Tortue

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Elle n’avait jamais rien connu d’aussi éprouvant. Ses membres tremblaient sous l’effort mais elle tentait de s’accrocher, d’avancer.

Les autres, autour d’elle, semblaient plus à l’aise. Elle maudit sa taille, la faiblesse de son corps. Elle se morigéna et tenta de faire un pas.

Le paquetage sur son dos excédait de beaucoup ce à quoi elle avait été habituée. On l’avait pourtant prévenue, elle allait passer dans une tout autre division, un autre monde, un endroit où bien peu d’élus avaient accès.

Allez, se dit-elle. C’est le premier pas qui coûte. Après, tout va s’enchaîner, ce sera moins dur.

Son pas fut des plus petits, lourd et hésitant. Elle poussa pour un deuxième qui se révéla tout aussi difficile.

Le troisième ne vint pas. Pas tout de suite. Et quand enfin, il vint, elle se retrouva écroulé sur le sol, le poids l’immobilisant.

Le sergent-instructeur hurla.

« Cassjan ! Tu crois que t’es là pour bouffer la terre ! Debout ! »

Tu n’y arriveras pas, se dit-elle, ses narines obstruées par la terre humide. Qu’est-ce que tu croyais ? Que t’allais pouvoir accéder au plus haut des titres juste parce t’en veux ?

Elle incendia encore son corps.

Pourquoi n’était-elle pas grande et forte comme son père ? Dure et endurante comme sa mère ?

« Alors, vous avez cru que vous étiez en vacances ? Vous vous croyez les plus durs, les plus forts ? Vous n’êtes que des abjectes mollusques ! Et vous savez ce que ça fait les mollusques, ça rampe ! Alors, restez à ramper sur le sol ! Et puis vous ferez votre sac et vous rentrerez chez vous ! Pas de ça ici ! cracha l’instructeur. »

Elle souffla, évacuant la terre de ses narines, puis poussa pour se relever. Un centimètre par centimètre.

« Parce que si vous cédez ici, n’espérez même pas remplir votre mission ! Vous conduirez juste tout le monde à la mort ! »

A un moment, elle sentit un goût acre remonter dans sa gorge et se retint de vomir.

Pas de panique, tu connais ça. Quand t’es au fait de l’effort, que tu sens la nausée te prendre. C’est juste normal, s’encouragea-t-elle. Tu peux continuer. Tu n’es pas venue jusqu’ici pour repartir comme une première classe.

Enfin, elle arriva à dégager sa tête, ses membres n’étaient pas encore en pleine extension mais, elle pouvait voir ce qui se passait.

Elle constata avec surprise qu’elle n’était pas la seule qui se battait contre la gravité. Les meilleurs avaient fait quelques pas de plus mais étaient soit immobilisés, soit au sol.

« Ici, on ne veut pas les meilleurs, on veut le meilleur ! Il n’y a pas de seconde place ! Alors, vous passez ou vous dégagez ! Ceux qui d’ici la fin de la journée n’auront pas atteint la ligne d’arrivée pourront retourner faire bronzette sur la plage. Les autres, vous aurez la chance de venir au prochain exercice et de voir votre charge augmenter de dix pour cent ! Et si vous vous prenez pour la crème de la crème juste parce que vous avez réussi à tenir une seule putain de journée, dîtes-vous que c’est pas une journée qui vous attend mais des milliers ! »

Elle savait ce qu’il faisait. Ce n’était pas seulement un test de résistance physique mais également mentale.

Allez, Terry, encore un centimètre, t’en es capable. Pense à tous ceux qui t’ont traité comme une moins que rien. Non, ne pense pas à eux, tu n’as rien à leur prouver ! Pense plutôt à ceux que tu sauveras. Parce que tu ne craqueras pas.

Elle n’était pas encore complètement debout mais elle tenta un pas et le réussit. Le paquetage ne lui semblait pas moins lourd, non, juste important. Plus important qu’elle. Quoi qu’il arrive, elle ne devait pas le laisser tomber.

Au bout de deux heures, elle avait réussi à faire une dizaine de pas. La ligne d’arrivée lui parût très lointaine. Elle ne regarda pas les autres, ne voulant pas savoir combien l’avaient déjà passé.

Elle atteint le moment où sa conscience n’était plus totalement là et pourtant entièrement focalisée sur ce qu’elle avait à accomplir : passer cette ligne avec son chargement sur le dos.

Son corps ne lui importait plus. Qui était-elle d’ailleurs pour souffrir d’un si petit exercice ? Pouvait-elle seulement se plaindre ?

Elle ne s’écroula pas après avoir passé la ligne. Ses muscles, tétanisés, refusaient de lâcher prise. Un aide vint près d’elle pour désangler son paquetage. Il dégringola et s’abattit sur le sol.

Même là, elle ne put bouger.

Enfin, elle tourna la tête à droite et à gauche pour voir d’autres de ses congénères dans le même état de tétanie.

« Vous avez passé la première épreuve, le premier test, cria le sergent instructeur. Ne tentez pas de regagner les baraquements maintenant, vous ne ferez que vous faire des élongations si ce n’est pas déjà fait. Attendez que les muscles se relâchent avant de bouger. Et habituez-vous à cette sensation, car vous la ressentirez souvent désormais. Vous n’êtes pas là pour vous, vous êtes là pour nous ! Rentrez-vous le bien dans le crâne ! »

Les aides nous aspergèrent d’eau chaude à l’aide de jets et il fallut un moment avant que chacun puisse bouger. Pas librement, non, juste se traîner de manière indigne jusqu’au baraquement.

Avant de rentrer, elle leva la tête pour observer la gigantesque affiche qui ornait le bâtiment.

« Le monde a besoin de vous ! Devenez celui ou celle qui le sauvera ! »

Une image d’A’Tuin, la grande tortue céleste, leur mère à tous, portant les éléphants et le monde, se trouvait sous le texte.

Elle se sentit toute petite et ridicule sous le regard sage de son ancêtre. Son ancêtre qui se mourrait et qui ne pourrait plus les transporter d’ici peu. Quelle effronterie l’avait prise à l’idée qu’elle pourrait lui succéder ? Qui était-elle pour se croire aussi sage et vénérable qu’A’Tuin ?

Un léger vent fit bouger l’affiche et la tortue céleste sembla lui faire un clin d’œil.

Oui, elle n’a pas toujours été ce qu’elle est, pensa Terry. Elle aussi, un jour, elle a dû être une minuscule petite tortue, trop petite pour qu’on lui confie le sort d’un disque-monde.

Dégageant sa tête, elle la poussa un peu plus hors de sa carapace et entra sans la baisser dans le baraquement.

NDA : Hommage à Terry Pratchett et à son disque-monde !

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