B.D.V. à consulter sur place Le classeur à tiroirs n° 7910
J'avais déjà tenté, il y a plusieurs années, d'écrire une sorte de journal ou d'autobiographie. Ma venue dans ce monde, mon enfance, ma famille, notre vie. Mais lorsque l'on écrit sur soi, il faut s'attendre à dévoiler des secrets, à se mettre à nu, à faire ressortir des fantômes et à blesser aussi.
Et mes souvenirs d’enfance étaient pour la plupart pénibles et douloureux. De nombreux se sont effacés de ma mémoire, comme si j’avais occulté à jamais cette partie de ma vie.
En choisissant d'écrire et de tout consigner dans ce journal, certains paragraphes de mon existence avaient resurgit, étaient-ils quelque part cachés dans un coin de ma mémoire?
Malheureusement, j’avais beau chercher, je n’avais aucune image de bonheur qui me venait à l’esprit. Cette autobiographie devenait plus une synthèse, une analyse de ma famille, une psychothérapie exutoire.
J’ai longtemps essayé d’analyser les manquements de ma petite enfance : la difficulté pour ma mère à communiquer et à donner à un enfant de ce qu'il peut attendre d'une mère. Elle n'avait pas appris ou n'avait pas su. Le manque de moyens et d’éducation dus à la détresse sociale de notre famille. Son passé, elle avait été orpheline à l'âge de deux ans, maltraitée dans un orphelinat et détruite par les hommes.
Des carences et des souffrances qui bouleverseront irrémédiablement la petite fille que j'étais ou que je ne fût jamais. Après l'écriture d'une douzaine de page, j'ai arrêté. Trop tôt. Beaucoup trop tôt.
Quelques années plus tard, alors que je cherchais un bon sujet photographique et que je mettais mise en tête de prendre des clichés de portes, heurtoirs, boîtes aux lettres... Je passais devant un étrange immeuble. Une sensation de vertige et de malaise m'ont saisi, et une sorte de souvenir furtif, me parcouru comme un courant électrique des pieds jusqu'au bout de mon crâne.
Je m'arrêtais devant la porte, elle n'avait rien de particulier. Une vieille poignée d'un autre âge, en porcelaine et en laiton, mais pas d'accroche pour une photographie. Je pris du recul. L'immeuble faisait 4 ou 5 étages avec des fenêtres sans attraits, des volets en bois vieillis et la façade noircie par le temps, les intempéries et les années. Je regardais dans l'objectif, sous plusieurs angles, mais rien ne se passait.
Pourtant, cet immeuble me rappelait un vague souvenir d'enfance, un immeuble dont j'avais peur et que je voyais de la fenêtre de notre habitation, de l'autre côté de la Seine sur la droite. C'était un vieil immeuble abandonné avec les fenêtres ouvertes où seules quelques personnes vivaient encore. Le mot squat n'existait pas dans notre vocabulaire. Mais tout le monde avait surnommé cet immeuble : l'immeuble noir ou hanté, il était au milieu de nul part, il fallait traverser un terrain vague, l'escalier était sombre et sale. Ma mère m'y emmenait pratiquement toutes les deux semaines, je lui tenais la main, fait très rare, mais toujours dans ces moments là, j'avais terriblement peur. De l'autre main, elle tenait un caddie avec des provisions alimentaires. Je ne comprenais pas le geste de ma mère. Nous vivions dans la misère, dans un local de quelques mètres carrés avec une petite arrière cuisine et un toilette. C'est tout. Pas de salle d'eau, pas de chambre, rien que ces quelques mètres carrés où nous vivions avec mes frères et sœurs. Elle m'emmenait toujours voir une vieille dame âgée et lui donnait nos provisions. La dame ressemblait à une sorcière, elle me faisait peur, les gens de l'immeuble me faisait peur. Pourquoi ma mère m'emmenait systématiquement moi ? Cet immeuble devant lequel je me trouvais me rappelait ce souvenir.
Revenant à la réalité, je vis quelque chose qui attira mon regard. Je n'y avais pas pris garde mais une petite enseigne était accrochée à droite de la porte, en laiton peut être, les lettres un peu effacées, quelques peu grisées par le temps. Pendant que j'essayais de déchiffrer, je sentis les pas d'une personne pressée. Cette dernière ouvrit rapidement la porte et referma derrière elle tout aussi vite.
Arrivant enfin à déchiffrer quelques lettres B - D - V ou U pour la dernière.
Dessous une inscription en majuscule « ARCHIVES A CONSULTER SUR PLACE » et enfin entre parenthèses, dessous et en italique « (base de données extérieures au SIVN) ».
Cela ne me disais rien, il s'agissait d'archives. Comme j'en avais l'habitude, je suis entrée pour me renseigner. Je le faisais depuis plusieurs années et cela fonctionnait plutôt bien. J'aimais apprendre et étais curieuse de tout.
J'ouvris la poignée assez facilement, je me trouvais devant un vestibule assez étroit, les murs étaient sombres pas réellement décorés. Avant de refermer la porte, je regardais bien autour de moi. J'aperçus scotché sur le mur, une affiche A4 format à l'italienne avec une inscription au-dessus d'une flèche indiquant la direction : « ACCUEIL ARCHIVES ». Je poussais doucement la porte sans la fermer complètement.
Le parquet sur le sol fit retentir le bruit de mes talons. Je pris l'air assuré et me dirigeais droit vers le comptoir « accueil » où je voyais à peine une tête penchée sur quelque chose. Je m'approchais, j'attendais patiemment que l'agent d'accueil ait terminé sa tâche. Elle releva la tête, me sourit timidement, je lui rendis son sourire par un plus grand en la saluant poliment.
- je suis à vous tout de suite, me dit-elle
- prenez votre temps, je ne suis pas pressée.
Je l’observais, elle avait la trentaine, fluette, queue de cheval tirée de telle sorte qu'aucun de ses cheveux ne soient indomptés. Elle portait une robe chasuble grise juste rehaussée par un sautoir style gothique surmonté d'une pierre en forme de cœur, couleur rouge bordeaux. Une touche d'originalité ? Elle semblait écrire des notes sur une chemise cartonnée. Sur le comptoir, pas grand chose pour me donner des indices. Un pot rose avec une jolie composition florale improvisée, un bouquet de jardin ? Derrière elle, d'autres chemises de différentes couleurs. Je crus lire sur une affiche « base de donnée de vie » ? C'était bizarre, cela ne voulais rien dire. Pendant que je continuais mon inspection, la jeune femme m'interpella :
- excusez-moi de vous avoir faire attendre, que puis-je faire pour vous ?
(Je devais gagner du temps)
- non ne vous excusez pas, cela m'a permis d'admirer cette très jolie composition florale, ce sont les fleurs de votre jardin ?
La jeune femme devient radieuse, oui, je les ai cueillies ce matin, cela vous plaît ?
- c'est très joli, les couleurs sont très belles et harmonieuses, vous devriez être fleuriste (bon pour le coup de la fleuriste, c'est vrai là, j'exagèrais un peu mais comme je ne savais pas où j'étais, je préfèrerais la mettre à l'aise avant de la questionner. Mais son bouquet était très beau, une artiste)
- merci cela fait plaisir que vous l'ayez remarqué, la plupart des personnes ne s'arrête pas vraiment pour discuter des fleurs si vous voyez ce que je veux dire ?
(et bien en fait, non je ne voyais pas très bien ou elle voulait en venir) et je lui réponds :
- les gens sont pressés de nos jours, ils courts et ne prennent plus le temps de voir ce qui est beau.
- c'est exactement cela me répond-t-elle, ils me tendent leur carte d'identité, je leur donne l'endroit pour consulter leurs archives et après ils repartent sans même dire au revoir. Je peux comprendre pour certains mais d'autres... (je crois qu'elle n'ira pas plus loin) Enfin, que puis-je pour vous ?
- je crois la même chose que les autres.
- vous avez votre pièce d'identité, carte d'identité, un permis de conduire ?
- j'ai les deux, tenez.
- alors... l'année 1966. F, ce ne sont pas les noms qui commencent par F qui sont les plus faciles à trouver. Il y en a des tonnes !!
En plaisantant, je lui dis que mon prénom, est un des plus répandus dans notre pays et que je ne suis pas du genre à faciliter la tâche. J'ai des homonymes même dans ma région.
- alors, on y va me dit-elle, en riant. Elle tourne les pages et s'arrête parfois sur un nom puis, un hochement et un non de la tête, non pas cela encore... je suis désolée cela peut prendre du temps. il n'y a pas d'ordinateur ici, ce n'est pas possible compte tenu du caractère sensible des données.
- pas de problème, je comprends (je suis perplexe)
- elle relève la tête dans un sourire triomphant 'j'ai trouvé !' sous-sol 4 couloir 20 n°7910, je vous le note sur un post-it. Vous prenez cet ascenseur sur votre gauche, elle me montre effectivement un ascenseur que je n'avais pas remarqué.
Au moment où je prends le post-it, elle remarque mon appareil photo.
- je suis désolée, mais les photos sont interdites, vous devez laisser votre appareil ici
- pas de soucis je comprends. A tout à l'heure.
Je ne sais pas très bien où je me vais mais je m'y rend, ce sera une nouvelle curiosité à raconter à mes amis.
J'appuie sur le bouton de l'ascenseur, mais, déjà, il s'ouvre et avant même que je n'entre la personne entrée rapidement tout à l'heure sort précipitamment en me bousculant, en bredouillant des excuses brouillés par des sanglots difficiles à dissimuler. Je la regarde s'éloigner, j'interroge du regard la réceptionniste et elle me chuchote du bout des lèvres « X » en prenant un air peiné.
Je prends l'ascenseur, appuie sur le bouton -4. Les portes s'ouvrent. Je descends, je sens de la symbolique dans cette descente lente de cette boîte calfeutrée, neutre, seuls les boutons qui vont de 0 à -10. Il n'y a pas de miroir. Rien, j'ai l'impression d'être dans un tombeau et que je tombe lentement aux enfers.
Je rentre dans une immense salle d'archives éclairés par des néons, le sol est feutré d'une moquette bordeaux. Des rayonnages de tous les côtés mais avec une symétrie parfaite, de grandes armoires avec des chiffres. Quelques unes sont ouvertes, il y a quelques personnes installées à des petites tablettes insérées sous chaque tiroirs, que l'on glisse pour poser un livre. Un peu à la manière des vieilles bibliothèques britanniques, en bois, construites à même le mur et qui ne pouvaient pas être déplacées et qui, au niveau de la taille, avaient des tablettes insérées pour poser l'encyclopédie et lire.
Je me dirige vers l'archiviste pour lui demander comment consulter mon armoire. Elle me demande le code, et de nouveau ma carte d'identité, je lui tend le post-it. Elle consulte directement avec le numéro, elle y retrouve certainement mon nom puisqu'elle me tend ma carte d'identité.
- suivez-moi me dit-elle, elle est très distante et moins sympathique que la jeune fille du premier étage.
Elle me fait prendre place sur un petit chariot à deux places. Nous roulons alors doucement vers les longs couloirs remplis de milliers d'armoires, de classeurs. J'aperçois une vieille femme penchée sur un dossier rose, elle sourit. Puis quelques mètres plus loin, un garçon, je n'ai pas eu le temps de voir la couleur de son dossier, mais il ferme son tiroir avec violence et une certaine agressivité.
L'archiviste s’arrête : «chut, un peu de décence, je vous prie sinon, je vous fais sortir». Le garçon la regarde, l'air en rage mais se maîtrise.
Elle, reste de marbre. J'observe les mains de cette accompagnatrice peu communicante. Pas de bague, pas d'alliance. Des doigts longs, des ongles vernis et manucurés. Elle aussi, est habillée de façon austère mais rien dans sa tenue n'attire l’œil. Son visage est banal, comme si elle était transparente sur moi, elle glisse, pendant que je laisse mon esprit vagabonder dans cet endroit surnaturel. Je sens le chariot ralentir.
- nous y voilà couloir n° 20.
Elle me tend alors une clé, avec une inscription n° 7910.
- vous me la rendrez dès que vous aurez fini.
Je descend, la clé dans la main droite. Elle me laisse devant cette grande rangée d'armoire, en tête de gondole un chiffre « 20 ». Je m'avance les armoires sont toutes numérotées, cela commence par 1 pour le rez de chaussée, je comprends vite que mon 7 sera sur les hauteurs (j'ai le vertige), le 910 correspondant à la 910ème armoire. Bon, je commence.
Je me dirige vers une grande échelle échafaudage sur roulette. Je la glisse, finalement assez facilement, le long du couloir, et je compte pour arriver au niveau 1910. Je m'arrête et je grimpe, 2,3 presque au 5, 6, mes mains et mes jambes commencent à trembloter.
Voilà, je suis devant une armoire à tiroir coulissant. Tout en haut en grosse lettre le numéro 7910. J'introduis la clé, je tourne, la glissière descend, non pas dans un bruit fracassant, comme j'aurais pu le croire, mais elle glisse doucement vers le bas dans un silence presque solennel.
Devant moi différents tiroirs, de différentes couleurs avec des datages par cycle de vie. Enfance 0 à 7. Enfance 8 à 14... le cycle continue par tranche de 7 années. Très bizarrement, les chiffres 7 et 14 ont toujours été des chiffres que j'aimais ou du moins qui signifiaient quelques chose depuis mon enfance. Les rares fois où j'ai joué à la loterie, je jouais ces numéros, mais ils ne m'ont jamais apportés chance. Peut être étaient-ils des numéros de malchance, finalement !
Les trois premiers tiroirs sont de couleurs noirs grisés, la couleur de la souillure, la couleur du sale, du deuil. Je n'ai pas envie de l'ouvrir, mais je dois commencer par là, le début. Chaque tiroir a une petite clé. Je tourne, j'ouvre, c'est un tiroir à dossiers suspendus. Je prends la première chemise, elle est grise, pas très épaisse. J'y lis ma date de naissance, son lieu, quelques notes sur ma conception. Rien de spécial pour moi, je ne lis que ce que je sais déjà. Que je n'étais pas destinée à être, ni désirée. Pire qu'un accident. Mon prénom, un seul, donné par la sage-femme qui m'a mise au monde. Les chemises ensuite sont archivées dans l'ordre alphabétique. Je ne trouve ni le mot amour, ni le mot affection. Au mot E, je trouve enfant une phrase « 7 ans, mère de sa mère ». À P, le mot peur. Oui je me souviens que j'avais peur, tous les soirs, je regardais sous mon lit, derrière ma porte, dans tous les recoins. Puis, je mettais mes couvertures sur ma tête, et j'essayais de m'endormir en espérant que les monstres ne viendraient pas. Je trouve également poux. Oui ce fût des moments humiliants pour moi à l'école d'abord, on vous rangeait dans le couloir en ligne près des portes-manteaux, l'infirmière inspectait votre tête. Lorsqu'elle trouvait des poux, elle appliquait de la poudre blanche partout. Je rentrais dans la classe la tête basse, honteuse m’asseyais sur ma chaise d'écolière, nous avions des tables avec des encriers et des buvards. Alors les poux tombaient sur mon cahier de classe, avec mes larmes. La maîtresse passait prenait sa règle et déchirait d'un coup ma feuille pour la glisser dans la poubelle. J'ai oublié le son des rires moqueurs des enfants de ma classe et qui me méprisait d'être pauvre et d'avoir des poux. J'ouvre les chemises, une par une, je pleure... quelques larmes viennent tomber sur certaines des chemises, encore ? Bon, cette fois sans poux, je suis devenue une maniaque de la propreté.
Je trouve un ou deux clichés, des souvenirs imprécis. Des photos de classe. Je suis triste sur les photos. Je n'ouvre jamais la bouche, juste un sourire timide.
Le tiroirs 7 à 14, toujours P les mêmes mots, peur, poux, et péritonite. Pour ce dernier mot, il me faudrait quelques pages d'écriture pour raconter cette épisode douloureux et humiliant de ma vie ?
R, le nom de mon beau-père, période où il est venu s'installer à la maison. Déjà enfant, je savais, j'étais clairvoyante, je voyais qu'une ombre et des années encore plus difficiles allaient arriver. Je cherche désespérément des mots heureux.
Surprise, j’entends un bruit de chuchotement. Je baisse la tête, j'ai peur du vide. La jeune fille de l'accueil est en bas. Elle tient une tasse dans chaque main.
- petit café, me chuchote-t-elle
- merci, avec plaisir.
Je descends doucement, je la remercie. Elle m'explique que c'est sa pause, et qu'elle ne discute pas avec les gens en général mais qu'elle avait envie de me faire plaisir. Je lui réponds d'un sourire. Elle voit dans mes yeux que je suis abîmée. Elle regarde le haut de l'étage, voit les couleurs de mon enfance. Et avec empathie et douceur, elle me dit que si je veux, je peux fermer ces tiroirs pour toujours. Au moins ceux de couleur noire. Elle me dit que les clés des tiroirs, peuvent fermer définitivement. Elles sont à moi, c'est ma vie et mes souvenirs et que j'ai le droit d'en faire le deuil. Que je peux les glisser dans ma poche. Il n'y a que la clé de la grande armoire que je dois rendre, ma vie n'est pas finie, elle aperçoit quelques tiroirs colorés de mon existence. La couleur peut continuer, vous devez avancer me dit-elle ! Puis elle me dit au revoir et elle s’éclipse.
Je remonte tranquillement, je relis quelques chemises de ces deux premières tranches de vies. Je tourne la première clé, puis la seconde. Je les glisse dans ma poche. C'est suffisant pour aujourd'hui. J'ai vécue mille vies, mes souvenirs d'adolescence seront pour plus tard.. J'ai forgé ma personnalité mais je sais à présent que je ne peux revenir en arrière et que le mot deuil est le seul mot que je dois conserver pour mon enfance.
Après les formalités d'usage, je quitte cet endroit. Je retrouve la rue, la ville, ses passants, la réalité.
Je me demande, le temps d'un instant, si chaque personne a une vue différente de cette immeuble et ce qui la pousse à entrer ?
Je marche doucement et sans m'en apercevoir, je traverse le pont où coule la Seine. Je suis née dans un département où le mot Seine est écrit.
Alors, je sors mes deux clés et je les jette dans le fleuve qui m'a vu naître et qui fût celui de mon enfance.
Aujourd'hui, je lui dit adieu et j'en fais le deuil.
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