Un autre jour
Un autre jour, dans la salle à peine éclairée de l’auberge. Aušra lit méticuleusement un livre dont je saurai bientôt qu’il s’agit des ‘Sonnets à Orphée’ du même Rilke. Elle ne se distrait guère de sa lecture, comme si elle était fascinée par le poème, livrée corps et âme à la magie des mots. Elle paraît transparente à force de beauté. Il y a, tout autour de son front, une manière d’auréole qui la pare. Comme si une extase flottait à fleur de peau. Comme si la brume de son âme se dissipait, l’enveloppant dans un bain de douce clarté. Je la crois vraiment femme de lettres, oublieuse du monde, vibrant au seul rythme des vers, devinant par avance l’enchantement qui se prodigue à simplement les écouter. A peine rentré à la Résidence, je feuillette ‘Les Sonnets’. Je lis la page sur laquelle Aušra s’est arrêtée, laissant le livre ouvert sur le blanc de la table, cette virginité dont semblaient naître les signes noirs des mots.
« Où est sa mort ? Vas-tu composer ce récit,
avant que ta chanson ne se perde, engloutie ?
Où sombre-t-elle, hors de moi … Presque une enfant… »
Les mots du Poète, je les adresse à l’Ecrivain que je suis. Le Poète me questionne sur celle qui est, avec le temps, devenue mon Double. Je suis interrogée sur « sa mort », c'est-à-dire sur la mort du roman que j’écris. Aurais-je au moins la force, tant qu’elle est vivante, certes à la manière d’une brume, la force d’aller plus avant dans le récit, de tracer son destin, d’ouvrir la clairière de son histoire ? Ou bien, lassé de ne pas la connaître, l’abandonnerais-je en chemin, acceptant qu’elle « sombre hors de moi », la perdant à tout jamais, tel Orphée privé de son Eurydice ? Redeviendrait-elle alors, Aušra, retrouverait-elle son enfance primitive, sa valeur originelle ‘d’aube’ ? Ce sont ces questions qui m’assaillent comme autant de sombres événements dont, bientôt peut-être, je ne pourrais plus me relever, enseveli dans les bandelettes de mes propres mots ?
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