5.

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En entrant dans la salle de contrôle ce matin-là, j’ai demandé à Tanikaze depuis combien de temps le sujet était réveillé. On me répondit qu’il l’était depuis un peu plus d’une heure. À ce stade, je n’ai rien constaté d’anormal, si ce n’est que le commissaire scientifique était dans la pièce. Comme toujours au même horaire, on a servi son repas au sujet : ce jour-là, c’était deux faux-singes vivants, la nourriture qu’il mangeait avec le plus d’appétit. Il leur a cassé le cou délicatement et nous a tourné le dos pour se repaître. Vatel s’est approché près de moi et il a dit en se penchant un peu trop :

— Le dernier repas du condamné, hein ?

Ce à quoi j’ai demandé des précisions. Alors, Vatel m’a appris que l’ordre venait de tomber.

— C'est aujourd’hui qu’on lui extrait le cœur, a-t-il annoncé sur un ton triomphal, en guettant ma réaction.

— Extraction de l’organe S², Vatel, l’a alors repris le commissaire scientifique sur un ton revêche. Vous serez prié de vous exprimer correctement.

Vatel s’est excusé, mais j’aurais préféré qu’il réitère et prenne une décharge fatale sur son implant terminal. Je l’ai toujours trouvé stupide, de toute façon : je peux le dire, à présent. Comment un type pareil a-t-il pu avoir sa certification ? Il l’a achetée, n’est-ce pas ?

Je me suis tournée vers la vitre qui nous permettait de voir Stripe. La veille encore, j’étais restée plus longtemps dans le labo pour tenter de parler au spécimen, et je trouvais qu’il avait bien réagi puisque cette fois, il s’était retourné et m’avait fait face tout du long. Je me doutais dès le début du protocole de la façon dont il allait terminer, mais apprendre que le grand jour était arrivé me fit un peu de peine. Je ne devrais sans doute pas le dire, après tout, beaucoup de gens sont morts. Mais c’est la vérité, et vous m’avez demandé de dire la vérité.

Stripe était assis en tailleur sur sa couche, occupé à se lécher les griffes. Il les nettoyait minutieusement, l’une après l’autre. C’était une créature propre, qui appréciait de se laver. Sa longue queue blanche et rayée était déroulée autour de lui, parce qu’étant assis le dos tourné, on ne pouvait pas voir ses organes génitaux. C’est en constatant qu’il les cachait automatiquement – et qu’il attendait toujours d’être seul pour faire ses besoins – que j’ai réalisé qu’il était sentient et sensible. Un autre exomorphe, non sapiens, n’aurait pas cherché à se dissimuler ainsi. Vatel disait qu’il s’agissait d’un réflexe de camouflage rituel de sa part, pour ne pas provoquer les autres mâles ou quelque chose du même ordre, mais moi, je crois que c’était de la pudeur vis-à-vis de nous. D’après ce qu’on lit dans la bibliothèque du Crypterium, les ældiens ont toujours été en contact avec les humains. Ils nous connaissent. En tout cas, si en tant qu’organisme mâle, Vatel se pensait assez offensif et bien placé sur l’échelle de l’évolution pour concurrencer un être comme Stripe, je pense que depuis, malheureusement pour lui, il a changé d’avis.

— Il est loin de se douter de ce qui va lui arriver, a commenté cet imbécile une nouvelle fois. Il se fait les ongles, bien tranquillement... Sans savoir que dans cinq minutes, on le débite en rondelles !

En entendant cela, Tanikaze lui a touché l’épaule avec sa tablette holo, de manière un peu brusque.

— Vatel, on ne sait toujours pas s’il nous comprend ou non, a-t-il dit avec une drôle de grimace. Même si les micros sont fermés, on ne sait jamais.

Lui non plus, n’appréciait pas Vatel.

Vatel répliqua que si le sujet comprenait le Commun, cela ferait longtemps qu’on s’en serait rendu compte. Je n’étais pas entièrement d’accord avec cette hypothèse. Le sujet nous avait montré à plusieurs reprises posséder une certaine propension à la dissimulation, comme lorsqu’il avait réussi à nous cacher, par exemple, sa nyctalopie et sa capacité de vision infrarouge. Mais je n’ai rien dit. Vatel annonça à haute voix qu’il allait ouvrir les gaz. Il insista sur le fait qu’il voulait voir le sujet conditionné au plus vite, car il souhaitait regarder la course d’astronefs qui devait passer en direct de Keteres sur le canal républicain. Il pérora sur le « petit bolide » qu’il allait s’acheter avec sa prime, qu’il comptait choisir parmi ceux montrés au test de ce soir.

— Tu ne pourras jamais t’acheter une de ces machines présentées dans l’arène de Keteres, Vatel, l’a alors rabroué Tanikaze. Même avec la prime qu’on te filera pour avoir découpé Stripe.

Tanikaze s’est fait lui-même rappeler à l’ordre par le commissaire, pour discussion non conforme au protocole scientifique. Mais quand Vatel s’est approché de la commande d’ouverture du gaz anesthésique, je l’ai tout de même arrêté, quitte à me faire tancer à mon tour. Parfois, je me dis que ce n’est pas pour faire de telles choses que j’ai réalisé ces études-là. Pas pour gazer et découper des créatures sublimes qui, comme nous, ne demandent qu’à déployer leurs ailes dans l’univers. Oui, enregistrez-le si vous voulez.

Donc, j’ai arrêté le geste de Vatel. Et à cause de cette intervention de ma part, on peut dire effectivement que je suis responsable de sa mort, et de celle des cinquante-quatre autres personnes qui se trouvaient dans le complexe à ce moment-là.

— Laisse-le finir de manger, lui ai-je dit. Qu’il ait au moins un petit bonheur avant de mourir. Même les condamnés à mort, on leur sert un dernier repas avant de couper leur connexion neuronale ou de les jeter dans l’espace.

Tanikaze a acquiescé, et le commissaire n’a rien dit. Donc, on a laissé Stripe finir son faux-singe. Pendant ce temps-là, Vatel préparait la table de dissection. Le protocole consistait d’abord à extraire l’organe solenoïde, puis à passer le reste du corps dans la découpeuse, pour enfin couler chaque lamelle dans de l'isomercurial. Ces lamelles auraient ensuite été mises dans des caissons, chacun envoyé dans un coin différent de la galaxie, et enterré à plusieurs centaines de kilomètres sous terre, sur un site protégé et classifié secret-défense, avec le logo « déchets hautement radioactifs de longue vie ». Le tout assorti d’un mécanisme anti-intrusion sophistiqué. Depuis la mise au jour catastrophique du site antique d’Onkalo par les premiers archivistes – et la perte de l’un des rares endroits non contaminés de Terra qui s’ensuivit – le consortium de gestion des risques a décidé de faire dans l’explicite.

Mais cela ne s’est pas passé comme prévu. Lorsque Vatel est revenu devant la vitre, estimant qu’on avait suffisamment laissé de temps à Stripe pour finir de manger, le sujet n’était plus dans sa cage. Le petit module suspendu dans le champ énergétique était vide. Tanikaze et moi, ainsi que le commissaire, n’avions rien vu non plus.

C’est à ce moment-là qu’on a actionné l’alarme. À ce stade, nous n’étions pas réellement inquiets : nous pensions que le sujet n’avait aucune chance de nous atteindre, puisque sa cellule était isolée au milieu d’un complexe truffé de pièges et suspendue par un champ énergétique à plusieurs centaines de mètres du sol, soigneusement enchâssé dans cette structure défensive qu’on appelait « le filet ». Bizarrement, on ne s’est même pas demandé comment il avait pu la quitter. Nous pensions qu’il était accroché à un rebord de son module, ou qu’il avait peut-être réussi à grimper dessus. Les spots lumineux furent dirigés vers cette zone : nous savions que le sujet réagissait à la lumière trop vive, et qu’elle l’éblouissait. Comme nous ne le voyions pas, nous avons même pensé qu’il était tombé : si c’était le cas, il avait peu de chance d’avoir conservé son intégrité physique.

C’est pourquoi nous avons pensé à regarder partout, sauf devant notre nez. Et quand un tapotement sec se fit entendre sur la vitre, juste à quelques centimètres de nous, il nous fallut à tous un certain temps avant de réaliser ce qui se passait. Il fallait que l’image de la rétine monte au cerveau, qui lui, refusait de la traiter.

Stripe était devant là, tapotant le vitrage blindé avec son doigt noir et pointu. Et il nous souriait. Jusqu’ici, on ne lui avait jamais vu d’autres expressions que celles, primales, de la rage et de la douleur : la plupart du temps, il n’en avait pas du tout. Le plus horrible, ce n’était pas tellement ce sourire anormal et carnassier ni le constat soudain qu’il savait sourire. Encore moins ces yeux lactescents sans humanité qui nous regardaient avec un air presque ironique, moqueur et cruel. Non, ce qui nous stupéfia, c’est le fait qu’il flottait dans l’espace, à plusieurs centaines de mètres au-dessus du sol. Dans le vide. Alors, je me suis rendu compte qu’en dépit de tous nos tests, nous ne savions rien de lui. Mais à ce moment-là, tout le monde pensa sûrement la même chose. Qu’était donc cette créature ? Quelle sorte de malheur avions lâché sur la galaxie ?

La bakélite céda dès qu’il passa son poing dedans. Cela non plus, nous ne l’avions pas prévu. Sa première victime fut Vatel, suivi du commissaire. Ensuite, Tanikaze. Je peux certifier qu'ils étaient présents dans la pièce. Vous dites avoir des difficultés à identifier les victimes non militaires. Qu’il a détruit jusqu’à l’implant neuronal de ces dernières. Je ne pense pas qu’il s’en soit nourri, cela dit. Je ne l’ai pas vu faire. Je crois. La tuerie fut rapide, brutale et expéditive. Il fila comme une nova, ne stoppant son massacre que pour me contempler. Je crus qu’il allait me tuer… Mais il recula. Puis les ténèbres se refermèrent sur son visage, l’engloutirent. Il n’y eut plus que les corps déchiquetés. Et le sang. Beaucoup de sang, dont les gerbes écarlates clignotaient au rythme de l’alarme qui poussait ses cris d’horreur dans le complexe.

Moi, il m’a épargnée. Il paraît que je suis la seule. Encore aujourd’hui, je pense que si je suis en vie actuellement, c’est tout simplement parce que j’ai insisté pour qu’on le laisse finir son repas. Si je n’avais pas pris sur moi pour dire cela – et qu’il ne m’avait pas entendue ni comprise – je serais morte comme les cinquante-cinq autres.

Des séquelles psychologiques ? Non. Des soupçons de contamination par l’Abîme ? Aucun risque. J’ai ces rêves, c’est vrai… Des rêves écarlates et obscurs, de folie et de démesure. De trous noirs en gestation et d’étoiles mourantes. Et cette phobie des liquides rouges, que vous avez mentionnée plus tôt. Les voix ? Non, je n’entends aucune voix… Ces mots rauques et sauvages, venus d’un autre âge… Je ne les connais plus.

J’ai eu de la chance, c’est tout.

Aux cœurs de feu les mains pleines.

Déposition à l’Officio Inquisitorium du docteur Nira Lair concernant l’incident sur Kybos Prime, rapport demandé et remis à l’amiral Priyanca Varma.

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