Chapitre 1 : Royal Istanbul Lounge - partie 1

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 En théorie, je risque gros en vous racontant cette histoire, car, bête comme je suis, j’ai fait l’erreur de signer ce qu’on appelle un NDA, ou un accord de non-divulgation, en bon français. Je prends donc mes précautions : comme dans un bon film d’espionnage, les noms de certains personnages, certains produits, et d’une certaine entreprise en particulier, seront changés dans le récit que je m’apprête à vous divulguer. Et, même si ça fait un peu parano, je précise, à toutes fins utiles, que je ne suis pas suicidaire. Malgré toutes les galères qui me sont arrivées, j’aimerais bien vivre encore quelques années, si le Seigneur le permet. Donc si un jour on me retrouve suicidé, assis sur une chaise, les mains attachées dans le dos, et avec deux balles dans la tête, vous saurez qu’il y a anguille sous roche.

 Mais, dorénavant, je ne peux plus me taire. Car je le vois gros comme une maison : l’humanité entière s’apprête à commettre la même erreur fatale que j’ai commise il y a quelques années. Et elle s’apprête à le faire à vitesse grand V. Donc ça m’inquiète. Ça m’angoisse tellement que j’en fais des cauchemars la nuit. Voilà pourquoi, en dépit du bon sens et en dépit de mon amour propre, je me dois de vous raconter l’une de mes plus grandes mésaventures, celle où je suis devenu, en exclusivité mondiale, l’un des premiers crétins à se faire berner par une intelligence artificielle.

 Alors, est-ce que ça servira à quelque chose ? Je ne sais pas. Mais avec un peu de chance, certains d’entre vous en prendront de la graine. Le jour où vous serez confrontés à la même situation, vous vous souviendrez peut-être de l’histoire de cet idiot de Bernard Gomez, et par conséquent vous éviterez de commettre la même erreur que moi. En tout cas, c’est tout ce que je vous souhaite.

 Mais avant de vous parler de cette IA de malheur et des misères qu’elle m’a infligées, il faut que je vous parle des circonstances qui m’ont amené à la côtoyer. Et, contrairement à ce que j’ai laissé entendre plus haut, ces circonstances n’ont rien d’une histoire d’espionnage. Elles tiennent plutôt d’une histoire d’amour. Ou plus précisément d’une histoire d’absence d’amour…


 C’était donc il y a quelques années, en 2022 ou 2023. À cette époque, j’étais déjà presque au milieu de la trentaine et pourtant je n’avais encore rien accompli de notable dans ma vie. Et quand je dis « notable », je ne fais pas dans la fausse modestie en parlant d’avoir traversé la Manche à la nage ou d’avoir marché sur la lune. Non, je veux juste dire que, contrairement à la plupart de mes amis, je n’avais ni femme, ni enfants, ni situation stable. En fait, ma seule activité professionnelle consistait à faire des vidéos très confidentielles sur WeTube, donc je ne roulais pas sur l’or. Et par conséquent, comble de la marginalité, je n’avais même pas un crédit immobilier à rembourser sur vingt-cinq ans. Donc, comme disaient les jeunes, c’était la loose.

 Mais au fond de moi, j’avais l’espoir qu’un jour moi aussi je réussirais à entrer dans le clan des winners. Pour ce faire, j’allais juste devoir parvenir à cocher, une à une, les cases du formulaire des gens normaux : 1) le travail, 2) le mariage, 3) la maison, 4) les enfants… Et c’est ainsi que j’allais trouver le bonheur.

 Évidemment, c’était stupide.

 Aujourd’hui, même si je reconnais que toutes ces choses matérielles sont importantes, voire essentielles, je sais bien qu’elles n’apportent pas le bonheur. Et, pour faire court, je peux même affirmer que le bonheur ne se trouve qu’auprès du Créateur. Mais ça, à l’époque, je ne le savais pas. Et c’est la raison pour laquelle, en quête du bonheur, j’étais ce soir-là en train de poireauter dans une ruelle de la capitale, à me cailler les miches par une nuit glaciale du mois de février.

 Car il se trouve que j’avais réussi à décrocher un rendez-vous avec une femme sur un site de rencontre en ligne. Et, par miracle, sur sa photo de profil, elle avait l’air plutôt jolie. Mais le problème avec les jolies femmes, c’est qu’elles ne respectent pas les hommes comme moi. Par là, je veux dire les mecs qui n’ont aucun pouvoir d’achat et qui sont loin d’être des gravures de mode. Et comme ces femmes ne nous respectent pas, il faut toujours s’attendre à ce qu’elles soient un petit peu en retard aux rendez-vous. Voire très en retard, pour être tout à fait honnête.

 Résultat des courses : ça faisait déjà trente-neuf minutes que j’attendais cette femme dans le froid. Mais j’avais l’habitude de ce genre de situations et j’avais donc tout prévu. Pour ce qui est du froid — l’hiver avait été des plus rigoureux cette année-là —, j’étais venu couvert d’une grosse doudoune, d’une chapka sibérienne et d’une paire de moufles doublées en laine mérinos. Et pour passer le temps confortablement, j’avais même prévu une petite chaise pliante, un thermos de café chaud et un très bon bouquin que je vous recommande à l’occasion : Sociologie du kebab berlinois de Franz Winkelmann. Par contre, si un jour vous voulez lire un bon bouquin en attendant quelqu’un dans le froid, je vous conseille d’éviter les moufles. Ce n’est pas terrible pour tourner les pages.


 Quand elle finit par arriver, je retroussai la manche de ma doudoune, regardai ma montre, et fus presque déçu : à trois minutes près, j’aurais battu mon record d’attente pour un premier rendez-vous. Dommage. En revanche, pour ce qui est de l’apparence de la fille, je ne fus pas déçu. Malgré la pénombre de la ruelle et un éclairage public vacillant, je distinguai tout de suite la démarche énergique d’une femme débordant de confiance en elle-même. Et lorsqu’elle arriva devant moi, je compris d’où venait cette confiance : elle avait une peau saine, des traits symétriques, un sourire lumineux et des yeux pétillants. Ça ne faisait aucun doute, elle se classait dans la catégorie des femmes au-dessus de la moyenne, celles que les mecs comme moi ne peuvent que rêver de fréquenter.

 Ce fut une agréable surprise, car, sur le site de rencontre, elle n’avait mis qu’une seule photo d’elle, et, en général, c’est mauvais signe. Je rappelle qu’à cette époque, les intelligences artificielles de retouche photo existaient depuis quelque temps et qu’elles permettaient déjà de transformer n’importe quel laideron en femme sublime. Alors, disons que j’étais sur mes gardes, car je ne compte pas les fois où je m’étais fait avoir par une photo de profil trompeuse.

 — C’est bien toi, Bernard ? demanda-t-elle.

 Encore frappé par la surprise, je mis quelques secondes à acquiescer de la tête.

 — Vraiment désolée pour le retard, reprit-elle. Tu comprends j’avais cet entraînement, et j’ai pas pu t’appeler, et…

 — Oh, c’est rien du tout, Maryse, lui dis-je, sans la laisser s’embourber dans des excuses confuses. Regarde, j’avais tout prévu, repris-je en lui montrant mon bouquin et le thermos de café que je tenais dans chacune de mes moufles.

 Ça la fit sourire. C’était un bon point pour moi.

 C’est alors que je me levai de ma chaise pliante et constatai un truc que je n’avais pas encore remarqué : elle était plus grande que moi. Au moins dix bons centimètres d’écart. Et pourtant, je ne suis pas un nain. Je mesure quand même un mètre soixante-treize. À peine trois centimètres en dessous de la moyenne des hommes en France.

 — J’aime bien ta barbe, me dit-elle. Par contre, c’est bizarre, je te voyais un peu plus grand sur les photos.

 Elle était du genre direct. Mais ça ne me posait aucun problème, au contraire. Au moins, je savais tout de suite à quoi m’en tenir. En revanche, si elle insinuait que j’avais trafiqué mes photos pour paraître plus grand, elle me faisait un mauvais procès. Contrairement à ceux et celles qui trichent sur leurs photos de profil, ma stratégie était complètement différente. Moi, je comptais sur la transparence la plus totale. Et ça tombait bien, car le site de rencontre où nous nous étions trouvés — adopte-un-barbu.com, un site de niche où j’avais constaté moins de concurrence — permettait aux hommes de mettre jusqu’à vingt photos de profil en ligne. Par conséquent, j’avais mis des photos de moi sous tous les angles : de face, de profil gauche, de profil droit, en gros plan, en plan américain, de pied, en plongée, en contre-plongée… C’était plus fourni que les photos d’identité judiciaire. Vous savez, ces photos qu’on fait en tenant une pancarte avec nom et matricule lorsqu’on entre en prison ou en garde à vue. Ça peut paraître extrême, mais, comprenez-moi, j’avais parfaitement conscience de ne pas être un Apollon. Alors je préférais mettre cartes sur table, histoire d’éviter toute déception lors du premier rencard. Mais il faut croire que ça n’avait pas suffi.

 — Eh oui, le problème c’est que je suis trop photogénique, lui répondis-je avec un sourire.

 Mais ça ne la fit pas rire. C’était donc le moment de changer de sujet.

 — Un petit café pour la route, avant d’y aller ? demandai-je en présentant le thermos.

 Elle fit non de la tête.

 — Alors, allons-y, repris-je. Tu vas voir, j’ai une surprise pour toi !

 Je rangeai le thermos dans ma poche, pliai ma chaise et l’invitai du bras à me suivre pour parcourir les quelque deux cents mètres qui nous séparaient du restaurant exceptionnel que j’avais réservé. C’était la surprise qui allait me faire gagner des points. Du moins, je l’espérais. C’est pour ça que j’avais attendu dehors comme un chien et non pas au chaud. Si je lui avais donné directement rendez-vous au restaurant, la surprise aurait été gâchée. Et c’est quelque chose que je ne pouvais pas me permettre.

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