Chapitre 2 : Petit Bonhomme - partie 1
De retour dans mon quartier, dans la ville des Lilas, à la périphérie de Paris, je commençai par me rendre Chez Mouloud, le kebab en bas de chez moi. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce n’était pas le meilleur resto du coin. Le pain était à moitié rassi, les frites baignaient dans l’huile, et la même pile de viande avait trop souvent tendance à tourner sur la broche pendant plusieurs jours. Et je ne vous parle même pas de ce qui se passait en cuisine. Pour avoir eu le malheur d’y mettre les pieds à deux ou trois occasions, sachez juste que ce n’était pas beau à voir, et que je déconseillerais à toute âme sensible d’en faire de même. En revanche, Mouloud avait une qualité qui le distinguait des autres kebabs du quartier : il était le seul ouvert passé vingt-deux heures à cinq cents mètres à la ronde. Et moi, j’avais la dalle. Alors, faisant fi de ces considérations sanitaires, je commandai un sandwich et des frites à emporter que Mouloud me donna dans un sac en plastique transparent.
La soirée avait été riche en émotion et j’avais besoin de m’en remettre avec un kebab bien gras. Tant pis pour mon estomac. Il en avait vu d’autres.
Arrivé dans le hall de mon immeuble miteux, je constatai — encore une fois — que l’ascenseur était en panne. C’était un phénomène hebdomadaire qui commençait à me taper sur les nerfs. Mais les copropriétaires de cet immeuble étant peut-être les plus grands radins que la France n’ait jamais portés, la réparation en bonne et due forme de l’ascenseur était le cadet de leurs soucis. D’ailleurs, le nettoyage des tags, le ramassage des détritus et l’éradication des cafards dans les pièces communes ne se trouvaient pas non plus au sommet de leurs priorités. Et comme la plupart des locataires étaient des immigrés, des étudiants fauchés ou des sans-papiers qui ne veulent pas trop se faire remarquer, personne ne protestait. Dans un beau quartier, ça aurait été un scandale, mais dans cette cité, ça passait crème.
J’entrepris donc de monter à pied les dix-huit étages qui me séparaient de mon domicile. De toute façon, je n’avais pas le choix. Et compte tenu de ma médiocre condition physique, j’allais en avoir pour un petit quart d’heure. Surtout que je devais me trimballer la chaise pliante que j’avais emportée pour le rendez-vous avec Maryse. Mais bon, sachant qu’un kebab avec frites, c’est environ 1300 calories, je pouvais tout de même être reconnaissant envers les copropriétaires. Au moins, grâce à ces crevards, j’avais le droit à une séance de sport gratuite chaque semaine. C’était déjà ça.
Un quart d’heure plus tard, donc, j’arrivai à mon étage, transpirant et essoufflé comme un sportif du dimanche après un marathon. Le néon défectueux, qui éclairait le couloir, scintillait en laissant entendre des grésillements à intervalles réguliers. On aurait presque pu penser que quelqu’un essayait de lancer un SOS en code morse. Mais non, ce n’était qu’un signe supplémentaire de la déliquescence des lieux.
Quoique, en y réfléchissant bien, un jour de canicule, j’avais aperçu un truc étrange à cet étage. Derrière une porte entrouverte, j’avais remarqué une petite dizaine de Chinois — probablement des clandestins — en pleine séance de travail. Je ne pourrais pas dire précisément ce qu’ils faisaient, mais je crois qu’ils étaient en train de confectionner, à même le sol, des entrées asiatiques — genre raviolis chinois, sushis, dim sum, et autres rouleaux de printemps dont je ne suis plus très friand depuis. Alors peut-être que, ce soir-là, l’un d’entre eux avait trafiqué l’électricité et essayait d’avertir le monde de sa condition d’esclave moderne. C’était une hypothèse intéressante, mais que pouvais-je y faire ? Appeler les flics et leur dire que la lumière de mon étage clignotait bizarrement ? Mais à quoi bon ? Ils se seraient juste foutus de ma gueule.
Derrière ma porte, on entendait du bruit. Rien d’étonnant : nous étions samedi soir, et mes jeunes colocataires étaient dans la cuisine en train de bavarder, de manger des chips et de picoler à moindres frais avant de partir en soirée.
Ils étaient tous étudiants et tous étrangers. Nous avions un Allemand, un Indien, une Espagnole et même un couple de Polonais. Avec les années qui ont passé, j’avoue ne pas me souvenir des prénoms de chacun d’entre eux. Il faut dire que la configuration de l’appartement n’était pas idéale pour la communication : la seule pièce commune, en dehors des toilettes et de la salle de bain, était cette minuscule cuisine avec trois chaises où ces jeunes gens passaient donc plus de temps à boire (de l’alcool bien sûr) qu’à manger. Et par conséquent, le reste du temps, chacun bouffait comme un rat dans sa piaule, comme un repris de justice en prison. Ça n’avait rien d’exceptionnel pour mes jeunes colocataires, mais, pour moi qui avais dépassé la trentaine, c’était loin d’être le top.
— Come on, have a drink, Bernard ! me dit l’Allemand dont l'engouement et les joues rosées indiquaient qu’il n’en était pas à sa première bière.
Je refusai poliment et leur souhaitai une bonne soirée. Mais avant de partir, j’en profitai pour leur prodiguer mes conseils de vieux briscard. « Ne conduisez pas après avoir bu. N’acceptez pas les bonbons qui ressemblent à de petites pilules. Et surtout, en fin de soirée, quand vous aurez besoin d'éponger l’alcool, n’oubliez pas de vous taper un bon kebab. Le lendemain, vos estomacs me diront merci. »
Sur ce, je regagnai ma chambre pour déguster mon sandwich en solo. Entre le lit, la commode, mon bureau et mon matos pour faire des vidéos WeTube (caméra, lampes, micro, fond vert, broche döner kebab pour la déco, etc.), il ne restait pas beaucoup de place pour circuler, mais je parvins à déposer ma chaise pliante dans un coin encore libre. Heureusement, contrairement à d’autres dans cet appartement, j’avais la chance d’avoir une fenêtre pour m’évader quelque peu en contemplant l’horizon. On voyait toute la région parisienne, et même la Tour Eiffel. C’était bien le seul avantage d’habiter au dix-huitième étage de cet immeuble de cassos.
Comme presque tous les soirs, je me mis à mon bureau pour y manger devant l’ordinateur. Sans surprise, mon kebab était devenu froid à cause du quart d’heure d’ascension des escaliers. Et à cause de la condensation dans le sac plastique, il était même devenu un peu humide. Mais qu’importe, je croquai dedans — c’était infâme — et j’ouvris mon ordinateur portable. Je voulais voir si ma dernière vidéo — Kadir Nurman : l'homme qui a révolutionné le kebab — avait eu un peu de succès au cours des dernières heures. Eh bien, bonne nouvelle : j’avais fait plus de deux mille trois cents vues, une vingtaine de commentaires, et une centaine de likes, rien que dans la soirée.
Pour une chaîne WeTube de niche comme la mienne, qui s’adressait non pas à la masse vulgaire des mangeurs de kebabs, mais aux vrais passionnés, ceux qu’on appelle les kebabophiles ou parfois les kebabolâtres, ce n’était pas mal du tout. Mais il faut savoir qu’à cette époque mille vues rapportaient à peu près un euro en revenus publicitaires. Donc inutile de vous faire un dessin : même avec une cinquantaine de vidéos à mon actif, je ne roulais pas sur l’or. Et dans ces conditions, la perspective de quitter cette colocation de l’enfer paraissait bien éloignée.
N’étant pas complètement stupide, j’avais bien conscience que c’était l’une des multiples raisons pour lesquelles j’étais encore célibataire. Par là, je ne veux pas dire que les femmes sont vénales, mais disons qu’elles sont réalistes. Dans l’optique de construire un foyer, il est tout de même préférable de se choisir un homme qui a les moyens de vivre dans un appartement sans colocataires, et où il n’est pas nécessaire de faire trente minutes de queue derrière un Allemand, un Indien et une Polonaise avant d’accéder aux toilettes. C’était d’une logique implacable.
Dans les suggestions WeTube, il y avait une vidéo nommée « Transformez votre vie avec les synchronicités ». Ça tombait bien, car j’avais besoin de changer deux ou trois trucs dans ma vie. Je cliquai donc sur le lien tout en continuant d’avaler mon sandwich poisseux qui n’avait de kebab que le nom. C’était une vidéo où un type déguisé en gourou — cheveux longs, barbe tressée, tunique en chanvre indien, khôl autour des yeux et pendentif New Age en orgonite — expliquait comment attirer l’abondance à soi, le tout avec un fort accent québécois. D’après lui, c’était très facile : il suffisait juste de visualiser ce qu’on désirait, puis d’y penser très très fort tous les jours. Ensuite, il fallait juste être patient : l’Univers allait se charger de nous combler.
Mais combien de temps fallait-il attendre ? L’Univers était-il du genre rapide ou nonchalant ? Fallait-il compter en semaines, en mois, ou en année ? Et puis, comment savoir si on était sur la bonne voie ?
Eh bien, d’après le gourou québécois, le seul moyen de savoir si on était sur le bon chemin, c’était de faire attention aux synchronicités. Vous savez, ce sont ces coïncidences bizarres, que nous avons tous vécues, et qui sont trop significatives pour qu’on puisse penser qu’elles ne relèvent que du hasard. Alors quand ces dernières se multiplient, ça veut dire qu’on n’est pas loin du but. C’est l’Univers qui nous envoie un message, du genre « Accroche-toi, mon gars, car l’abondance arrive à grands pas. »
Bien sûr, pour clore la vidéo, le maître spirituel du Québec expliquait à ses ouailles qu’il ne fallait surtout pas hésiter à lui exprimer leur reconnaissance sous la forme d’un don. Pour espérer recevoir de l’Univers, il fallait tout d’abord apprendre à donner. Tel était le véritable secret de l’abondance. Une abondance qui, apparemment, se devait, en tout premier lieu, de remplir les poches de notre gourou.
Mais, vous savez quoi ? Notre ami du Québec n’avait pas tout à fait tort. L’idée de donner pour recevoir n’a rien de stupide. En revanche, quand il parlait de l’Univers, il se fourrait le doigt dans l’œil. À l’instar d’un hangar déserté ou du vide intersidéral, l’Univers n’est pas capable de donner quoi que ce soit de sa propre volonté. Non, de toute évidence, celui qui donne, c’est le Créateur, et Lui seul. C’est Lui qui a créé l’Univers. Et quand Il voit ses créatures agir avec générosité, Il leur donne en retour pour les encourager. C’est aussi simple que ça. Mais vous vous doutez bien qu’au moment où je vivais ces événements, c’est quelque chose que je n’avais pas encore compris. Dans le cas contraire, je n’aurais pas eu toutes ces galères à vous raconter.
Ceci étant dit, je n’avais pas complètement perdu mon temps avec la vidéo du gourou. Le rappel du concept de la synchronicité avait provoqué chez moi une prise de conscience : ce qui s’était passé ce soir-là, au restaurant, était trop beau pour être vrai. Comme par hasard, ce Mike Merryman s’était étouffé devant moi, alors que, cinq minutes plus tôt, il avait refusé de me livrer son secret. Et comme par hasard, encore, personne n’avait bougé, et j’avais réussi à le sauver sans problème, alors que je n’avais jamais rien fait de tel dans ma vie. Et cerise sur le gâteau, je n’avais même pas eu besoin de lui faire un bouche-à-bouche (ce qui, vu la tête du type, m’aurait probablement traumatisé à vie). Alors, franchement, quelle était la probabilité que ces événements se produisent ? En toute logique, pas loin de zéro pour cent. Donc, j’étais obligé de l’admettre : c’était un signe du destin. Et quand bien même je ne croyais pas en grand-chose à cette époque — j’avoue que mon niveau spirituel était à peine plus élevé que celui d’un vers de terre —, je croyais tout de même aux signes du destin. Et, ce soir-là, le destin m’avait envoyé un message : « Ne foire pas cette occasion, Bernard, ou tu le regretteras toute ta vie ! »
Stimulé par cette pensée, je pris soudain conscience de la gravité de la situation. Le lendemain, j’allais devoir appeler ce Mike Merryman, et j’allais devoir le convaincre de me livrer le secret de la séduction pour les moches. Et quand bien même je lui avais sauvé la vie, d’après ce que j’avais vu du caractère du bonhomme, ce n’était pas gagné d’avance. Je décidai donc d’abandonner l’idée de passer ma nuit à mater des vidéos de gourous ou de kebabs sur WeTube. Si je voulais être en pleine possession de mes moyens pour affronter ce type, j’allais devoir faire un petit sacrifice et me coucher tôt.
Mais comme j’étais au chômage depuis un petit moment, sans patron pour m’engueuler au moindre retard, j’avais pris l'habitude de me coucher un peu tard — deux ou trois heures du matin dans le meilleur des cas —, et donc, c’était plus facile à dire qu’à faire.
Comme mes colocataires venaient de quitter l’appartement, j’en profitai pour me rendre à la salle de bain. C’était parfait, car, pour une fois, je n’allais pas risquer d’entendre l’un d’entre eux tambouriner à la porte, comme un dément, pour demander de libérer les lieux au bout de cinq minutes.
Je me fis donc couler un bain chaud et me préparai, en parallèle, une tisane dite Nuit Profonde — un mélange de valériane, de passiflore, et de camomille — supposée m’aider à rejoindre les bras de Morphée un peu plus vite.
De retour dans ma chambre, je baissai la température du radiateur — d’après les spécialistes du sommeil, le top pour bien dormir, c’était d’être entre seize et dix-huit degrés —, puis je me glissai dans mon lit, vêtu de mon plus confortable pyjama, et affublé d’un masque occultant pour les yeux.
Et tout ça pour quoi ? Pour pas grand-chose. Malgré tous mes efforts, je ne réussis pas à m’endormir rapidement. Au contraire, je passai une bonne partie de la nuit à me tourner à droite, puis à gauche, puis à droite, puis à gauche… Le paramètre que j’avais oublié, c’était le kebab Mouloud. J’avais oublié que le seul type capable de s’endormir, après en avoir mangé un, c’était, sans aucun doute, Monsieur Mangetout, l’un de nos plus illustres artistes de cabaret, celui qui s’était fait connaître pour avoir mangé, entre autres, un ordinateur, dix-huit bicyclettes, quinze caddies de supermarché, et même un petit avion de type Cessna 150. Hélas, Monsieur Mangetout nous quitta en 2006. Il avait alors cinquante-cinq ans. Paix à son âme.
Le lendemain matin, le réveil sonna à huit heures, et, comme il va de soi, j’étais complètement défoncé. Alors, pour m’énergiser, je fis un peu d’exercice : cinq pompes, trois squats et deux burpees (ce qui peut sembler léger pour les plus sportifs d’entre vous, mais je ne pouvais guère faire plus sans risquer de me froisser un muscle). Je pris ensuite à contrecœur une douche glacée, car, à ce qu’il paraît, c’était un booster de testostérone. Et pour terminer, je m’envoyai un triple expresso bien serré.
Je n’étais pas au top de ma forme, mais j’étais tout de même prêt à passer l’appel qui, je l’espérais, allait changer ma vie. Cependant, l’appel ne dura que quelques secondes :
— Mike Merryman, speaking.
— Hello, Mike, c’est Bernard à l’appareil.
— Who ?
— Je suis le mec qui vous a sauvé la vie hier soir.
— Ah, Bernard ! Je ne connaissais même pas ton nom. J’attendais ton call, mec.
— Vous allez un peu mieux ?
— Ça va très bien, grâce à toi, Bernard. Thanks, man.
— Super, super. Alors maintenant, qu’est-ce que tu dirais de me donner ton secret, Mike ?
— De quel secret tu parles, mec ?
— Oh, tu vas pas recommencer. Je te parle du secret de la séduction. Comment tu fais ?
— T’as une voiture ?
— Euh, mouais. Pourquoi ?
— Bon, je t’envoie mon adresse par texto. Passe à la maison avec ta caisse. O.K. ? Bye, mec.
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