L'enterrement (chapitre plus lointain dans le récit)
Cinquième fois que j’assiste à un enterrement, et troisième fois que je rentre dans une église, si on excepte les sempiternelles visites de monuments que mes parents nous imposent entre deux journées plage ou randonnée dès que nous nous éloignons à plus de cinquante kilomètres de la maison.
L’édifice est bondé. Tout autour de moi, notre petit groupe est rassemblé. Mathilde et Bérénice s’essuient les yeux et se mouchent discrètement. Avec Raoul, nous encadrons papa. Mon petit frère est concentré comme à son habitude. Je vois son front se plisser quand le curé attaque le chapitre de la résurrection et je crains un instant qu’il ne lève la main pour demander de plus amples explications. Nombreux sont ceux qui pleurent en silence. Je devine que tous ne connaissaient pas Marco. Chacun avec sa peine et ses souvenirs.
À nouveau, nous nous levons sur un signe du curé. Je croise le regard de Mathilde, ses yeux embués, un sourire triste. J’ai envie de la prendre dans mes bras. Nous nous asseyons. Un papy hors d’âge entame la remontée des rangées avec une corbeille. Mon père grommelle, se retourne vers ma mère. « Passe-moi des sous, vite, je n’ai rien. » Elle extrait son porte-monnaie d’une pochette noire et sort en rougissant des billets de vingt euros. « Je n’ai que ça, pas de pièces ». Ils entament un dialogue chuchoté et empressé où il est question d’église, de savoir-vivre et de manque d’anticipation tandis que le papy progresse inexorablement, semblable au requin des Dents de la mer ondulant vers sa proie. Il ne manque plus que la musique de John Williams pour accompagner l’arrivée du centenaire. Sara clos la dispute naissante en distribuant adroitement des pièces de deux euros dans les mains tendues. Ouf ! La corbeille me passe sous le nez. Mon père dépose son obole. Raoul fait de même puis nous retourne la corbeille. Au moment où je la tends à mon voisin de droite, je réalise que mon cher frère y a placé trois cartes Pokémon. J’essaie d’agripper la corbeille. Trop tard ! Les yeux du papy s’agrandissent de stupeur en découvrant le contenu du panier. Je me tourne vers Raoul.
— T’es con ou quoi ? Des cartes Pokémon !
— T’inquiète, j’ai pas mis des fortes.
Il y a des moments où le temps s’arrête.
Simultanément, mon père éclate de rire, cent cinquante personnes nous foudroient du regard et ma mère envisage un déménagement vers les Iles Kerguelen. Le problème avec le fou-rire, c’est le côté contagieux. En quelques minutes, nous sommes une vingtaine à nous mordre les joues pour ne pas exploser. Le visage de mon père est tout plissé, deux grosses larmes coulent sur ses joues et ses épaules tressautent. Je contiens à grand peine un grognement. C’en est trop pour lui. Il se lève brusquement, se faufile vers sur la gauche et se précipite vers les portes battantes. J’entends une espèce de hurlement, un mélange entre le barrissement de l’éléphant d’Afrique et le cri de ma cousine Julie quand elle voit une araignée. Les dix minutes suivantes sont à classer parmi les plus éprouvantes de ma courte vie. À l’exception de ma mère, cramoisie de honte, tout le monde est à deux doigts d’ouvrir les vannes. Le curé a senti le danger. Il expédie le Notre-Père en dix secondes et finit son prêche à une vitesse qui lui permettrait de postuler pour le Guinness des records.
Autant vous dire que le retour vers La Grave est laborieux. Thomas, lucide, est rentré avec les Mortant. Sur le siège passager, ma mère est silencieuse, dans le genre mer étale, absence de vent, oiseaux qui s’enfuient avant que le cyclone n’emporte tout sur son passage. Raoul et moi échangeons des regards inquiets. Mon père ose à peine passer les vitesses et sursaute telle une vierge effarouchée quand un poids lourd nous double avant Serre-Chevalier.
Ma mère se retourne vers Raoul qui se recroqueville comme un Bernard-L’hermite.
— Tu as dit quoi, au juste ?
— Que j’avais pas mis les plus fortes, chuchote le gnome.
Elle regarde mon père, au bord de la liquéfaction, puis me lance une œillade assassine.
— Vous êtes cons, quand même.
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