Néandertal
Craig poussa la porte marquée de l'inscription « SPECIES ». Ils arrivèrent dans ce qui semblait être une cafétéria. La moquette bleue était imbibée de sang et des journaux étaient répandus dans toute la pièce. Etalé au sol, un homme gisait, inerte, du papier journal collé sur la tempe par du sang coagulé. Abby commençait à s'habituer. Ce mort-là lui sembla presque paisible. Le mur en face était défoncé.
Et elle entendit....
— Ssshhhtt! fit Abby.
Craig se retourna brutalement vers elle.
— Quoi ? Qu'y a-t-il ?
— Vous n'entendez pas ?
Craig tendit l'oreille. Oui. Il y avait comme un bruit bizarre. On aurait dit...
Une plainte.
Une espèce de gémissement. Abby l'interrogea du regard. Il haussa les épaules. Puis Abby décida d'aller voir.
— Il y a quelqu'un là-bas qui souffre. Il y a peut-être un survivant, fit-elle en pressant le pas.
Elle progressait dans un long couloir, tendant l'oreille, se dirigeant au bruit. C'est à peine si elle vit le panneau « NURSERY ». Craig était juste derrière elle. Elle tourna à un angle, puis vit une porte entrouverte. Elle stoppa. Les gémissements venaient clairement de là. Elle jeta un regard décidé à Craig puis entra. L'instant d'après, Abby fut prise d'une stupeur proprement incommensurable.
La créature la fixait d'un regard étrange.
L'humanoïde gigantesque, à demi allongé sur le sol carrelé, tenait dans ses bras velus une petite créature qui aurait pu être un chimpanzé. Abby en eut le souffle littéralement coupé. Le petit gémissait. Il y avait du sang partout. L'énorme animal ne quittait pas Abby des yeux, d'un regard effroyablement triste et implorant, tellement humain qu'il en était dérangeant.
— Que... souffla Abby, d'une voix étranglée .
Craig la prit lentement par le bras et la tira vers l'arrière, la faisant sortir de la salle, puis reverrouilla la lourde porte d'acier. Derrière la petite vitre carrée, Abby vit la créature se relever puis s'approcher. Le géant continuait de la fixer de son regard triste, puis il tendit délicatement une main vers elle, une main énorme qui vint se plaquer contre la froideur du verre blindé. Abby fit un pas en arrière, découvrant enfin sur la porte l'inscription en lettres capitales :
H. NEANDERTHALENSIS
Réalisant soudainement la portée de ce qu'elle venait de vivre, Abby eut brutalement du mal à se tenir sur ses jambes. Déroutée, elle s'adossa au mur, essayant tant bien que mal de reprendre son souffle.
— Comment... avez-vous pu faire une chose pareille ? fit-elle, presque implorante, les yeux pleins de tristesse et d'incompréhension. Regardez ce que vous avez fait... Regardez cette pauvre créature !
— Je... je suis désolé, répondit-il faiblement. Je n'ai jamais voulu ça.
— Mais bien sûr ! C'est Komarov ! C'est si facile pour vous de dire ça ! Vous ne saviez pas ?!
— Non... Je vous le jure, Abby ! Si j'avais su...
— Eh bien, quoi ? Si vous aviez su ? Je...
— Ecoutez, Abby, je comprends votre désarroi, mais... vraiment, je n'ai jamais rien voulu de tout ça.
Abby s'était écartée de lui. Les yeux embués, elle regardait la pauvre créature tenant dans les bras son enfant blessé. Le gigantesque humanoïde était nu, le corps velu, les muscles incroyablement saillants. Son crâne était énorme, surmonté d'un imposant bourrelet sus-orbitaire, presque semblable à des cornes.
Et, sous ces arcades titanesques, il y avait un regard d'une tristesse infinie mais aussi, et surtout, d'une incroyable humanité.
— Comment ? Comment avez-vous fait ? hoqueta-t-elle.
— Ce n'est pas moi.
— Peu importe. Vous êtes responsable.
— Je...
— Comment avez-vous fait ? reprit-elle. Vous vous êtes pris pour les savants fous de Jurassic Park ?
— Non, Abby. La technologie n'a absolument rien à voir. Cet humanoïde est issu du génie génétique rétrograde.
— Alors... c'était ça, votre fameux « laboratoire de génie génétique rétrograde » ?
— Oui.
— Vous êtes un grand malade, vous le savez, ça ?
— Abby, je vous jure que j'ignorais tout de ces travaux. Je connaissais la théorie, et je savais que Komarov s'y intéressait. On en parlait même assez souvent. Mais j'étais à des années-lumière d'imaginer qu'il aurait pu oser. Et que ça aurait pu fonctionner. A la base, nous devions juste cloner des humains normaux. Et faire des recherches sur le génome de nos ancêtres. Mais en aucun cas les ramener à la vie, Abby ! Je vous le jure.
— Je veux bien vous croire. Mais admettez qu'il y a de quoi douter. Comment avez-vous pu passer à côté d'une telle... énormité ? On ne ressuscite pas un homme préhistorique dans le laboratoire de son patron, à son insu !
— J'avais beaucoup trop de travail à Moscou pour venir inspecter ces installations. Et j'avais une confiance mal placée en Komarov.
Abby ne savait que dire.
— Mais cette créature n'est pas Néandertal, lâcha Craig.
— Pardon ?
— Ca n'est qu'une tentative de Néandertal, à partir d'un ADN dont la séquence a été extrapolée par un ordinateur.
— Attendez, vous dites que cette pauvre créature n'est qu'une... extrapolation ?
— C'est avant tout un être humain, Abby, fit Craig d'une voix grave. Mais oui, ce n'est pas véritablement un néandertalien. Ca n'est qu'une simulation, une potentialité. Une probabilité.
— Je ne comprends pas, comment peut-on être un « probable » Néandertal ? Ca ne veut rien dire ! s'emporta Abby.
— Le code génétique de Homo sapiens dérive de celui de ses ancêtres.
— Via les mutations, oui, et après ? Vous allez encore me parler de l'horloge moléculaire ?
— Ces dérives permettent en effet d'établir une chronologie. Et en comparant les séquences du génome de Homo sapiens avec celles d'autres espèces proches – comme les chimpanzés –, il est possible de supposer comment ces divergences ont eu lieu...
—... et d'imaginer le code génétique de notre ancêtre commun, c'est ça ? coupa Abby comme si elle avait eu une illumination.
Craig lui sourit.
— C'est brillant, fit-elle.
— Oui, il est possible de recréer un code génétique ancestral.
— Vous remontez le temps moléculaire. Littéralement ?
— C'est ça, fit-il en hochant de la tête, mais on ne fait qu'essayer. On ne produit jamais rien d'autre qu'une probable version du code génétique de Néandertal. Proche, très proche, infiniment proche, peut-être. Mais cet homme n'est pas un néandertalien, il n'est qu'une copie de ses ancêtres, dont les contours sont floutés par les approximations des algorithmes de reconstruction.
— Vous avez ressuscité un homme préhistorique, souffla Abby pour elle-même, continuant de regarder la pauvre bête blessée. L'humain blessé.
— Komarov l'a fait. Pas moi. Il y a quelques années déjà que les généticiens s'essayaient à la génétique rétrograde. Komarov n'a fait que pousser le processus jusqu'à son extrême.
— Et on peut remonter loin comme ça ?
— Théoriquement, oui.
— Mais plus on remonte dans le temps, et plus on accumule les approximations, non ?
— En effet.
— Et puis... l'ADN ne suffit pas, si ? Il doit bien falloir aussi un milieu pour que l'embryon se développe, un milieu protecteur, nourricier, je ne sais pas...
— Bien sûr. Il faut maîtriser toute la physiologie du développement. C'est notamment pour ça que l'on ne pourra jamais remonter aussi loin que les dinosaures. Comme vous l'avez dit, la séquence d'ADN ne suffit pas. Dans Jurassic Park, ils se contentaient d'injecter de l'ADN de dinosaure dans des œufs d'autruche. Mais la vérité est loin d'être aussi simple, Abby. Et, avant toute chose, il faut une femme pour enfanter !
— Mais alors, comment ont-ils pu ?
— Je suppose qu'ils ont su recréer un milieu proche de celui nécessaire à Néandertal. La physiologie d'un homme préhistorique, bien qu'inconnue, reste beaucoup plus accessible par l'extrapolation que celle de dinosaures disparus il y a des dizaines de millions d'années.
— Mais ça ne peut pas être aussi simple ?
— Non, bien sûr. Ils ont dû avoir beaucoup de difficultés. Et je... Je crains qu'ils n'aient fini par tuer un certain nombre de mères porteuses, hélas.
— Dites-moi que non, murmura Abby.
— J'ai bien peur que si. Ils ont notamment dû être confrontés au phénomène de l'éclampsie.
— L'éclampsie ? C'est une maladie ?
— Une complication de la grossesse. Ca ressemble un peu à une crise d'épilepsie. C'est fulgurant et ça peut être fatal pour la mère et l'enfant.
— Et à quoi est-ce dû ?
— Il s'agit généralement d'un problème placentaire. Ca arrive lorsque le bébé demande trop d'énergie, trop de nutriments. Or, avec son cerveau monstrueux, Néandertal est probablement un très gros demandeur en nutriments.
— A ce point ?
— Oui. On estime que les besoins hors-norme nécessaires pour développer leurs cerveaux ont pu grandement contribuer à l'extinction des néandertaliens. Il en aurait résulté de trop grandes difficultés de croissance intra-utérine et de crises d'éclampsie. Ca n'est qu'une théorie, mais je crains que les travaux de Komarov ne l'aient douloureusement confirmée.
— Je vois, fit Abby, les yeux dans le vague.
L'idée que des femmes aient pu mourir de ces recherches la mettait extrêmement mal à l'aise. Elle essaya de ne pas y penser.
Il y avait plus important en cet instant.
— Au fond, peu importe, fit-elle. La vraie question est : qu'allons-nous faire de tout ça ? Des créatures ?
— Je ne sais pas. Rien dans l'immédiat. Je préfère garder ce néandertalien enfermé. Il pourrait être dangereux. Et puis... il y en a sûrement d'autres ailleurs.
— D'autres néandertaliens ?
— Oui, d'autres néandertaliens. Mais pas seulement. Je suppose que Komarov a recréé d'autres de nos ancêtres du genre Homo. Ainsi que certains Australopithèques peut-être, même si l'on commence à s'éloigner fortement de l'homme actuel.
— Et du coup, il est de plus en plus difficile de déterminer la composition du milieu de développement ?
— Tout à fait. Si une femme actuelle peut peut-être porter un néandertalien, je doute qu'elle puisse enfanter un australopithèque.
— J'avais eu accès à une note interne du service CTC, lâcha Abby avec le regard dans le vague.
— Comment cela ?
— Vous aviez raison : Dimitri avait fouiné.
— Je vois. Et ?
— C'était une espèce de liste. Avec des noms d'hommes préhistoriques. Et une espèce de charabia technique.
— Je vois. A ce moment-là, vous en saviez presque plus que moi, fit Craig avec un sourire. Ce devait être la liste des Homo reconstitués par Komarov. Donc, si les Sini Bojé ne les ont pas tous tués...
— Ils peuvent être dangereux ? demanda soudain Abby, inquiète.
— Je ne sais pas. Une créature blessée et apeurée peut toujours s'avérer dangereuse.
— Potentiellement, lequel serait le plus dangereux ?
— Néandertal, incontestablement. Le plus intelligent. Le plus proche de nous. Mais aussi, et surtout, bien plus fort que nous. Vous l'avez vu : Néandertal est gigantesque, d'une formidable constitution physique. C'est possiblement un surhomme.
— Un surhomme ? Néandertal serait supérieur à nous ?
— Physiquement, c'est incontestable. Et dans l'absolu, il est probable que, oui, Néandertal ait toujours été supérieur à Homo sapiens.
— Mais alors... pourquoi aurait-il disparu... et pas nous ?
— Bonne question. Figurez-vous qu'on ne sait tout simplement pas pourquoi Néandertal a disparu. Il y a cette histoire d'éclampsie bien sûr, mais est-ce suffisant ? Ca me semble exagéré.
— Donc, on ne sait pas ce qu'il lui est arrivé.
— C'est cela. Vous vous souvenez ? On en avait parlé lorsque vous m'avez interrogé sur le Yéti.
— Ah. Oui, vaguement...
— On perd la trace de Néandertal il y a vingt-huit mille ans. C'est tout. Certains pensent que Homo sapiens serait seulement l'hybridation de Néandertal et d'un pré-sapiens. Ainsi, Néandertal n'aurait pas réellement disparu. Il aurait juste été « assimilé ». Certains ont inventé une classification qui va dans ce sens. Ainsi, Néandertal et nous, Cro-Magnon, serions tous deux des Homo sapiens. A la nuance près que Néandertal serait un Homo sapiens neanderthalensis, et que nous, nous serions Homo sapiens sapiens. Le nom latin de Néandertal prend un h après le t, c'est une sombre histoire d'orthographe changeante de la langue allemande.
— Comme quoi, la langue évolue, elle aussi.
— Toujours est-il que c'est là que les travaux de Komarov entrent en jeu. Bien que tout cela soit malsain au plus haut point, on pourra enfin savoir si, oui ou non, il y a eu hybridation. Jusque-là, avec les trop rares fragments d'ADN néandertalien à notre disposition, il nous était impossible de trancher. Mais peut-être que maintenant...
— Vous disiez qu'il pouvait nous être supérieur ? coupa Abby.
— Physiquement, oui. Psychiquement, peut-être. Il nous ressemble énormément, et puis... Vous devez savoir que le volume crânien de Néandertal est notoirement supérieur au nôtre. Bien que ce ne soit pas forcément signe d'une plus grande intelligence. Abby, il faut bien comprendre que le meilleur ne gagne pas toujours au petit jeu sadique de la Vie et de l'Evolution. C'est plus compliqué. Certains chercheurs avancent qu'il y aurait eu une guerre entre nous et lui. Et que, tout simplement, nous aurions gagné. On pourrait alors parler de génocide.
— Un génocide ! souffla Abby.
— Nous ne le saurons jamais. Tout simplement parce que l'Histoire n'a gardé aucune trace de ces événements. Avant l'invention de l'Ecriture, c'est toute notre Histoire qui se perd dans ses propres brumes. La Préhistoire est un mystère insondable.
— Toutes ces choses qui se sont déroulées... et qui sont perdues à jamais. C'est tellement vertigineux, fit Abby, pensive.
— C'est pour ça que certaines personnes tentent par tous les moyens de retrouver ces informations disparues dans le tourbillon de la Préhistoire. Komarov a sûrement découvert beaucoup de choses importantes sur la lignée humaine. Mais... quel est le prix à payer ? Il a osé. Jusqu'à ça. Jusqu'à cette pauvre créature blessée. Terrorisée. Maltraitée.
— Il faut absolument appeler des secours. S'il y a d'autres survivants, humains comme pré-humains...
— Non, Abby, fit Craig fermement. Hors de question de laisser les autorités russes s'en mêler. En tout cas pas avant que nous ayons tout découvert. Pas avant que vous ayez tout vu. Vous devez tout dévoiler au monde entier. Autrement, qui peut savoir ce que ces tarés de popov vont encore inventer ? Abby, les Russes sont des psychopathes. Si ces types-là récupèrent le dossier, je n'ose imaginer comment les choses vont tourner. Ils ne doivent pas récupérer cette technologie. L'affaire ne doit pas être étouffée.
— Je comprends, mais...
— Ecoutez, coupa Craig, de toute façon ils ne vont pas tarder à débouler. La piste qui mène jusqu'ici n'est pas brouillée. Ils n'auront aucun mal à la remonter, acheva-t-il, résigné.
Craig se remit à avancer dans le couloir. Abby continuait de réfléchir à cet étrange processus de résurrection. Quelque chose lui échappait.
— Nathan, attendez.
— Oui ?
— Imaginer le code génétique de Néandertal sur un écran d'ordinateur est une chose, mais... recréer son génome sous forme de véritable ADN en est une autre, non ?
— Bien vu, admit Craig.
— Eh bien ? Comment avez-vous fait ?
Craig sembla hésiter un instant.
— Je vais vous montrer.
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