Chapitre 1 : Royal Istanbul Lounge - partie 3
Peu de temps après, nos plats arrivèrent et la jeune végétarienne se mit à poursuivre le récit de ses exploits sportifs dans l’octogone. Comme mon intérêt pour ses histoires de pugilat commençait à se réduire à néant, je me mis à regarder autour de moi, tout en faisant mine de l’écouter. Et c’est là que je vis un serveur arrivant de la cuisine, à l’autre bout de la salle, en poussant un chariot sur lequel était posé un sublime carré d’agneau entouré de divers accompagnements et de cierges scintillants, genre feux d’artifice. Le serveur finit par s’arrêter, juste à quelques mètres de nous, devant un couple auquel je n’avais pas encore prêté attention.
Et pourtant ce couple sortait de l’ordinaire. Pour résumer, il aurait été parfait pour tourner un remake de La Belle et la Bête, version années 2020.
La jeune femme, qui devait avoir aux alentours des vingt-cinq ans, avait tout d’une bimbo de la téléréalité. Elle était grande, blonde, bronzée, tatouée, manucurée, et bien sûr botoxée des lèvres. Et donc — on ne va pas se mentir —, elle était un brin, voire très vulgaire. Mais avec ses courbes généreuses, ses talons hauts et sa robe orange fluo bien étriquée, disons qu’elle n’était pas désagréable à regarder.
Ce qui était loin d’être le cas de l’homme en face d’elle. C’est subjectif, je l’admets volontiers, mais, en ce qui me concerne, regarder ce quarantenaire faisait mal aux yeux. Il faisait même plutôt peur avec ses petits yeux ronds couleur acier, sa mâchoire carrée, sa coupe en brosse et ses deux grosses lèvres semblables à un pack d’escalopes de poulet crues. En plus, il avait un corps inquiétant, car avec son mètre soixante et ses épaules larges d’un bon mètre, sa morphologie relevait plus du parallélépipède que de l’être humain. Et donc, en fin de compte, il était plus moche que moi. Ce qui, sans vouloir me jeter des ronces, relevait de l’exploit.
Alors que je faisais ce constat, le serveur sortit un grand couteau de son dos à la manière de Shinobi Mehmet et se mit à débiter le carré d’agneau. De toute évidence, ce jeune serveur était encore un apprenti boucher-ninja, car ses gestes étaient peu précis et le spectacle qu’il livrait était loin d’égaler celui de son maître. Néanmoins, le couple à qui était donné ce spectacle semblait ravi. La jeune bimbo, pleine de joie, encourageait le serveur en tapant des mains, et l’homme parallélépipède fixait les tranches de viande comme un carnivore prêt à fondre sur sa proie.
Une fois la viande découpée en totalité, l’apprenti boucher piqua une tranche de viande de son couteau, et s’employa, comme le veut l’usage, à la servir directement dans le gosier de la jeune femme qui se tortilla de plaisir.
C’était le genre de femme que j’aimais : jolie, souriante, pleine de vie, et, par-dessus tout, sachant apprécier une tranche de bonne bidoche. Mais, ce soir-là, je n’étais pas en face de ce genre de femme. Non, moi, j’avais plutôt affaire à une aficionada du MMA. Et végétarienne de surcroît. C’était toute l’histoire de ma vie. Une vie ratée jusqu’à présent.
Je ne pouvais donc m’empêcher de me demander comment cet homme difforme avait pu séduire une si belle femme. Qu’avait-il de plus que moi ? Était-ce l’argent ? J’en doutais, car la jeune femme avait une apparence qui sortait du lot. Elle aurait pu sans problème trouver un compagnon à la fois riche et acceptable sur le plan physique. Alors, peut-être que cet homme avait pour lui l’humour ? Là encore, j’avais des doutes. Les traits de son visage étaient loin d’inspirer la franche rigolade ou même la simple joie de vivre. On aurait plutôt dit qu’il portait un masque d’Halloween en permanence.
Alors, quel était son secret ? J’étais au-delà de la perplexité.
C’est à ce moment de ma réflexion que l’apprenti boucher-ninja entreprit de servir le quarantenaire. Ce dernier, qui s’était pris au jeu, attendait d’être nourri, la bouche grande ouverte, comme un oisillon affamé. Le serveur piqua à nouveau une tranche de viande avec son couteau, puis l’avança vers la bouche du petit oiseau d’un mètre soixante. Mais là, catastrophe. La tranche de viande ne tomba pas dans son gosier, mais plutôt sur sa chemise blanche, immaculée jusqu’à présent.
— What the fuck, man ! s’exclama le petit homme en bondissant de sa chaise.
— Je suis navré Monsieur, toutes mes excuses, dit le serveur qui ne savait plus où se mettre.
— Mais, toi, tu es vraiment trop con, mec ! dit encore l’homme difforme avec un fort accent américain.
La jeune bimbo se leva à son tour pour tenter d’éponger, avec sa serviette, le jus de viande sur la chemise de son compagnon.
— Oh, mon chéri, ça ne va pas partir comme ça, dit-elle. Il faut que tu nettoies tout ça.
— OK, OK, baby, j’y vais.
L’Américain difforme jeta alors un dernier regard assassin au pauvre serveur, puis se dirigea d’un pas rapide vers les toilettes qui se trouvaient à l’autre bout du restaurant.
Maryse, qui n’avait pas prêté la moindre attention à cette scène, me racontait un énième épisode de sa vie de combattante. Cette fois-ci, si je m’en souviens bien, c’était à propos d’une boxeuse congolaise dopée qui lui avait pété une dent lors d’un entraînement.
Je ne sais pas ce qui me prit, mais je la coupai dans son histoire assommante, prétextai une envie pressante, et me levai pour me diriger moi aussi vers les toilettes.
Je traversai le restaurant, puis poussai la porte dorée du lieu d’aisance.
De l’encens brûlait. Ça sentait littéralement la rose. L’homme que je cherchais était face au miroir, en train d’essayer de nettoyer sa chemise. Tout autour de lui, il devait y avoir une bonne trentaine de serviettes en papier chiffonnées, mises en boules et éparpillées sur le sol. Les yeux furibonds, il frottait sa chemise comme un malade avec l’une de ces serviettes. S’il avait frotté encore un peu plus fort, je peux assurer que sa chemise aurait pris feu.
Je m’avançai jusqu’à lui et fis mine de me laver les mains.
— Est-ce que je peux vous poser une question ? lui dis-je.
Il se tourna vers moi. La colère enflammait toujours ses yeux.
— Qu’est-ce que tu me veux, mec ? dit-il.
— Comment est-ce que vous faites ?
— Hein ? Comment je fais quoi ?
— Comment t’as fait pour avoir cette fille ?
— Mais de quoi tu me parles, mec ?
— Regarde-toi dans le miroir.
— Ouais, et alors ?
— Maintenant, regarde-moi. Qu’est-ce que tu vois ?
— Bah, je sais pas, un bouffon ?
Il se retourna, puis alla jusqu’aux pissotières et commença à y faire son affaire. Ayant l’espoir de poursuivre la conversation, j’en fis de même et avançai à ses côtés. Hélas, à cause de sa large carrure, son épaule était beaucoup trop proche de la mienne à mon goût.
— Tu vas pas me la faire, lui dis-je. Toi et moi, on est fait du même moule. Le même moule déglingué. On est des moches, des vilains, des pas beaux. Et je sais que tu sais que je le sais. Alors, te fous pas de moi, dis-moi comment t’as fait ?
Il prit un air ahuri pendant quelques secondes, puis éclata de rire.
— Haha, c’est vrai que t’as une sale gueule, mec, fit-il.
— Te fous pas moi, je te dis.
— Je me fous, pas de toi, mec. Allez, je l’avoue, moi aussi, j’ai une sale gueule.
— Alors, c’est quoi ton secret ? C’est l’argent ?
— Noooon, non, je suis blindé. Mais ça c’est le minimum pour avoir une fille comme Oksana. C’est la base.
— Alors, c’est quoi ?
— Comme tu dis, c’est un secret. Un secret qui vaut cher. Très cher. Alors si tu crois que je vais te le donner comme ça, tu te fourres bien le doigt dans l’œil, mec.
Sur ce, il ferma sa braguette et quitta la salle d’un pas pressé. Bien sûr, il avait soigneusement évité de se laver les mains au préalable. Un sacré numéro, celui-là.
Quant à moi, je retournai au lavabo. C’était une question d’hygiène bien sûr, mais c’était aussi pour m’envoyer une bonne rafale d’eau en pleine face. Et pour accuser le coup.
« Encore un échec pour Bernard Gomez », me dis-je, en regardant ma tête de moche dans la glace. Et me disant cela, je perçus toute l’ironie de ma vie. J’avais une tête de rat et pourtant mes initiales étaient B.G., comme Beau Gosse. En vérité, mes parents auraient dû m’appeler Silvio, Sancho, ou pourquoi pas Sheldon. Les initiales auraient été parfaites. Ça aurait donné S.G., comme Sale Gueule.
À cette pensée, un léger blues se mit à m’envahir. Je n’étais pas du genre à me morfondre, mais, ce soir-là, la solitude commençait à peser lourd. Et comme je n’avais pas encore la foi, je ne savais pas qu’il faut toujours garder espoir. Aujourd’hui, je sais que notre Créateur est capable de toute chose. Il est même capable de rendre heureux un type comme moi. Mais comme je ne le savais pas encore, je décidai juste de m’envoyer une nouvelle giclée d’eau dans la tête. J’allais en avoir besoin pour affronter le reste de la soirée. Et peut-être même le reste de ma vie.
De retour dans la salle principale du restaurant, je marchai à contrecœur en direction de Maryse, en me préparant mentalement à encaisser d’autres anecdotes des Mémoires de l’Octogone.
À quelques mètres de notre table, je remarquai que la femme de l’Américain s’était mise debout pour remplacer le serveur et nourrir son compagnon. N’ayant pas la maîtrise d’un boucher-ninja, elle ne s’était pas embarrassée du long couteau. Elle avait juste utilisé son pouce et son index manucurés pour choper une tranche de viande de la taille d’un steak.
— Allez, Doudou, fait « Ahhh », ouvre bien la bouche, dit-elle.
Le petit homme s’exécuta et la jeune bimbo lâcha la tranche de viande dans son gosier, ce qui provoqua à nouveau un tortillement de plaisir, non seulement chez l’Américain, mais aussi chez sa jeune compagne.
Le quarantenaire avait à présent une mine satisfaite, à mille lieues de la colère qui enflammait ses yeux quelques instants auparavant. Mais soudain son visage devint tout rouge. Il bondit de sa chaise et tira la nappe de la table. Le carré d’agneau et tous les plats qui s’y trouvaient se fracassèrent sur le sol. Des frites, du jus de viande et des morceaux de vaisselle s’éparpillèrent sur plusieurs mètres. L’Américain se mit alors à émettre une série de grognements alors que son visage tournait maintenant à l’écarlate. Ses yeux criaient à l’aide, mais lui n’était capable d’aucune parole. Il s’étouffait. Il allait crever à cause d’un morceau de viande.
Sa femme poussa un cri de détresse. Toute la salle du restaurant fit silence. Et tout le monde fixa l’homme à l’agonie.
Peut-être que je voulais impressionner Maryse ou la bimbo, je ne sais pas, mais, quoi qu’il en soit, je fus le premier à réagir. Je me précipitai derrière l’Américain, l’entourai de mes bras, et appliquai de toutes mes forces une pression sur son ventre. L’idée était de lui faire expulser la bidoche. Mais comme le bougre était large, lourd et trapu, j’avais le plus grand mal à lui comprimer l’abdomen. Ses yeux étaient révulsés et je le sentais partir dans un autre monde. Mais je persévérai. Et le miracle survint. Dans une explosion de bave et de jus de viande, le morceau de bidoche fusa de sa bouche, à la vitesse d’un boulet de canon, pour atterrir, à quelques mètres de là, en plein dans la tête de Maryse, qui tomba de sa chaise à la renverse.
Le silence dura encore quelques secondes, puis ce fut des applaudissements et même quelques sifflements de congratulation.
Je crois que ce genre d’ovation était une première pour moi. Et, ma foi, ce n’était pas désagréable.
Le petit Américain continuait de tousser comme un cancéreux en stade quatre, mais il avait l’air de bien se remettre de ses émotions. En plus, sa jeune compagne était auprès de lui, donc je n’avais pas trop de souci à me faire.
Par conséquent, j’étais plutôt content de moi. C’est toujours sympa de faire une bonne action. Ça remonte le moral. Surtout si on considère que quelques minutes auparavant j’étais au bout du rouleau, en train de m’apitoyer sur mon sort et de me rabaisser… Mais en définitive, j’étais trop dur avec moi. Il y avait peut-être de l’espoir pour Bernard Gomez.
J’allais me retourner pour voir si Maryse allait bien quand le petit homme m’adressa la parole.
— T’en vas pas, mec, tu m’as sauvé la vie, dit-il en me tendant la main.
— Oh, c’était rien du tout, dis-je en serrant sa main pleine de bave.
— Écoute, mec, j’ai pas été cool avec toi tout à l’heure.
— Nooon, non, y a pas de souci.
— Si, si. Tiens, prends ma carte. Passe-moi un call demain, et on parlera toi et moi. OK ?
Je pris sa carte et la mis dans ma poche. Puis sans attendre, le rescapé s’en alla du restaurant, accroché au bras de sa compagne comme un éclopé.
Quand je me retournai enfin pour m’enquérir de Maryse, elle n’était plus là. Il n’y avait plus que sa chaise renversée. Et je peux la comprendre. Pour quelqu’un qui ne voulait pas manger de viande, elle en avait eu pour son grade, la pauvre. Mais je ne m’inquiétais pas trop pour elle. C’était une combattante. Elle avait la tête solide. Aucun doute là-dessus.
En tout cas, ce qui était sûr, c’est que, une nouvelle fois, j’allais terminer la soirée en solitaire. Rien de grave. C’était mon lot quotidien.
N’ayant donc rien d’autre à faire, je sortis la carte de ma poche.
On pouvait y lire ceci :
Mike Merryman
VP of Sales EMEA
FutureAI
D’accord. Donc, j’avais trois informations. Primo, le petit Américain s’appelait Mike Merryman. Secundo, il avait un poste important, car, si je ne m’abuse, VP veut dire Vice-President en anglais. Et tertio, il bossait chez FutureAI — une entreprise dont j’ai modifié le nom pour m’éviter des soucis juridiques, mais les plus malins d’entre vous sauront trouver de qui il s’agit.
En tout cas, j’avais déjà entendu ce nom de boîte quelque part… J’avais une vague idée de ce qu’elle était : une start-up en vogue spécialisée en intelligence artificielle. Et au début des années 2020, à l’époque de cette histoire, il ne se passait pas une semaine sans qu’on parle de ce sujet dans les journaux.
Tout cela était bon à savoir. Mais quid du secret de la séduction ? Qu’est-ce que ce Mike Merryman savait que je ne savais pas ? À cet instant, je n’en avais toujours aucune idée. Mais je comptais bien le découvrir.
FIN du Chapitre 1
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