prédateurs. Aucune réelle menace ne pèse sur nous, qu'importe donc si nous naissons vulnérables. C'est au contraire notre force, avec notre énorme cerveau en construction, véritable éponge à savoir. Non terminés, nous bénéficions de toute l'interactivité du monde pour nous éduquer. Ce qui est infiniment plus riche que l'espace sombre et confiné d'un utérus.

— Je comprends mieux : le prolongement biologique de notre enfance favorise le lien social. Et donc l'acquisition du Savoir. Mais vous êtes en train de me dire que l'apparition de la société, du langage et de la civilisation ne tient finalement qu'à ça : le ralentissement de notre croissance !?

— Tout à fait, asséna Ivan. La Civilisation n'a été rendue possible que parce que nous sommes des primates attardés.

— Mais nous avons su en tirer parti.

— Oui, car le ralentissement nous a fait nous relever. L'accroissement de l'intelligence est, dans une large mesure, dû aux possibilités innombrables liées à la libération des mains. Cette libération favorise en effet la manipulation, la création d'armes et d'outils, et vient à la rescousse du langage et de l'expression. C'est ce qu'a voulu résumer Lorenz Oken : « La liberté du corps entraîne la liberté de l'esprit ». Ce cher Sigmund Freud a, quant à lui, une explication un peu plus...

—... sexuelle ? fit Abby avec un sourire.

— Bien évidemment, répondit Ivan en lui retournant son sourire et en se resservant une petite vodka. Selon Freud, une fois relevé, l'Homme aurait favorisé la vue à l'odorat, et serait ainsi devenu continuellement excité par la vue de la femelle, plutôt que simplement excité à intervalles réguliers par les odeurs cycliques des chaleurs. En aurait résulté une disponibilité tout aussi continuelle de cette dernière. Les êtres humains seraient ainsi devenus sexuellement actifs à tout moment. C'est cette sexualité permanente qui aurait créé les liens familiaux et rendu possible la Civilisation. Les animaux, quant à eux, avec leur reproduction cyclique, ne pourraient créer de structures familiales stables. Ce qui fit dire à Freud que la Civilisation serait « née quand l'Homme a adopté la posture debout ».

— Un peu tordu, lâcha Abby.

— Oui, mais probablement assez vrai, fit Ivan avec un haussement d'épaules. Vous savez, l'étude du comportement humain est extrêmement intéressante. Et même très probante dans le cas de la théorie de l'Evolution.

— Vous voulez dire que notre comportement donne des indices sur l'histoire de notre évolution ?

— Evidemment ! Vous avez déjà vu un homme en colère ?

— Bien sûr. Et alors ?

— Sous l'emprise de la colère, nous grondons et nous relevons la lèvre supérieure. Comme pour découvrir des canines de combat... qui n'existent plus. Cela ne peut se comprendre que si l'Homme a auparavant existé dans un état « inférieur », proche des animaux d'aujourd'hui. A une époque où il possédait encore des canines. Je ne vais pas m'appesantir sur le sujet, mais il y a tout un tas d'autres exemples.

— Pertinent, en effet, le coup des canines fantômes fit Abby avec un sourire.

— Je vois que vous encaissez assez bien votre nouvelle condition de singe attardé... Je vais maintenant vous dire une petite chose qui devrait vous faire encore plus plaisir.

— Ah oui ? fit-elle, l'air réellement surpris. Je ne vois pas bien ce qui pourrait me faire plaisir, alors que vous venez de m'expliquer que je ne suis qu'un jeune macaque attardé et obsédé sexuel...

— Et pourtant ! L'Homme de la Civilisation urbaine, avec sa grosse tête, son visage délicat et ses os fins, est de plus en plus proche de la Femme. Non seulement par la taille de son cerveau, mais aussi par la largeur de son bassin, l'homme moderne s'engage sur un chemin déjà suivi par la femme. Car la femme est plus infantile que l'homme. Vous voyez où je veux en venir.

— Je crois que oui...

— La néoténie a permis à l'homme de dominer le singe, et cette même néoténie suggère que c'est la femme qui domine le monde.

— Joli ! Ca fait toujours plaisir, en effet, fit-elle avec un regard pour Dimitri qui, lui, n'était pas du tout d'accord, arguant en agitant ses pectoraux musclés qu'il ne se trouvait pas efféminé du tout.

Il y eut un silence, puis ils explosèrent de rire.

— Mais oublions la perfection purement humaine. Il s'agit en fait d'une attitude générale.

— Comment cela, une attitude générale ?

— Eh bien, voyez-vous, la singularité plaît aux créationnistes. Ils aiment à penser que tous les animaux ont été créés tel quel, parfaitement adaptés, sublimement achevés. La perfection des organismes a longtemps été l'argument favori des créationnistes qui voyaient dans cet art l'invention directe d'un architecte divin. Une aile d'oiseau, en tant que merveille d'aérodynamisme, pourrait avoir été créée exactement comme nous la trouvons aujourd'hui. Mais à y regarder de plus près, ces animaux si parfaits ne sont pas si nombreux. On dénombre au contraire une quantité incroyable d'animaux curieux, étranges, pour ne pas dire bricolés ou carrément mal fichus. Mais qui fonctionnent, étonnamment.

— Et pour vous, ces bricolages sont la preuve de l'Evolution ?

— Evidemment ! Un Dieu censé n'aurait jamais emprunté les chemins qu'un processus naturel, sous la contrainte de l'environnement, se voit obligé de suivre. Personne n'a compris cela mieux que Darwin. Juste un exemple : il existe une orchidée assez spéciale, qui est capable de piéger les insectes volants en ne leur offrant qu'une seule échappatoire, dans laquelle ils seront obligés de se tartiner du pollen des pieds à la tête. N'est-ce pas là un moyen amusant de se reproduire pour l'orchidée, que de badigeonner une autre espèce de sa semence ?

— C'est astucieux, en tout cas.

— Certes, mais en y regardant de plus près, tout le système est d'une rusticité incroyable. Il ne s'agit que d'une variation extrêmement bancale d'une orchidée classique. Si Dieu n'avait créé que de magnifiques machines pour donner une image de sa sagesse et de son génie, il n'aurait certainement pas utilisé toute une série d'organes ordinairement destinés à d'autres buts. Ces orchidées n'ont pas été fabriquées par un ingénieur idéal ; elles ont été conçues à l'aide d'un nombre limité d'éléments disponibles.

— Elles sont donc les descendantes d'autres fleurs ordinaires.

— Voilà. Dans le même genre, pourquoi un fœtus de baleine porterait-il des dents dans le ventre de sa mère, pour les résorber plus tard au cours de son existence et passer toute sa vie à tamiser du krill à travers son filtre à fanons… si ce n'est parce que ses ancêtres ont possédé des dents fonctionnelles et que celles-ci apparaissent maintenant comme un vestige pendant une phase du développement durant laquelle elles ne peuvent causer de dommages ? C'est la réalité de l'Evolution. Tout ce qui est inutile, étrange, déplacé ou incongru est la preuve que le monde n'a pas été créé dans sa forme actuelle. Aucune preuve de l'Evolution ne plaisait autant à Darwin que la présence dans presque tous les organismes de ces structures rudimentaires ou atrophiées, « organes dans ce curieux état, marqué du sceau de l'inutilité », comme il disait. Il s'agit de morceaux d'anatomie sans utilité, vestiges d'organes jadis fonctionnels chez leurs ancêtres. A part quelques rares animaux tels le goéland qui vole parfaitement ou le requin blanc qui est une machine à tuer hyper efficace, la perfection n'existe pas dans la nature. En fait, la nature est un excellent bricoleur, pas un artisan divin. Mais les créationnistes ne se démontent pas. Ils invoquent alors le problème de la « multi-perfection ».

— La multi-perfection ? C'est-à-dire ?

— Eh bien, la seule chose qui soit plus difficile à expliquer que la perfection elle-même, c'est... la perfection, mais répétée chez des animaux très différents.

— Par exemple ?

— Regardez les mammifères marins : ils se dotent des mêmes systèmes de propulsion que les poissons. La chauve-souris et les ptérosaures qui volent comme les oiseaux, ou tout au moins qui s'y essaient. Regardez le loup, mammifère canin qui ressemble à s'y méprendre au thylacine, le fameux « loup de Tasmanie », alors que celui-ci est en réalité plus proche du kangourou et du koala que du chien.

— Le koala ?

— Amusant, non ? Dans cette optique, le fait que des organismes différents convergent à plusieurs reprises vers les mêmes solutions semble indiquer que certaines directions du changement sont préétablies.

— Vous voulez dire que ces organismes ne sont pas le simple produit de la sélection naturelle ?

— Eh bien, vue comme ça, l'Evolution semble avoir un sens. Difficile en effet de croire que la Vie, produite par le hasard, soit capable de converger plusieurs fois vers les mêmes solutions. Et pourtant. La raison fondamentale d'une aussi forte convergence réside simplement dans le fait que certains modes de vie imposent des critères terriblement exigeants. Un ingénieur le comprend très vite : les lois de la physique étant les mêmes pour tout le monde, si l'on veut voler ou nager, il n'y a pas trente-six mille solutions. Il n'y en a que quelques-unes, qui se comptent sur les doigts de la main. Pour voler, on peut essayer le vol plané, battre des ailes ou essayer un mouvement tournoyant comme l'hélicoptère. Il n'est donc pas étonnant de voir des os similairement creux chez les ptérosaures et les oiseaux. Le vol est une fonction si exigeante qu'une seule solution existe, ou presque. Le milieu de l'ingénierie le démontre très bien. La concurrence entre Boeing et Airbus est par exemple si féroce que les deux constructeurs doivent à tout prix proposer la meilleure technologie possible au moindre coût. Et qu'est-ce qui ressemble plus à un Boeing qu'un Airbus ? Rien. Même géométrie, même profilé, même configuration avec les ailes sous la cabine et les réacteurs sous les ailes, alors qu'on pourrait imaginer un tas d'autres configurations. Regardez les avions de combat Rafale et Eurofighter, développés séparément. Ils étaient conçus pour des missions sensiblement équivalentes et étaient calibrés sur le même coût unitaire. Au final, les deux avions se ressemblent comme deux gouttes d'eau. C'est à peine si le Rafale offre des angles plus adoucis. Regardez aussi le Concorde et son concurrent, le Tupolev-144, que nous autres soviétiques avions développé dans les années 1960. Bon, d'accord, il est aujourd'hui prouvé que nous avions triché en volant quelques plans, mais le résultat est éloquent : il s'agit à quelques boulons près des mêmes avions. Vous comprenez ?

— Ca me semble assez clair, oui. Lorsqu'une forme de vie développe une fonction exigeante, il n'existe que quelques solutions, qu'il est normal de retrouver chez plusieurs espèces, même très différentes.

— Exactement. Ces convergences sont simplement les solutions optimales répondant à des problèmes communs. Elles ont été sélectionnées à plusieurs reprises dans des groupes distincts, car il s'agit de la meilleure voie, et souvent la seule, menant à l'adaptation.

— Je vois, fit Abby, les yeux dans le vague, quelque peu assommée par cette débauche d'informations.

— Mais au fait... souffla Ivan.

— Qu'y a-t-il ? releva Abby en se frottant les yeux. Elle était vraiment en train de fatiguer.

— Eh bien, c'est idiot, mais je me rends compte que je n’ai même pas encore mentionné l’argument ultime, celui qui impose définitivement l’Evolution et qui finit de démonter les thèses créationnistes.

— A la bonne heure ! Et quel est donc cet argument ultime ?

— L’universalité du langage génétique. On a parlé des gènes, Hox et autres, et on a vu comment, via les mutations, ils engendraient l’Evolution. Mais peu importe les mécanismes évolutifs, au fond. Le seul fait que l’on retrouve ces mêmes gènes chez toutes les formes du Vivant, aux subtiles variations près, implique forcément que toutes les créatures dérivent d’un ancêtre commun. Le seul fait que l’ADN et l’ARN soit le même pour tous, que chez tout un chacun les enchaînements des paires de bases G, A, T ou U et C entraînent la création des mêmes protéines, le seul fait que chaque être vivant « parle » le même langage génétique, tout ça implique forcément que toute créature vivante descend d’un même ancêtre. C’est tout simplement l’Evolution dans toute sa splendeur que l’ADN révèle.

—… et l’œil ? se souvint Abby après un silence. Il me paraît difficile d’imaginer qu’il ait pu apparaître au hasard.

— Ah. Oui. L’œil. Encore un de leur classique ! Un organe censément « trop complexe » pour apparaître. Mais, là encore, c’est faux. On a dû vous dire qu’il aurait dû apparaître d’un seul coup pour se révéler avantageux, autrement il aurait disparu.

— En gros, oui. Une machine aussi complexe peut difficilement surgir au hasard du néant.

— L’œil est apparu par gradation. D’abord, quelques cellules photosensibles apparaissent. Des mutations très simples le permettent. On les connaît. Et puis, imaginez un peu : un être sensible, même faiblement, à la lumière. La lumière ! Cette chose formidable, cette source d’énergie, cette sensation douce et chaude ! Alors que tout le monde patauge dans les ténèbres ! C’est fantastique ! Un prédateur surgit, même si vous le voyez extrêmement mal, même si votre cerveau ne perçoit qu'une vague zone d'ombre, cela peut suffire pour que le réflexe de peur vous commande de fuir. C'est immédiat : vous êtes sauvés. Ainsi se fait la sélection. Etre capable de prendre la fuite, n'est-ce pas un avantage évolutif certain ? 

— Acquis par une simple peau vaguement photosensible ? fit Abby, circonspecte.

— Nul besoin de voir en 3D ultra fluide et en couleurs. Un simple aperçu, même furtif, de celui qui vous prend en chasse peut vous aider à vous sauver. L'œil est ainsi apparu par gradation, chaque perfectionnement, même simple, étant un avantage évident. Et puis il existe encore d’autres types de gènes, dits pléiotropiques, qui contrôlent chacun plusieurs centaines de caractères. De quoi, avec très peu de mutations, engendrer des modifications considérables de la morphologie. Dès lors, c’est toute la soi-disant improbabilité d’apparition d’organes complexes qui s’effondre, qui se liquéfie, et qui n’apparaît plus que comme un gigantesque non-sens, véritable propagande des assertions créationnistes. Abby, il y a bien une raison, après tout, à notre présence ici-bas. Mais cette raison se trouve dans les mécanismes de fabrication plutôt que dans une volonté divine.

— Je vois. Mais le conférencier a aussi parlé de lois physiques et d’une histoire de thermodynamique… D’une contradiction entre principes physiques et apparition du Vivant. Non ?

— Nous y voici. Le fameux « Second Principe de la Thermodynamique ». Le sujet mérite en effet que l’on y revienne. La Thermodynamique est une science complexe, mais cela n'empêche pas que cet argument créationniste soit tout simplement une erreur monumentale que n’importe quel étudiant en première année de physique devrait savoir débusquer. En fait, l’énoncé a été tronqué et, du coup, il ne veut plus rien dire. La réalité est que l’entropie d’un système fermé ne peut en effet que croître ou rester constante. Je répète : un système fermé. Cette petite précision, bien évidemment largement occultée, change tout. Car il n’existe, en physique, aucun autre système fermé que l’Univers lui-même dans sa totalité. Si l’on considère l’Univers, en effet, son entropie ne peut que croître ou rester constante. Mais la Terre n’est qu’un sous-système de l’Univers, avec lequel elle est en échange permanent, aussi bien en termes de matière que d’énergie. Ce n’est absolument pas un système fermé. Dès lors, aucune loi physique n’interdit que l’entropie puisse localement diminuer. C’est d'ailleurs ce qu’il se passe à chaque instant. Lorsque l’eau gèle, son entropie diminue. Cela se fait, bien sûr, au détriment de son environnement immédiat, dont l’entropie augmente plus que celle de l’eau ne diminue.

— Globalement, donc, l’entropie augmente.

— Mais elle peut diminuer en certains endroits et n’est donc absolument pas un obstacle à l’apparition de la Vie. Là encore, tout n’est que vaste fumisterie. Ecoutez-moi bien, mademoiselle. Je suis religieux. Pas catholique. Je suis orthodoxe. Mais je n’adhère pas à ces… conneries.

Abby ne voulait pas déraper sur ces croyances personnelles. Elle décida d’emmener Ivan dans une autre direction.

— Le conférencier a aussi parlé de strates de fossiles. Et c’est vrai qu’il est difficile d’y voir une gradation continue de l’Evolution, tant les formes vivantes semblent y progresser par sauts, qu'avez-vous à dire à ce sujet ?

— De prime abord, cet argument créationniste est en effet assez convaincant. Mais il ne tient pas. On a effectivement l’impression de voir surgir de ces strates des formes de vie très différentes les unes des autres, sans les moindres formes intermédiaires. Mais là encore, c’est faux. Ce conférencier vous a bien évidemment montré les cas les plus spectaculaires, mais je vous assure qu’une gradation apparaît clairement dans d’autres dépôts stratigraphiques. De plus, n’oubliez pas que ces strates ne sont que des instantanés, des « photos » du Vivant, mais qu’entre ces photos, la Vie continue. Tout simplement. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas eu de phases de dépôts ou de catastrophes que les formes de vie n’ont pas évolué.

— Oui, j'imagine bien que la Vie n’attend pas que quelque chose l’ensevelisse et la fossilise pour évoluer.

— L'explication est là : ce sont les périodes de dépôt elles-mêmes qui sont discontinues, et en aucun cas ce qu’elles ont entraîné avec elles ! Il faut d’abord comparer vitesse de dépôt et vitesse d’évolution avant de faire des conclusions hâtives. Comme le disait si bien Thomas Henry Huxley, l'Evolution peut se produire si rapidement que le lent et capricieux processus de sédimentation ne l'a que très rarement prise sur le fait.

— Je crois que je saisis.

— Et puis il y a une autre explication complémentaire : l’Evolution elle-même n’a aucune raison d’être continue ou, tout au moins, de s’effectuer à vitesse constante.

— Vous voulez dire qu'elle peut accélérer ?

— Bien sûr, pourquoi pas ? Lors d’une situation de crise, l’environnement se fait beaucoup plus pressant, beaucoup plus sélectif.

— Et je suppose que dans ces conditions, la moindre mutation avantageuse se répand comme une traînée de poudre.

— Dans des milieux particulièrement agressifs, radioactifs par exemple, non seulement la sélection se fait plus pressante, mais en plus les mutations s’accélèrent ! Mais il ne faut pas croire que la Vie a conscience de l'agressivité de son environnement.

— C’est cette « agressivité » elle-même qui provoque les mutations, comme des radiations cosmiques ?

— Tout à fait. Les radiations peuvent être de véritables catalyseurs des mutations et donc de l’Evolution. C’est là la théorie dite des « équilibres ponctués », formulée par votre illustre compatriote Stephen Jay Gould, en 1972.

— Les « équilibres ponctués » ? Qu'est-ce que c'est encore que cette histoire ?

— Comme je vous l’ai dit, l’Evolution n’a aucune raison d’être stable dans le temps. Des périodes de crise peuvent succéder à des périodes de non-crise, et inversement. Le résultat est une vitesse d’évolution variable. C’est aussi simple que ça. Et cela suffit à expliquer ces fameuses variations brutales des formes de vie dans les strates fossiles. Les créationnistes prennent Darwin au mot, concernant la vitesse de l'Evolution. Car Darwin était effectivement persuadé que l'Evolution ne pouvait qu'être lente, graduelle et continue. Linné disait : « Natura non facit saltum ».

— La Nature ne fait pas de saut...

— Correct ! Et Darwin en était réellement persuadé. On sait aujourd'hui qu'il avait tort, preuve en est : la réalité des équilibres ponctués. D'ailleurs, Thomas Henry Huxley, grand défenseur de Darwin, et plus clairvoyant que lui sur ce coup là, l'avait mis en garde dès le début en lui disant : « Vous vous êtes encombré d'une difficulté inutile en adoptant le Natura non facit saltum sans la moindre réserve ». Mais vu que l'Evolution ne fonctionne pas graduellement, et qu'elle est effectivement capable de faire des « sauts », toutes les attaques créationnistes ne sont que des coups de glaive dans l'eau. Les répartitions brutales des fossiles dans les strates ne sont pas la preuve d'une quelconque Création divine, ils ne sont que le reflet normal des équilibres ponctués, maladroitement piégés par des sédiments capricieux.

— Dites-donc, ce Stephen Jay Gould a eu une sacrée influence avec ses équilibres ponctués...

— Gould ? Oui ! C'est un des plus grands évolutionnistes qui aient existé. Dommage qu'il nous ait déjà quitté. C'était en 2002... Toujours est-il que nous autres, scientifiques de l'ex-URSS, avons toujours été partisans de cette théorie.

— Ah oui ? fit Abby, curieuse d'en savoir plus sur les moyens d'apprentissage en URSS.

— Tout à fait, reprit Ivan. Je me souviens qu'ici, du temps de l'Union soviétique, les scientifiques recevaient une formation pour laquelle la philosophie du changement est très différente du gradualisme darwinien. Nous étudiions des lois du Vivant qui font explicitement référence à la notion de ponctuation. Elles supposent que le changement se produit par « grands sauts », suivant une lente accumulation de tensions auxquelles les systèmes résistent jusqu'au moment où ils atteignent, en quelque sorte, le point de rupture. Un de mes professeurs m'en avait parlé à l'aide d'une élégante analogie, dont je me souviendrai toujours : « Faites chauffer de l'eau et elle finira par bouillir ».

— Les paléontologistes russes ont donc toujours été partisans de la théorie des équilibres ponctués ?

— Oui, même si nous n'utilisions par ce terme précis. Pour nous, c'était naturel. De ce point de vue, nous étions même clairement en avance sur notre temps.

— Bien, tout ça est vraiment intéressant, mais... si l'Evolution est à ce point inconstante dans le temps, comment peut-on parler d'horloge moléculaire ? Je veux dire,  l'instabilité de l'Evolution et donc des mutations doit complètement fausser les données, non ?

— Excellente remarque, ma chère fit Ivan avec des yeux perçants. Pourtant, lorsque l'on connaît avec certitude la date de divergence de deux espèces, par des moyens de datation isotopiques classiques et que l'on connaît les génomes des deux espèces en question, le tout se corrèle parfaitement.

— Alors, il y a un problème, conclut Abby. Soit, l'Evolution est constante, soit... Je ne sais pas, mais il y a quelque chose qui ne colle pas, non ?

— Vous êtes d'une clairvoyance étonnante, mademoiselle, fit Ivan avec un petit rire admiratif. Cette régularité est en effet très surprenante pour les darwiniens. Comme je l'ai dit, l'Evolution n'a a priori aucune raison de sélectionner à une vitesse constante. Les catastrophes naturelles par exemple, comme la chute d'un météore, sont tout sauf constantes. Mais on peut penser que ces irrégularités sont justement tellement violentes qu'elles sont lissées dans le temps. Elles créent des « pics » tellement locaux, tellement restreints, que si on les regarde d'assez loin, ils disparaissent purement et simplement, gommés par l'immensité du temps. Là encore, on ne fait que retrouver la théorie des équilibres ponctués. Tout se recoupe. Tout se tient parfaitement. Mais la régularité est peut-être aussi simplement le reflet de la succession fortuite de ce que l'on appelle les mutations neutres. Les mutations les plus importantes, celles qui font évoluer les espèces, sont finalement assez minimes en termes de quantité de matériel génétique affecté. Repensez simplement aux mutations Hox, minimes et pourtant déterminantes. Ce sont ces mutations et elles seules qui sont sélectionnées, parfois extrêmement brutalement, mais on les voit très peu, noyées dans le temps et les mutations neutres, constantes, qui s'enchaînent les unes à la suite des autres. L'horloge moléculaire est vraiment fiable, ma chère.

— Très bien, passons à autre chose, si vous le voulez bien ? J'ai tellement de questions à vous poser...

— Faites-donc, je suis là pour ça, fit-il en sirotant sa énième vodka.

— Vous parliez de procès tout à l’heure. Quels procès ? Qu’en est-il vraiment ?

— Mademoiselle… Vous êtes bien américaine ?

— Oui, c’est exact. Pourquoi ?

— Et vous n’êtes pas au courant ?

— Non. Enfin, si, je sais qu’il y a effectivement eu des procès, mais je n’en connais ni la réelle teneur, ni la portée.

— Les Etats-Unis sont un pays où le sentiment religieux est très fort. Et en même temps, vous êtes une nation éminemment scientifique. Il n’est donc pas étonnant que ce soit chez vous que l’on trouve le plus de créationnistes, ces pseudo hommes de sciences qui tentent d’imposer leur foi en trompant les gens. Et ils ont du pouvoir. Beaucoup de pouvoir.

— Vraiment ? Du pouvoir ? fit Abby, étonnée.

— Dans le sud de votre pays, un courant de pensée créationniste s’est fortement ancré. A tel point qu’une partie du sud agricole des Etats-Unis s’est récemment vue attribuer l’amusant sobriquet de Bible Belt. Vous savez, votre manie ridicule de vouloir voir des Belt absolument partout, de la Sun Belt à la Rust Belt en passant par la Manufacturing Belt – alors que certaines de ces zones n’ont strictement rien à voir, en termes de topologie, avec une Belt.

— C’est vrai, on tombe parfois dans l’excès, concéda Abby avec un sourire désolé.

— Parfois ? Bel euphémisme ! Enfin, revenons-en à nos créationnistes. Il se trouve, continua Ivan, que votre pays est tellement libéral que certains en sont venus à remettre en cause l’enseignement de la théorie de l’Evolution dans les écoles. Il y a même eu des procès visant à supprimer toute évocation de l’Evolution !

— Je n’ai jamais rien vécu de tel…

— Et pourtant ! Dès 1925, un jeune professeur, John Mikhaïl Scopes, est inculpé puis jugé pour avoir enseigné les lois de l’évolution ! Celles-ci avaient en effet été interdites l’année précédente, en 1924. On était tombé dans un n’importe quoi profondément dramatique. Heureusement, Scopes remporta son procès et n’eut qu’une faible amende à payer. Mais ce n’était pas fini. En 1926, le Mississippi interdit aussi que l’on enseigne les lois de l’évolution. En 1928, c’est au tour de l’Arkansas. Heureusement, même si très tardivement, la Cour Suprême annule ces décisions en 1968. Mais en 1981, le président Ronald Reagan déclare : « L’évolutionnisme est seulement une théorie, et cette théorie que la communauté scientifique pensait infaillible ne l’est plus autant qu’autrefois. Si l’on se résout malgré tout à l’enseigner dans les écoles, le récit biblique doit l’être également ». C’est proprement consternant. Mais cela permet à l’Arkansas de revenir à la charge en cette année 1981. Et avec une douzaine d’autres Etats, les lois n’autorisent plus l’enseignement de l’évolution qu’à titre d’hypothèse. Ce qui, avouons-le, est vrai. L’Evolution, au fond, n’est effectivement qu’une hypothèse. Mais ces mêmes lois stipulent aussi et surtout que le récit biblique est tout autant une théorie scientifique. Et là, on tombe dans le grand n’importe quoi. A tel point, fort heureusement, que la Cour Suprême revient mettre les points sur les i l’année suivante en annulant ces lois en 1982. En 1987, ce sont même toutes les thèses créationnistes qui sont interdites, car jugées anticonstitutionnelles. Mais les antiévolutionnistes ne lâchent pas l’affaire aussi facilement. Résignés, ils tolèrent les faits liés à l’évolution, dans le but de contourner les lois et de ne plus apparaître comme des religieux déguisés en scientifiques. Ils acceptent les faits, mais les réinterprètent dans un but strictement finaliste : l’Evolution aurait, selon eux, un sens. Voulu par Dieu lui-même. En 1999, pour sa campagne présidentielle, le futur président George W. Bush promet que, s’il est élu, le récit de la Genèse sera enseigné au même titre que la théorie de l’Evolution. En 2005, le Kansas vote pour que des théories alternatives puissent être enseignées. Ben voyons. Et aujourd’hui, si la Cour Suprême est plus vigilante que jamais, les créationnistes déploient des trésors d’ingéniosité pour s’imposer. Dans une vingtaine d’Etats, ils ont tellement de pouvoir que certains professeurs hésitent à enseigner les lois de l’Evolution sous la pression de parents d’élèves créationnistes siégeant aux conseils des écoles. De plus en plus de pseudo scientifiques, qui mettent en avant leur statut de « chercheurs » universitaires, publient des essais et organisent des conférences. Ils se cachent derrière des titres ronflants : « Docteur en Chimie », « Ingénieur en Matériaux », etc. Ils se font passer pour de vrais scientifiques. Soutenus par la droite conservatrice au pouvoir, ils font leur trou. Ils travestissent la théorie de l’Evolution pour la détourner dans leur but strictement finaliste de la conscience divine. Et c’est encore plus dangereux. Autant les créationnistes purs sont vite démasqués et n’ont qu’un faible pouvoir de persuasion, autant ces nouveaux créationnistes-là sèment vraiment le doute et le trouble dans leur sillage. Ce qu’ils font est réellement malsain. Les Australiens sont aussi très forts dans leur genre. En 1980, l’Etat du Queensland avait autorisé l’enseignement du créationnisme en tant qu’hypothèse scientifique concurrente de l’évolutionnisme, bien que la preuve de la totale ineptie de la chose eut été démontrée après un procès marathon de six ans. Le monde est en train de devenir cinglé. Et ce n’est pas prêt de s’arranger. Car l’Eglise revient en force dans les esprits. En 1996, le Pape Jean-Paul II avait fini par reconnaître – enfin ! –, au nom de l’Eglise, que la théorie de Darwin était « plus qu’une hypothèse ». Mais son successeur, le Pape Benoît XVI, biaise de nouveau les données. Il s’amuse à brouiller les cartes. Il déclare que l’Homme est « le fruit d’une pensée de Dieu », ce qui est tout à fait normal pour un homme de Foi, mais là où sa démarche est malsaine c’est qu’il affirme, dès son sermon inaugural, que « nous ne sommes pas un produit accidentel, privé de sens, de l’Evolution ». Ce faisant, il mélange de nouveau Science et Religion. Quelques mois après son élection, il réunit à huis clos des philosophes, des scientifiques et des théologiens pour un colloque qui ne fut rien d’autre qu’un ralliement pur et simple du Vatican au Créationnisme.

Ivan s’arrêta, l’air sévère. L’ambiance se refroidit d’un coup.

— Merci infiniment, Ivan. Vraiment… vous m’êtes d’une aide précieuse.

— Précieuse ? reprit Ivan, interrogatif.

— Oui, je… Je fais un reportage sur Nathan Craig, vous savez, le PDG de Futura Genetics. D’après Dimitri, il y aurait un lien entre lui et les Sini Bojé.

— Ah. Oui. Je ne connais pas bien la situation, mais… si ce que dit Dimitri est vrai, alors…

Ivan resta silencieux, les deux mains tremblantes nouées sur sa vieille canne, comme s’il s’agrippait à quelque chose d’absent, l’air interdit. Abby jeta un regard interrogateur à Dimitri.

— Euh… oui, fit-il en se raclant la gorge.

— Eh bien ? insista Abby.

Ivan était de plus en plus renfrogné sur lui-même. La tension était palpable. Dimitri se lança.

— Abby, tu connais la Skull Box ?

— La quoi ? fit-elle étonnée.

— Les restes d’Adolf Hitler, lâcha Ivan, sur un ton grave.

Dimitri acquiesça en silence. Abby était stupéfaite.

— Les restes d’Adolf Hitler ? Quel rapport ? Et puis… je croyais que son corps avait été brûlé… non ?

— Un démon ne meurt jamais. Il renaît toujours de ses cendres, fit Ivan, le regard dur.

— Ivan… fit Dimitri. Tu devrais rentrer. Merci pour tout, mais tu es fatigué. Inutile de t’énerver davantage.

Ivan prit une longue inspiration puis rassembla ses forces pour s’agripper à sa vieille canne. Péniblement, il se leva. Dimitri dut l’aider.

— Tu as raison. Mademoiselle, je vous salue, lâcha Ivan, titubant, manquant de tomber.

Abby aurait voulu rire de la situation, de ce sympathique vieillard saoul comme une barrique, mais n’en voulant rien montrer.

Mais non.

Il y avait cette tension. Dimitri raccompagna Ivan à la porte, s’ensuivit quelques chaudes explications en russe dont Abby ne saisit mot.

La conversation entre les deux Russes s'éternisa.

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