Le Saint Suaire

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Abby ne savait que dire. Elle n’était pas sûre d’être tout à fait convaincue. Au fond d’elle-même, elle ne l’était pas. Mais elle dut se résigner, le discours de Sibirsk tenait la route. Ivan lui avait expliqué beaucoup de choses sur la théorie de l'Evolution, mais il ne lui avait rien dit concernant l'East Side Story et le sphénoïde.

Abby ne savait plus trop que dire.

Elle ne put qu’acquiescer poliment.

Sibirsk la considéra en silence, attendant longuement une réaction. Au moment où il allait reprendre, Abby se décida à lâcher une partie de ses informations.

— Que savez-vous du Saint Suaire ? demanda-t-elle, observant la réaction de Sibirsk.

Celui-ci se montra surpris.

— Pardon ? Qu’est-ce que le Saint Suaire vient faire là-dedans ? fit-il, réellement estomaqué.

— Eh bien, n'est-ce pas là une des autres grandes énigmes scientifiques et religieuses ?

— C’est vrai. Je me souviens d’un auteur qui avait écrit que le Saint Suaire était «la plus formidable relique de l’Histoire ou la plus incroyable arnaque de tous les temps ».

— Dans les deux cas, c’est du lourd, remarqua Abby.

— En effet.

— Et donc ? Quelle est votre position ?

— C’est un vrai. C’est le suaire du Christ, asséna Sibirsk.

— Et que faites-vous des datations au carbone 14 qui indiquent qu’il date du XIIIe siècle ?

— Vous savez, je ne voudrai pas me la jouer « Terre jeune », mais la datation au carbone 14 n’est effectivement pas infaillible.

— Il va falloir trouver mieux, fit Abby.

— Je sors donc le grand jeu, répondit Sibirsk avec un sourire en coin. Enfin, non, pas le grand jeu. Il y aurait beaucoup trop à dire. Mais je vais tenter une rapide synthèse.

— Je vous écoute, fit Abby un peu fatiguée de passer son temps à écouter.

— Vous n’êtes pas sans savoir que cette technique de datation mesure les proportions des isotopes du carbone : 12 et 14. Le 14 se désintègre en 12. Tous les cinq mille cent trente-quatre ans, la moitié du carbone 14 que contient un objet est transmuté en carbone 12. Dans un corps « vivant », traversé par un flux du cycle du carbone dû à la respiration par exemple, la proportion 12/14 reste constante. Mais si le corps est « mort », inerte, le flux s’arrête et la désintégration commence. La mesure des proportions fournit une mesure du temps depuis l’arrêt du cycle.

— Je crois que je saisis.

— Très bien. Il faut donc impérativement que l’objet soit « mort ». Car s’il est en contact avec d’autres objets carbonés encore en cycle de vie, il est « pollué ». Du carbone « frais », donc du 14, se dépose et vient perturber les proportions et donc la mesure.

— Le Saint Suaire aurait donc été contaminé ?

— Très largement. N’oubliez pas qu’il s’agit d’une relique adorée. Aujourd’hui, elle est protégée. Mais au début, elle était sans cesse exhibée devant les fidèles. Exhibée comment ? Tout simplement par des porteurs ! Le Suaire était brandi devant les foules par des serviteurs qui tenaient la toile de leurs gros doigts pleins de carbone. Première contamination sévère, qui va en induire une autre.

— Laquelle ?

— Eh bien, le Suaire était tellement exhibé qu’il en vint à se désagréger. Son pourtour, agrippé par des centaines de mains, s’abîmait tellement qu’il devait être fréquemment rapiécé. Par de nouvelles pièces de tissus.

— Contaminées, je suppose ? Et surtout... contemporaines des époques de rapiéçage, remarqua Abby.

— Oui !  Fatal.

— La datation au carbone 14 est donc faussée selon vous.

— Tout à fait. La mesure indique juste que l'endroit du pourtour analysé a été rapiécé au XIIIe siècle. C'est aussi simple que ça. Maintenant, voyons les éléments qui attestent que le Suaire est bien antérieur au XIIIe siècle. Connaissez-vous le Codex Pray ?

— C'est un parchemin, il me semble. Une vieille relique ?

— Une relique, oui. Sa trace remonte à bien avant le XIIIe siècle. Et qu’y voit-on notamment ? Un suaire !

— Certes. Mais est-ce le Suaire ? Je crois savoir que les faux se sont multipliés à une époque, en réponse à la demande frénétique de croyants amateurs de reliques.

— C'est on ne peut plus juste. Mais oui, c’est bien le Suaire de Turin.

— Comment pouvez-vous l’affirmer ? L'Histoire est peu claire. Nous disposons de bien peu d'informations !

— Tout simplement parce que la représentation du Suaire sur le Codex Pray montre les stigmates d’un incendie. L’Histoire raconte en effet que le Suaire de Turin a failli partir en fumée.

— Il y a eu un incendie ?

— Oui, et alors que les flammes faisaient rage autour du coffre en argent où il était entreposé, le métal a fini par fondre et a coulé sur le Suaire qui fut bien évidemment percé. Et lorsqu’on le déplie, ces trous forment un ensemble tout à fait singulier et aisément reconnaissable en forme de L. Celui-là même qui est bien visible sur le Codex Pray.

— Je…

— Avouez que la coïncidence est troublante. Mais il n’y a pas que cela, loin de là, coupa Sibirsk. La façon dont le tissu en lin du Suaire est tressé est très particulière et tout à fait typique du... Ier siècle ! Enfin, et c’est peut-être là le plus incroyable, personne n’a, à ce jour, réussi à reproduire un suaire aussi « parfait ». Alors, s’il s’agissait d’un faux, qui aurait été conçu au XIIIe siècle rappelons-le, le faussaire serait tout simplement l’artisan le plus habile de tous les temps. Ses secrets de fabrication nous échapperaient encore ! Par exemple, l’image de l’homme sur le Suaire est en fait un négatif. Et les variations d’intensité de pigmentation, analysée par la NASA grâce à des procédés extrêmement poussés montre qu’il s’agit bien d’un modèle tridimensionnel qui s’y est imprimé. Et les pigments sont tout sauf de la peinture. C’est de la sueur et du sang, terriblement dégradés par les siècles. On pourrait continuer longtemps. Notons aussi que les traces du sang sur le Suaire collent parfaitement à celles qui ont été reconstituées par ordinateur sur la Tunique d’Argenteuil, une autre relique très importante soupçonnée d’avoir enveloppé le Christ. Tout se recoupe. Ces reliques sont donc de véritables reliques christiques.

— Pour vous, il s’agit donc d’un vrai.

— Sans le moindre doute.

Ainsi Sibirsk avait-il de lui-même mentionné la Tunique d’Argenteuil. Et il avançait que cette Tunique et le Suaire étaient des vrais. Elle poussa plus en avant.

— Si ce sont des vrais… je veux dire, si ces tissus ont réellement enveloppé le Christ, que peuvent-ils nous apporter de plus ?

— Ils sont des preuves tangibles de l’existence de Jésus, dont la reconnaissance historique est, il faut bien l’avouer, finalement encore assez floue, fit Sibirsk. Jésus a donc réellement existé !

— Et pour les traces biologiques ? tenta Abby.

— Les traces de sang, vous voulez dire ? releva Sibirsk.

— Oui.

— Eh bien ? fit-il en se recroquevillant.

— Eh bien… Du sang, des scientifiques… J’imagine que des analyses peuvent être faites, non ?

— Ce serait envisageable, en effet. Cela fait même des années que certains s’y essaient. Mais tromper l’Eglise pour récupérer des échantillons n’est pas chose aisée. Et puis le sang est totalement désagrégé, réduit à ses plus simples constituants. C’est ce qu’ont indiqué les analyses lors de la datation. Si vous imaginez un scénario à la Jurassic Park, je suis désolé de vous décevoir, mais c’est de l’utopie pure et simple.

— Vraiment ? Et pourquoi ça ?

— Le sang est, comme je l’ai dit, aussi inaccessible que désagrégé. Si on y accédait et que, par miracle, l’on retrouvait quelques traces d’ADN, l’affaire serait encore très loin d’être gagnée. Comment, en effet, s’assurer qu’il s’agit bien de l’ADN du Christ... et non de celui d’un des milliers de personnes ayant manipulé le Suaire ? Pire, cet ADN serait totalement fragmenté. Il faudrait le reconstituer en prélevant tout le matériel possible. On aurait alors toutes les chances d’obtenir une mosaïque de tous ceux qui ont touché le Suaire et ainsi de réaliser un mélange pas du tout christique. Et il suffirait qu’une partie de l’ADN soit définitivement détruite pour que cela ne fonctionne pas. Mais le plus dur est à venir : il faudra ensuite effectuer la synthèse de cet ADN sous forme de véritables chromosomes. Franchement, c’est mission impossible.

— Je vois.

— Oui. Je vous en prie, évitons la confusion des genres. Le Saint Suaire a réellement enveloppé le Christ qui n’est donc pas qu’une légende. C’est un vrai. Mais cela n’induit absolument pas qu’on peut en tirer quoi que ce soit au niveau biologique.

— Aucune analyse n'est donc possible ?

— On ne serait sûr de rien et de toute façon on n’apprendrait pas grand-chose.

— Un clonage ?

— Définitivement hors de portée. Et à quoi bon, de toute façon ? Le clonage n’induit pas la restauration de la mémoire, encore moins du caractère divin. On n’obtiendrait rien d’autre que l’enveloppe humaine du Christ. Le souffle de Dieu en serait tout à fait absent. Et l’entreprise, vouée à l’échec, coûterait encore plus cher que d’envoyer un homme sur Mars. Qui oserait alors s’y frotter ?

— Et votre collaboration avec Futura Genetics ? décida de lâcher Abby.

En déballant tout, elle se dit qu’elle ne risquait pas grand-chose. Si les informations de Dimitri étaient vraies, Sibirsk trouverait de toute façon tout cela trop gros.

— … Futura Genetics, répéta lentement Sibirsk après un silence circonspect.

— Oui, tout le monde sait que vous avez fait un don à ce laboratoire, fit Abby, naïve.

— En effet… Dans quel but, me demandez-vous ?

— C’est cela.

— Comme je vous l’ai déjà dit, notre approche est résolument scientifique. Nous voulons prouver cet état de fait à tous nos détracteurs qui nous accusent de combattre les idées scientifiques, soi-disant parce qu’elles iraient à l’encontre de nos thèses. Or, comme je vous l’ai montré, c’est tout le contraire. Nous reprenons les théories évolutionnistes. Mais nous allons plus loin. Alors en finançant un grand groupe de recherche scientifique, nous voulons montrer que notre approche n’a rien à voir avec celles des créationnistes Terre jeune. Notre but est d’être reconnu en tant que mouvement sérieux, cherchant à apporter de réelles réponses et avancées sur l’Histoire de l’Homme. Et dans cette optique, Futura Genetics nous a paru être un intéressant « placement ». Mais vous devez savoir que nous finançons une dizaine d'autres laboratoires de recherche à travers le monde.

— Très bien, monsieur Sibirsk. Je prends note de tout cela et je vous remercie. J’espère finir mon article bientôt.

Un peu pris de court par la soudaineté de la conclusion de la jeune femme, Sibirsk répondit :

— Très bien, très bien. C’est moi qui vous remercie de m’avoir donné du temps pour défendre nos idées. Et je… sachez que je me tiens à votre entière disposition si jamais vous aviez besoin du moindre complément d'information. Notre Eglise vous sera toujours ouverte, madame Lockart.

— Merci beaucoup, monsieur Sibirsk. Je vous recontacterai, au besoin.

Abby se leva et, après une poignée de main qu'elle voulut brève et effacée, s’éclipsa rapidement sous le regard étonné de Sibirsk.

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