Poursuite

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— Roulez moins vite, vous allez nous tuer ! gémit Abby en se cramponnant comme elle le pouvait.

Craig conduisait le Hummer comme un fou à travers la circulation moscovite, ne laissant dans son sillage qu'un chaos de vieilles voitures soviétiques, véritable tourbillon de klaxons et d'injures.

— Nous devons faire vite ! répliqua t-il.

— Mais enfin, pourquoi ?

— Parce que Sibirsk s'en est tiré !

— Oui, et après ? fit-elle en serrant les dents alors que Craig doublait un gigantesque camion par la droite en klaxonnant comme un fou.

— Sibirsk va sûrement nous envoyer la meute, fit-il avec un regard perçant.

La meute ? fit-elle en écarquillant les yeux. Vous plaisantez ? Vous parlez de tueurs ?

— C'est plus que probable, oui, fit Craig en continuant de conduire le Hummer comme un dément.

Abby préféra se taire. Elle recommença à avoir peur et eut l'impression d'être prise de tremblements. A moins que ce ne fût le véhicule, comment savoir ? Abby subit en silence la trajectoire erratique du Hummer, véritable transposition dans le réel de la fureur qui habitait son conducteur.

La circulation commençait enfin à se faire moins dense. Ils roulaient depuis un bon moment déjà et, bientôt, ils seraient sortis de la banlieue. Craig se mit à conduire plus calmement. Abby considéra le grand sac noir que Craig avait posé sur la banquette, juste à côté d'elle. Elle décida de sortir de son mutisme.

— Et vous avez quoi, là, dans votre fichu sac ? demanda t-elle sur un ton glacial, furieuse contre elle-même de s'être laissée emmener dans cette dangereuse chevauchée.

Craig ne quitta pas la route du regard. Pour toute réponse, il se contenta d'ouvrir en grand le sac en tirant d'un coup sec sur la fermeture éclair. Abby en était sûre :

Des armes.

Le sac était plein d'armes. Elle n'y connaissait rien, mais elle avait sous les yeux deux énormes fusils à pompe, quelques boîtes qui semblaient contenir des munitions, ainsi que quelques revolvers.

— Vous me faites peur, fit-elle dans un souffle presque inaudible.

— Je vous avais prévenu que ce serait dangereux, fit-il froidement.

Abby était furieuse.

— Entre « dangereux » et « suicidaire », il y a un monde, vous ne croyez pas ? vociféra-t-elle soudain. Vous n'avez pas été honnête avec moi, Nathan !

Craig fut surpris d'une telle animosité dans l'expression de la jeune femme. Mais au fond, il comprenait ce qu'Abby pouvait ressentir. Après tout, elle avait raison. Il n'avait pas été honnête. Mais il avait besoin d'elle.

— Ce n'est pas de moi qu'il faut avoir peur, lança-t-il avec un haussement d'épaules faussement détaché.

Car en réalité, Craig était préoccupé au plus haut point. Il passait son temps à jeter des coups d'oeil discrets dans son rétroviseur. Il n'y voyait rien d'autre que le blanc tourbillonnant du blizzard, mais il avait très peur de ce qui risquait d'en surgir. D'un moment à l'autre.

Abby continua de regarder Craig d'un air furieux. Elle secoua la tête de déni. Tous ses membres tremblaient de peur et de colère. Elle voulait savoir ce qui les attendait.

— Je...

Shhhttt! fit Craig.

Voilà qu'il lui demandait de se taire, maintenant. C'en était trop.

— Vous m'emmenez à la mort et vous ne voulez même pas me dire pourquoi ? s'emporta Abby, dont le visage s'était empourpré par la colère.

— Regardez dans votre rétroviseur.

Avant même de regarder, Abby savait. Elle sentit une boule se former dans son estomac. Une boule qui semblait faite de béton armé, et qui l'emmenait corps et âme vers les tréfonds de l'horreur. Elle jeta un œil paniqué dans le rétroviseur. Ce qu'elle y vit était extrêmement simple, mais ne fit que confirmer sa peur. C'était un peu comme un étrange reflet :

Un autre Hummer.

Comme le leur, gigantesque et noir, surgissant du blizzard.

— Oh, mon dieu, fit-elle en s'étouffant.

— Oui, comme vous dites, fit Craig. Voilà la meute.

— Qu'est-ce qu'on va faire ?

Craig lui jeta un regard perçant.

— Je vais plutôt vous dire ce qu'on ne va pas faire.

Abby attendait une réponse, désespérément. Craig avait toujours été plein de surprises. Peut-être avait-il donc une solution miracle, comme une machine pour se téléporter ailleurs, n'importe où, pourvu que ce soit en sécurité. Ou alors un lance-missile pour arrêter leurs poursuivants.

La seconde option était la plus probable.

Et puis, ça collait assez bien au personnage : elle aurait bien vu Craig sortir un missile Stinger du dessous de son siège.

— Alors ? demanda-t-elle en tremblant. Qu'est-ce qu'on ne va pas faire ?

— Se laisser faire.

La réponse était censée. Mais elle n'avait définitivement rien de miraculeux. Abby se résigna puis jeta un nouveau coup d'œil dans le rétroviseur. Elle pouvait maintenant clairement voir deux véhicules à leur poursuite, se rapprochant dangereusement. Qu'est-ce que Craig pouvait bien espérer avec un seul véhicule contre deux, et moins rapide de surcroît ? Les armes ? Leurs poursuivants en avaient aussi sûrement, et probablement de meilleures, en plus grand nombre ! Non, la situation était sans issue. Ou plutôt, si, il y avait une issue, mais elle était beaucoup trop claire et désespérée. Abby se dit que, cette fois-ci, sa vie touchait vraiment à sa fin.

— Nathan, dites-moi que l'on va s'en sortir, implora-t-elle.

— On peut au moins essayer, fit-il.

— Mais ils gagnent du terrain ! s'écria Abby.

— Oui. Ca ne m'inquiète pas. C'est même plutôt bon signe.

Abby le regarda avec de grands yeux d'incompréhension. Elle n'en croyait pas ses oreilles. En quoi le fait que leurs poursuivants allaient plus vite pouvait-il être rassurant ? Elle jeta un regard paniqué vers l'arrière. Les deux gigantesques Hummer roulaient l'un à côté de l'autre et ils n'étaient plus qu'à quelques mètres derrière eux.

— Ca y est ! Ils sont là ! s'écria-t-elle.

Craig jeta un coup d'œil dans le rétroviseur.

— Ils sont plus rapides que nous tout simplement parce que leur Hummer est un modèle classique, lâcha-t-il.

— Et ?

— Le nôtre est blindé.

Abby soupesa la situation. Le fait de rouler dans un véhicule plus solide que la moyenne allait-il suffire pour s'en sortir ?

Elle en doutait fortement.

— Rassurez-vous, reprit Craig. Aucune balle ne peut nous atteindre et notre châssis est renforcé. Nous pesons deux tonnes de plus qu'eux, au bas mot.

— C'est pour ça qu'ils nous ont rattrapés ?

— Oui. Mais ça n'est pas un problème.

— Ah non ?

— La masse est une arme, asséna-t-il. Et à cette vitesse, nous sommes une arme de destruction massive.

— Je...

— Taisez-vous ! Bouclez votre ceinture et cramponnez-vous !

Le Hummer le plus proche rugit et entreprit de les doubler. Abby vit passer le monstrueux véhicule, cherchant à voir les tueurs à l'intérieur, mais les vitres fumées étaient d'un noir brillant, définitivement opaque. Le premier Hummer prit quelques mètres d'avance sur eux puis le second véhicule déboîta pour doubler à son tour.

C'était précisément ce que Craig attendait.

— Je te tiens, souffla-t-il.

— Nathan ! Qu'est-ce que vous allez faire ? hurla Abby.

Craig sourit.

— Lui démonter la gueule.

— Lui quoi ? s'étouffa-t-elle.

Et puis elle comprit.

Craig pila.

Il écrasa la pédale de frein de toutes ses forces. Abby se sentit propulsée vers l'avant comme un véritable boulet de canon. Elle vit ses deux bras se tendre devant elle avec une force inimaginable, comme s'ils tentaient de s'extraire de ses deux épaules. La ceinture de sécurité la rattrapa immédiatement, lui lacérant la clavicule et lui comprimant l'abdomen. Elle poussa un hurlement de douleur.

Le Hummer qui les poursuivait était beaucoup trop proche pour que le conducteur n'ait même ne serait-ce que l'idée d'appuyer sur la pédale de frein ou de tenter une manœuvre d'évitement. Les deux véhicules entrèrent en collision à toute vitesse, se livrant un combat que le poursuivant, avec sa conception plus légère, ne pouvait espérer remporter. Ce fut presque comme s'il se jetait sur un mur de béton armé. Sa structure absorba l'énergie cinétique en ployant et en se disloquant dans un épouvantable fracas de métal.

L'avant du véhicule fut comprimé sur pratiquement toute sa longueur, propulsant le moteur de plus d'une tonne directement dans l'habitacle en broyant ses occupants. L'angle que faisaient les deux trajectoires au moment de l'impact déséquilibra le Hummer blessé, l'envoyant voler dans les airs en tournoyant. Le véhicule compacté eut le temps d'effectuer une demi-rotation sur lui-même avant d'apparaître dans le champ de vision de Craig qui, malgré la douleur de la ceinture qui lui vrillait tout son être, ne put réprimer un sourire en évacuant un flot de bave mousseuse projetée vers l'avant.

Abby entendit le bruit du métal assourdissant des deux habitacles qui frottèrent en ripant. Abasourdie d'horreur, elle vit surgir du néant une énorme masse noire qui passa juste au-dessus d'elle dans une gerbe d'étincelles, comme un météore autour duquel gravitait une multitude de débris. Elle eut à peine le temps de comprendre de quoi il s'agissait que, déjà, la tension sur la ceinture se relâchait.  Abby vit lentement le météore disparaître vers la gauche de son champ de vision, puis elle comprit que c'était parce qu'ils étaient en train d'amorcer un dérapage sur la droite.

Elle fut privée de la vue du Hummer blessé qui vint percuter la route à toute vitesse, s'atomisant dans un nuage de débris et de viscères, laissant un impact formidable avant de rebondir et d'aller terminer sa course folle dans le fossé, définitivement encastré dans la neige et le sol gelé.

Abby sentit que leur véhicule était enfin immobilisé après avoir décrit plusieurs cercles, tournant le dos au Hummer qui avait été propulsé. Elle ressentait une douleur atroce, concentrée au niveau de la clavicule comme un puits de souffrance, et cette sensation se répandait dans tout son corps comme une onde qui allait et venait en pulsant. Elle essaya de reprendre son souffle en portant sa main à la gorge. Ce faisant, elle jeta un œil dans le rétroviseur. Elle dut plisser les yeux pour distinguer une masse informe, fumante et noirâtre, apparemment encastrée dans la neige du bas-côté.

Elle n'eut pas le temps de recouvrer totalement ses esprits. Encore sonné, Craig fit repartir le Hummer en rugissant. Il effectua un demi-tour en patinant dans la neige à toute vitesse pour se remettre dans le sens de la marche. Sans réfléchir, fou de rage et galvanisé par sa réussite, il se rua à la poursuite du premier véhicule. Celui-ci n'était qu'à deux cents mètres, stoppé par son pilote transi d'effroi qui considérait dans son rétroviseur l'épave fumante du Hummer qui gisait dans le fossé. Ce qui aurait dû être une plaisante partie de rodéo avec une belle victoire à la clé était en train de se solder par un échec retentissant où plusieurs de ses amis venaient, de toute évidence, de perdre la vie. Il venait de se rendre compte, avec amertume, que la partie n'était pas aussi simple qu'il le pensait. Craig était apparemment au volant d'un Hummer blindé et lui et ses deux hommes n'avaient aucune arme suffisamment puissante pour réellement l'endommager. Il avait cependant l'avantage de la vitesse et il pouvait espérer le harceler et lui crever les pneus avec un bon coup de fusil à pompe bien placé. Seulement voilà, pour le moment, Craig était derrière lui. Voyant cela, paniqué, le pilote démarra lui aussi en trombe. Mais il savait que la partie était définitivement perdue. Il aurait en effet pu avoir toute la vitesse qu'il voulait, c'était trop tard :

Le Hummer fou était déjà sur lui.

Craig fonça droit sur le véhicule ennemi. Abby ne put qu'émettre une vague objection sous la forme d'un hurlement hystérique qui, à l'impact, se mua en étouffement.

Puis plus rien.

Abby s'était tue.

A cet instant, Craig fut pris d'une inquiétude mortelle. Mais il n'y avait rien qu'il puisse faire pour revenir en arrière.

C'était trop tard.

Craig avait embouti le Hummer léger dans la même configuration qu'à la collision précédente, à la différence près que les rôles étaient désormais inversés. Au ralenti, Craig observa l'avant de son véhicule blindé pénétrer l'habitacle du Hummer qu'il venait de percuter, lui défonçant tout le côté gauche dans un enfer de tôles froissées. Le Hummer, à moitié pulvérisé, fut expédié dans le fossé droit avec une pluie de débris tandis que Craig se rendait compte avec horreur que son véhicule était parti en tonneau.

Secouée en tous sens, Abby se remit à hurler.

Craig n'aurait rien pu entendre de plus agréable à cet instant. Il se prit même à relativiser la gravité du tonneau dans lequel ils étaient lancés. Abby était en vie. La tête à l'envers, la jeune femme serra les dents puis l'instant d'après, ils étaient de nouveau immobilisés sur la route. A l'endroit. Elle n'en revenait pas. Sur sa droite, elle put voir le Hummer défoncé planté dans le fossé, dont trois hommes armés s'étaient extraits en titubant.

Et se ruaient vers eux en hurlant.

La réaction de Craig ne se fit pas attendre. Le Hummer repartit à toute allure en rugissant. Ils essuyèrent quelques tirs qui vinrent rebondir sur le blindage, puis ils furent bientôt suffisamment éloignés pour être totalement en sécurité. Dans son rétroviseur, Abby regarda les deux épaves fumantes disparaître dans le blizzard, puis elle se rendit compte qu'elle tremblait. Son corps entier était pris de spasmes. Elle ne savait plus trop si ce qu'elle ressentait était de la terreur ou de la joie. Ils s'en étaient sortis.

C'était complètement démentiel.

— Vous êtes un grand malade, vous savez ? fit-elle en se palpant l'épaule, espérant n'avoir rien de cassé.

— Ca ira ? demanda Craig.

— Je crois que oui, fit-elle en essuyant le sang qui coulait sur son front. Juste quelques contusions. Et vous ?

— Pareil. On a eu de la chance.

— De la chance ? répéta-t-elle, estomaquée. Non, mais vous êtes malade ou quoi ? Vous auriez pu nous tuer ! Vous avez intentionnellement provoqué deux accidents !

— Et ça a marché, précisa-t-il avec un sourire.

— Ouais ! Mais si nous n'étions pas retombés bien droit sur nos pneus, comment auriez-vous fait, hein ? Je vous le demande ! Vous êtes fou ! fit-elle en le fusillant du regard.

— C'est bien ce que je dis : nous avons eu de la chance... dans notre malheur, concéda-t-il d'un revers négligé de sa main ensanglantée.

— De la chance dans notre malheur ? J'appelle ça de la justice.

Craig trouva que la remarque n'était pas dépourvue de justesse. Abby soupira.

— Mais qu'y a-t-il vraiment à Daryznetzov, à la fin ?

Craig hésita une seconde. Puis il lâcha :

— Un laboratoire de pointe en génie génétique rétrograde.

— Rétro-quoi ?

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