Daryznetzov
Craig avait refusé d'en dire plus au sujet du laboratoire de Daryznetzov. Il préférait qu'Abby découvre le laboratoire par elle-même.
D'autant plus que lui-même n'était pas tout à fait sûr de ce qu'ils allaient découvrir.
Ils roulaient vers l'Est depuis des heures. Les paysages de la Russie profonde défilaient, imperturbablement, mélange froid et triste d'arbres rabougris et de toundra blanchie par la neige. Le territoire était désespérément plat, les routes étaient étroites, vieilles et défoncées, recouvertes de neige. Le ciel était d'un gris délavé, bouché et déprimant. La nuit commençait déjà à tomber. Il était à peine quinze heures.
Fichu pays, pensa Craig.
Il regarda Abby. Elle s'était paisiblement endormie depuis longtemps sur le vaste siège avant du Hummer. Craig ne savait pas trop quoi penser d'elle. Une femme forte, à n'en point douter. Elle avait admirablement bien encaissé les événements de la veille et n'avait pas hésité à le suivre, bien qu'elle n'eut pas la moindre idée de ce qui l'attendait – hormis que c'était dangereux.
Et elle avait dit oui.
Craig soupira, pensif. Le Hummer cahotait doucement. Il stoppa. Alertée par la cessation du mouvement, Abby sortit doucement de sa torpeur. Elle regarda Craig, l'esprit embué.
— Qu'y a-t-il ? fit-elle.
— Nous sommes arrivés.
— Vraiment ?
Elle se redressa, et vit sur le bord de la route un vieux panneau défoncé, éclairé par l'unique phare restant du Hummer. Il y avait une inscription à peine lisible.
Abby déchiffra lentement. Daryznetzov. Ils y étaient.
— Alors, nous y sommes. Mais... je ne vois rien ?
— C'est une petite ville, Abby.
— Et nous sommes censés y trouver quoi ? Un « laboratoire de pointe en génie génétique rétrograde » ? fit-elle dans une imitation de Craig tellement parfaite qu'il faillit sourire. Ici ? C'est absurde, continua-t-elle.
— Bien au contraire, fit Craig, doucereusement. J'ai personnellement choisi cet endroit. Exprès.
Il y eut un silence. Abby restait comme tétanisée.
—... Vous ? souffla-t-elle, les yeux soudain écarquillés d'horreur. Mais je croyais que vous ne saviez même pas ce qu'il s'y passait ?
Craig gardait un silence théâtral.
Presque malsain.
Abby commençait à paniquer. Elle était là, seule, avec ce type qui lui semblait soudain si étranger. Son regard ressemblait dangereusement à celui d'un prédateur. Ses yeux brûlaient dans la pénombre de l'habitacle.
— Rassurez-vous, fit Craig, très calmement. Je suis avec vous. Pas contre vous.
Abby se sentit soudain extrêmement soulagée, mais ne put se départir totalement d'un sentiment de malaise poisseux, froid et envahissant.
Presque visqueux.
— Vous étiez de mèche avec Komarov, c'est ça ? demanda-t-elle, aussi calmement, aussi sûrement que possible.
— Pas au sens où vous l'entendez, fit-il en semblant peser ses mots.
— Mais alors ? Que faisiez-vous réellement ensemble ?
— Vous imaginez bien que toutes nos activités de clonage ne pouvaient pas être réalisées à Moscou même, dans les locaux de Futura Genetics. Nous nous contentions d'y mener nos recherches, disons... « officielles ». Vous ne vous êtes rendu compte de rien, mais réfléchissez. Le matériel de clonage est forcément volumineux. Extrêmement volumineux. Car la technologie du clonage humain est encore très mal maîtrisée. Le rendement est incroyablement faible. Et puis, nous avions besoin de femmes porteuses. De telles installations ne sauraient passer inaperçues, vous vous en doutez. Nous ne gardions à Futura que les spécimens les plus intéressants. Et ceux que Komarov voulait présenter aux Sini Bojé. Mais le vrai travail se faisait ici même, à Daryznetzov.
Les mots de Craig faisaient à Abby l'effet d'une multitude de coups de poing en plein visage.
Qui donc était cet homme ?
— Mais... fit Abby, dégoûtée. Vous avez autorisé le clonage humain ? Et vous parlez de... femmes porteuses ? De zones d'élevage ? Qui êtes-vous, à la fin ? Vous êtes un monstre !
— Doucement, doucement, Abby. Le clonage humain est... comment dirais-je ? C'est un mal nécessaire. Nous devons passer par cette étape. La thérapie génique et le clonage thérapeutique sont l'avenir de l'humanité et ils exigent que l'on en passe par cette étape. Les femmes porteuses étaient toutes volontaires. Bien payées. Nourries, logées. Bien traitées. Dans ces contrées reculées de Russie, c'est un luxe. Une formidable opportunité. La promesse d'une vie heureuse, plutôt qu'une vie miséreuse. Et puis, qu'y a-t-il de véritablement si gênant ? Les clones sont des hommes avant tout, Abby. Qu'ils soient issus d'un modèle est-il si important, si grave, si révoltant ? Ce sont des hommes. Et c'est tout. Chaque fois que des jumeaux naissent, c'est presque comme si des clones naissaient. C'est naturel. Et, curieusement, on ne trouve rien à y redire. Ce que nous faisions ici était exactement pareil.
Abby n'était que très vaguement rassérénée. Ce que Craig venait de lui révéler la choquait profondément, et elle avait du mal à se convaincre que sa vision humaniste n'était pas qu'une simple et jolie façade. Une espèce de masque qu'il enfilerait comme bon lui semble. A cet instant, le Craig qu'elle avait en face d'elle lui plaisait infiniment moins que celui qu'elle avait vu dans l'après-midi.
— Vous me croyez ? demanda Craig après un moment.
— Difficilement, fit-elle froidement. Mais je suppose que nous verrons bien une fois les installations visitées.
— Je crains justement que non, fit Craig, la mine triste. Je crains que vous deviez me croire sur parole. Ici et maintenant. Avant qu'il ne soit trop tard. Ou bien... vous choisissez de ne pas me croire du tout, acheva-t-il, fataliste.
— Et pourquoi ça ?
— Parce que ce que je viens de vous raconter n'était que ma vision des choses. J'ai délégué le travail à Komarov, qui devait gérer ce laboratoire. Et, manifestement, il m'a baisé sur toute la ligne. J'avais confiance en lui. Et je me suis fait doubler. Je ne suis venu ici qu'une fois, à Daryznetzov, au début du projet. Je n'y ai jamais remis les pieds depuis. Qui sait ce que Komarov en a fait ? Je crains que cela n'ait rien à voir avec ma vision initiale du projet. Que tout ce que je viens de vous dire ne se soit jamais réalisé. Que tout ce que nous allons découvrir ne sera qu'atrocités et inhumanité.
— Vous me demandez donc de vous croire sur parole. De vous faire confiance ? N'est-ce pas un peu gros ? Un peu trop facile ?
— Moi, je vous fais confiance. Mais si je vous ai emmenée, c'est que j'avais besoin de quelqu'un pour relater les faits. Je compte donc sur votre objectivité.
— C'est contradictoire.
— Je sais. Alors... Faites juste... ce que vous pouvez. Faites ce que vous avez à faire. Mais soyez-en sûre : c'est dangereux, mais je ne vous entraîne pas dans un coup fourré. Je ne vous ferai aucun mal. Croyez juste ceci. Après, pensez ce que vous voulez de ma personnalité.
— Que tentiez-vous précisément de faire ici ?
— Très bien. Je suppose que je vous dois la vérité.
— Oui. Toute la vérité, Nathan. Dites-moi tout.
— Nous essayions de mettre au point des procédures de clonage humain qui soient d'un rendement acceptable pour la recherche et, éventuellement, pour la production industrielle pharmaceutique. Nous menions aussi des travaux sur l'accélération de la croissance.
— Humaine ou animale ?
— Peu importe. Nos clones devaient pouvoir arriver rapidement à maturité. C'est en effet très important pour comprendre le fonctionnement de notre corps, pour comprendre ce qui fait vieillir les clones plus vite, jusqu'à rattraper l'âge de leur modèle. Et aussi pour fournir des organes rapidement opérationnels, dans le cadre du clonage d'organe thérapeutique. Nous concentrions les activités de calcul génomique à Moscou, mais les installations physiques pour la création biologique devaient se trouver ici, à l'abri des regards indiscrets.
— La « création biologique » ? Comment ça ?
— Les clones.
— Je vois.
— Mais tout ça, c'est la théorie. En pratique... je ne sais pas trop ce que nous allons trouver. Si Komarov a laissé libre cours à son imagination...
— Et où est-ce, précisément ?
— En fait, Daryznetzov est une ville morte, ou presque. Nous sommes au beau milieu de la campagne. Nous avons acheté des terrains, à l'écart. Cette partie reculée du pays est tout à fait misérable. Tout le monde s'en fiche. Littéralement. C'est comme si nous étions en plein désert. En plus, nous apportions de l'argent. Alors, vous pensez bien que nous étions tranquilles.
— Allons-y. Je veux voir ça.
— C'est parti.
Craig redémarra et fit rugir le Hummer.
Il traversa le centre de Daryznetzov, passa devant un petit hôpital, puis il quitta la ville. Il prit une petite route défoncée, perdue sous la neige. Le Hummer filait à travers la campagne. Ils longèrent une petite forêt avant d'apercevoir, au détour d'un virage, un gigantesque bâtiment. La construction n'était pas très haute, mais s'étalait sur une superficie gigantesque. Un peu comme un gigantesque hypermarché. Le Hummer longea le bâtiment puis s'engagea dans un grand parking où étaient garées quelques voitures.
Tout semblait calme. Ils descendirent.
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