Chapitre 1 : Royal Istanbul Lounge - partie 2
Sur la route, je remarquai que, sous son long manteau en laine qui descendait jusqu’à ses genoux, elle portait une sorte de jogging mauve accompagné d’une paire de baskets. Ce n’était pas le summum de l’élégance, mais ça prouvait qu’elle n’avait peut-être pas menti quand elle disait sortir d’un entraînement. De toute façon, qu’elle ait menti ou non sur son retard, ça n’avait pas beaucoup d’importance.
Pour moi, ce qui comptait c’était de réussir à cocher la case « mariage ».
Quand nous arrivâmes devant le Royal Istanbul Lounge, un petit groupe de gens bien habillés faisait la queue en attendant qu’un videur les fasse entrer. Pour tout dire, vu de l’extérieur, le lieu ressemblait plus à une boîte de nuit bling-bling qu’à un restaurant. Avec sa façade peinte en noir, ses vitres teintées et les lettres de son enseigne en plastique doré, c’était difficile d’imaginer que des gens s’y trouvaient pour dîner. Mais je salivais déjà, car, d’après les critiques culinaires, c’était l’un des meilleurs steakhouses de Paris. Et j’avais hâte de mettre enfin les pieds dans ce restaurant légendaire.
— Voilà la surprise ! Tu connais ce resto ? demandai-je à Maryse.
— Hum, ça me dit un truc, répondit-elle. Ce ne serait pas une sorte de kebab de luxe, non ?
Un kebab ? Franchement, j’aurais bien aimé, mais ce n’était pas le cas. Et à ce stade, pour que vous me compreniez, il faut que je vous avoue une chose. Ma plus grande passion dans la vie, c’était, et c’est encore, le kebab. Je sais bien que ça peut surprendre, mais c’est comme ça. Certains aiment collectionner les timbres, d’autres aiment tricoter des écharpes, et d’autres encore sont des maniaques du sport. Eh bien, moi, ce que j’aime, c’est déguster des kebabs. Avec sauce blanche, harissa, salade, tomates et oignons. Mais, attention, je ne suis pas débile. Je sais bien que le pourcentage de chance de séduire une femme en l’invitant dans un kebab pour le premier rencard est à peu près de zéro pour cent. D’ailleurs, dans la plupart des cas — et, croyez-moi, je parle d’expérience —, il faut attendre au moins le sixième rendez-vous pour tenter le kebab. Et encore c’est prendre des risques. Alors, ce soir-là, j’avais décidé d’emmener Maryse au Royal Istanbul Lounge. Car dans la gamme des restaurants chics, branchés et réputés, c’est ce qui s’approchait le plus d’un kebab. Et en plus, un kebab de luxe, largement au-dessus de mes moyens.
Donc, en théorie, ça allait me permettre d’atteindre trois objectifs. Premièrement, impressionner ma potentielle future épouse en l’emmenant dans un restaurant fréquenté par des stars. Deuxièmement, commencer à lui partager ma passion des kebabs tout en douceur. Et dernièrement, éviter de me faire larguer le premier soir. Donc, a priori, c’était une stratégie sans faille. Du moins, elle l’était sur le papier.
— Noooon, non, t’inquiète pas, c’est pas un kebab, lui dis-je. C’est l’un des restos les plus branchés de Paris !
— Ah ouais ?
— Mais oui, c’est le resto de Shinobi Mehmet.
— Shinobi quoi ?
Comme nous avions encore quelques minutes de queue à faire, j’enlevai l’une de mes moufles et sortis mon téléphone de ma poche, afin de montrer à Maryse de qui je parlais. Il ne me fallut que quelques secondes pour trouver la vidéo virale qui avait fait connaître Shinobi Mehmet, celui qu’on appelait depuis le « boucher des stars ». J’appuyai alors sur le bouton « play ».
Au début de la vidéo, on voyait un homme trapu et tout vêtu de noir dans ce qui devait être un restaurant chic d’Istanbul. Il se tenait debout devant une gigantesque pile de viande entassée sur une broche rotative. Ses yeux étaient fermés et il respirait à pleins poumons, comme le ferait un plongeur avant de sauter d’une falaise. Autre détail intéressant, il avait une moustache si grande qu’on aurait dit deux petits étendards noirs qui flottaient de part et d’autre de son gros nez. La phase de concentration dura quelques secondes, puis en un éclair, Shinobi Mehmet ouvrit les yeux, se mit à gueuler un truc en langue turc, puis sortit de son dos un couteau de la taille d’un katana et débita la pièce de viande en mille morceaux, qui, en retombant, s’entassèrent de façon parfaite sur une assiette. Et pour conclure le spectacle, le boucher-ninja s’empara d’une tranche de viande en la piquant de son couteau puis il la fourra directement dans la bouche d’une cliente en extase.
Personnellement, cette vidéo m’avait conquis quand je l’avais vue. Et je ne fus pas le seul, car, suite à sa diffusion, de nombreuses stars du cinéma, du sport et de la téléréalité s’étaient empressées chez Mehmet, qui à son tour était devenu une star d’Internet. Ce succès lui avait permis d’ouvrir plusieurs autres restaurants dans le monde entier, dont le Royal Istanbul Lounge à Paris, devant lequel nous nous trouvions ce soir.
— Alors, impressionnant, non ? dis-je.
— Euh, mouais, fit-elle.
Bon, à première vue, elle n’avait pas l’air super impressionnée, mais j’avais bon espoir qu’une fois à l’intérieur du restaurant, elle se laisserait prêter au jeu.
Quand nous arrivâmes devant le videur, je lui dis que j’avais une réservation au nom de Bernard Gomez, et il nous fit entrer sans sourciller.
À l’intérieur, je déposai ma chaise pliante dans le coin des parapluies, et je constatai que l’ambiance était en parfait contraste avec la froideur de la devanture. Entre la chaleur excessive, l’éclairage à la bougie, et le brouhaha mêlant tintement de vaisselle, discussions enflammées et musique orientale, on se serait cru en vacances, dans un pays étranger. Mais, en ce qui me concerne, le plus notable c’était l’odeur. Celle de la viande grillée et du graillon. Et, à mes narines, il n’y avait rien de plus agréable.
Un serveur nous demanda de le suivre et nous installa quasiment au centre de la salle principale qui était blindée de monde. Je retirai mon manteau avant de m’asseoir et la jeune femme qui m’accompagnait en fit de même, et c’est là que j’eus une nouvelle surprise. Comme je m’y attendais à cause de son bas de jogging mauve, elle ne portait qu’un simple t-shirt moulant. Et sur ce t-shirt on pouvait lire la devise No Pain, No Gain. Mais la surprise ne venait pas de là. Elle venait de ses bras. Et plus précisément de ses biceps qui devaient faire, à peu près, deux ou trois fois la taille des miens.
— Tiens, tout à l’heure, tu disais que tu sortais d’un entraînement, lui dis-je. Je ne t’ai même pas demandé, tu fais quoi comme sport ?
À cette question, ses yeux s’illuminèrent.
— C’est du MMA, répondit-elle. Tu connais ?
— Les Mixed Martial Arts ? fis-je. Bien sûr, bien sûr, je connais. C’est le sport où l’on se bat dans une cage. L’octogone, c’est ça ?
— C’est exactement ça.
— Et donc là, tu sortais d’un entraînement… Tu en fais depuis longtemps ?
— Hum, ça doit faire trois ans, je pense, répondit-elle. Mais je dois bien faire quatre entraînements par semaine.
— Ah ouais, t’es à fond.
— Carrément, je vais faire mon premier combat officiel dans deux semaines !
Donc là, j’avais en face de moi une femme qui à tout moment pouvait m’amener au sol, me faire une prise de soumission, genre guillotine ou clé de bras, et, justement, me péter un bras, une cheville, ou toute autre partie de mon anatomie.
Est-ce que ça me posait problème ? Au fond, pas vraiment.
Pour commencer, je rappelle que ça faisait des âges que j’étais célibataire, donc je n’avais pas vraiment le luxe de faire la fine bouche. Ensuite, en y réfléchissant, il y avait quand même des avantages à sortir avec une femme musclée. Déjà, ça allait me motiver à faire du sport, histoire de ne pas être trop ridicule devant elle. Et croyez-moi, j’en avais besoin, vu le nombre de kebabs que je m’enfilais. Mais en plus, avec une telle amazone, je ne risquais plus de me faire agresser dans la rue. Donc, c’était tout bénef. Il fallait juste que je garde bien en tête de ne pas trop la contrarier, car en cas d’affrontement, je n’aurais eu aucune chance.
Étant moi-même un passionné — un passionné des kebabs —, je savais que le meilleur moyen de plaire à quelqu’un, c’était de l’interroger sur sa passion. Alors je me mis à poser plein de questions à Maryse sur son sport. Quelles étaient les meilleures techniques d’étranglement ? Fallait-il frapper au foie ou à la tête ? Ou encore, quelle était sa marque de protège-dents préférée ? Et ça avait l’air de fonctionner. Ça se voyait qu’elle adorait parler de son sport, et je commençais à penser que j’allais peut-être enfin sortir du célibat, car elle avait l’air de passer un bon début de soirée. Rendez-vous compte, une belle jeune femme — certes très musclée et très dangereuse —, qui passait un bon moment avec moi. C’était tout simplement incroyable. Mais ça ne dura pas longtemps, car le serveur vint nous apporter les cartes du menu.
Nous ouvrîmes tous les deux les cartes qu’on nous avait données, mais en ce qui me concerne, je n’en avais pas vraiment besoin. J’avais fait mes recherches sur Internet, et je savais exactement ce qu’il fallait qu’on commande.
— Tu sais ce qu’on devrait prendre ? dis-je.
— Euh non, qu’est-ce que tu conseilles ?
— Il faut qu’on prenne le carré d’agneau pour deux personnes.
— Hum, mouais…
— Si, si, tu vas voir, c’est la spécialité de la maison.
— Hum, je ne sais pas trop.
— Mais si, en plus, la découpe sera faite à la table par un expert formé par Shinobi Mehmet, et…
— Non, je crois que je vais juste prendre une salade.
— Une quoi ?
Une salade ? Dans ma tête, j’avais un scénario bien précis : on devait commander une belle pièce de viande, cette dernière aurait été débitée par un boucher-ninja, et nous aurions eu un souvenir inoubliable à partager avec nos futurs enfants. Non, je n’avais pas fait tous ces efforts pour qu’elle mange juste une salade. C’était incroyable, on était au paradis de la viande grillée à Paris, mais mademoiselle voulait manger une salade. Et puis quoi encore ! Est-ce qu’au moins elle se rendait compte du prix que j’allais devoir dépenser pour cette soirée ? Et tout ça pour de la salade ? C’était incroyable.
— Alors, excuse-moi, mais là, tu ne sais pas ce que tu loupes, repris-je.
— Non, mais je vais quand même prendre une salade.
— Mais, tu vas pas me laisser me taper un carré d’agneau tout seul, quand même ?
— Tu fais ce que tu veux, mais ça fait quelques jours que j’ai décidé de devenir végétarienne, donc ça va pas le faire.
Que pouvais-je répondre ? Notre incompatibilité venait d’éclater au grand jour. Je pouvais m’accommoder du fait qu’elle soit plus grande et plus musclée que moi. Je pouvais aussi passer sur le fait qu’elle puisse me battre au bras de fer ou à tout autre sport de combat. Et les presque trois quarts d’heure à me faire attendre dans le froid n’étaient pas non plus un problème. Mais le végétarisme, ça ne passait pas. C’était un petit peu comme si vous annonciez à un fervent catholique que sa future épouse était une membre de l’Église de Satan. C’était juste contre nature.
Dépité, j’enlevai mes lunettes et me frottai les yeux comme pour me réveiller d’un cauchemar. Et c’est alors que le serveur arriva pour prendre nos commandes. Maryse commanda une salade orientale, avec, en supplément, une assiette d’épinards à la crème, une poêlée de champignons, des frites et aussi une piña colada. Quant à moi, je me contentai de commander un borek — c’est-à-dire un ridicule beignet fourré à la viande —, ainsi qu’un verre d’eau. Le serveur fit une tête bizarre, mais ça m’était égal. Quitte à passer une mauvaise soirée, autant faire des économies, m’étais-je dit. Dorénavant, dépenser le tiers de mon allocation chômage en une seule soirée, n’était plus du tout à l’ordre du jour.
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