Pomme

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Je m'avance vers toi dans la gare. Mon cœur bat à cent à l'heure, mon chignon brun retombe doucement contre ma nuque sous la pression de la brise et je ne cesse de mordiller mes lèvres écarlates, autrefois rieuses. Elles ont un goût de framboise ; un peu comme le parfum qui embaumait l'air chaque fois que nous nous embrassions. Je jette un coup d’œil à la montre que tu m'as offerte il y a dix ans de cela, me rendant compte que je ne suis pas à l'heure ; est-ce que tu excuseras mon retard ?

Un train bondé emprunte la voie sur ma gauche, les rails crissent, les gens se précipitent. Je peux enfin t'apercevoir au loin, là, seul et calme au milieu de la foule agitée. Je reste plantée à quelques mètres de toi, attendant patiemment que tu relèves la tête et que ton regard brun évasif rencontre le mien. Seulement, tu te contentes de hocher la tête en passant nerveusement une main dans tes cheveux blonds ébouriffés, ce qui a le don de piquer ma curiosité. Toi, tu téléphones encore ; je sens que ça ne va pas fort. La foule ne tarde pas à s'estomper, le train à repartir, la fumée de cigarette à quitter lentement les lieux. Désormais, il ne reste plus que toi et moi, tu ne peux plus te fondre dans la masse et je ne peux plus prétendre t'observer alors que je meurs d'envie de te parler.

J'avance, déterminée, le bruit de mes petites tennis blanches aux pieds résonnant contre la bordure du quai. Tu as l'air de m'avoir enfin remarquée, puisque ton visage contrit, ravagé par la fatigue se tourne vers moi ; pour la première fois, je vois pleurer un garçon. Qu'as-tu donc pour laisser surgir, devant moi, dans tes yeux, des larmes de papillon ? Je sais bien que notre relation a laissé des traces, que le chagrin s'est ancré en nous, pourtant, je ne sais plus si je t'aime, si je suis assez forte, et si ça vaut vraiment la peine que tu claques la porte de notre amour obsolète. Car après tout, c'est à cause de tes décisions si nous en sommes là, c'est de ta faute si tu n'as pas su reconnaître que j'étais la femme de ta vie, et toi, l'homme de la mienne.

- Ton téléphone sonne, fais-je remarquer après m'être placée en face de toi.

- J'ai... j'ai quitté l'appel quand je t'ai vue.

Tu étais donc au téléphone avec elle ? Cette femme qui a osé s'interposer entre nous pour me voler celui que j'aimais plus que tout au monde ? Une forte pulsion de pitié, d'amour et de colère me submerge ; je souris faiblement pour ne rien laisser paraître.

- Décroche. Elle doit s'impatienter.

Comme deux beaux imbéciles dans la gare, nous nous fixons profondément, tes yeux fouillant les miens afin d'y déceler une lueur d'espoir. Soudain, tu arrêtes de me dévorer du regard et tu émets péniblement :

- Linda ? Oui, Claire est rentrée d’Angleterre.

Ta femme au bout du fil, quel hasard ! Je m'y attendais, alors j'inspire profondément, les poings serrés ; en voyant ma détresse, tu la mets sur haut-parleur pour que je puisse l'entendre. Elle dit que tu dois choisir entre elle et moi sans mentir.

Mon amour, si tu avais vu à ce moment précis ta mine déconfite et ta bouche bée incapable d'articuler un seul mot... si tu n'étais pas marié, si tu n'avais pas tout gâché, tu me laisserais te réconforter. Je décide de prendre ta main tremblante pour te soutenir discrètement ; mon cœur s'arrête lorsque tes doigts ankylosés se glissent entre les miens. Pour la première fois, je vois pleurer un garçon, alors j'observe, histoire de comprendre ce que peut bien ressentir un être masculin à qui l'on a appris à rester fort malgré les épreuves quotidiennes. Tu es silencieux, tu essayes de tourner la tête pour que je n’assiste pas au spectacle qu'offre ta faiblesse. J'arrive à percevoir tes joues s'inonder en un flot d'amertume et ton visage se crisper de douleur. Tu n'as pas l'air de réussir à te décider. Qu'y a-t-il de pire que de devoir choisir entre raison et sentiment, apaisement et lutte, lucidité et passion ? Devant moi, dans tes yeux, je lis deux femmes, deux saisons, d'un côté l'automne aux feuilles dorées tourbillonnantes, de l'autre l'hiver glacial à la neige paisible.

- Je n'arrive pas à croire que tu sois allé la chercher. Tu es un lâche, lâche d'être parti à la gare alors que votre foutue histoire est terminée. Je ne comprends pas cette obsession... pourquoi t'en soucier ? Elle ne t'a pas aimé comme je t'aime, lance la voix de Linda à travers le haut-parleur.

Tes yeux brillent face à cette déclaration. Tu sais tout comme moi que c'est faux, mais tu m'interroges tout de même du regard. Que puis-je te dire ? Tu m'as abandonnée, alors je ne sais pas si je t'aime, si je suis assez forte, mais ce dont je suis sûre, c'est que je t'ai donné mon cœur et que tu ne me l'as jamais rendu intact ; je n'aurai pas le courage de rassembler les morceaux pour t'aimer à nouveau. Malgré notre passé jadis comblé d'un bonheur ineffable, tu souffles, dubitatif :

- Claire ?

Claire Pommet, c'est ainsi que je me nomme. Le regard appuyé, les yeux luisants de larmes, je me contiens en t'entendant prononcer mon nom. Avant, j'étais ta petite pomme à croquer, le fruit rouge qui ajoutait de la saveur à ta vie, tu disais que les mille variétés de ma personnalité avaient toutes un goût doux et sucré ; désormais, je ne suis plus que le fruit défendu de tes pensées auquel Linda t'interdit de toucher.

- Tu as fait ton choix. Tu as fait le serment de vivre avec elle toute ta vie, mes sentiments n'y changeront rien, dis-je d'une petite voix.

Tu expliques à Linda que tu la rappelles bientôt, tu ranges ton téléphone dans ta poche et tu marmonnes :

- Je n'aurais pas dû venir ici.

Dans un élan de délicatesse incontrôlé, je colle ma joue contre la tienne et murmure à ton oreille :

- On n'oublie pas sa première histoire d'amour, vrai ? Elle n'aurait jamais dû connaître de fin, je n'aurais jamais dû partir en Angleterre, et toi, tu n'aurais jamais dû te marier. Ces regrets nous hanteront jusqu'au bout, mais c'en est ainsi, je ne peux pas t'en vouloir d'avoir réussi à tourner la page sur nous deux ; aujourd'hui, tu as tout pour toi, et je suis fière de toi.

Après avoir retenu un sanglot, tu laisses tomber tes bras le long de ton corps ; anéantie face à tant de vulnérabilité de ta part, je te prends par les joues et amène ta tête contre mon épaule afin que tu puisses t'y réfugier ; au lieu de ça, tu embrasses maladroitement les fossettes au creux de mes lèvres. C'est un rapide baiser qui exprime à la fois l'amitié que tu dois me porter par respect et l'amour pour moi que tu caresses secrètement au plus profond de ton cœur.

- Pommette...

Tu as énoncé ce surnom avec une telle expression de douleur sur le visage que tu m'as légèrement fait tressaillir. Peut-être que si, finalement, je suis folle amoureuse, peut-être que si, finalement, je suis capable de faire à nouveau fonctionner mon cœur pour toi. C'est trop, je ne peux plus résister ; je me noie dans tes yeux éteints, m'approche de toi pour que nos nez puissent se frôler et presse mes lèvres contre les tiennes. Tu passes tes mains dans mes cheveux avec douceur et, bêtement, je souris tandis que tu marmonnes que tu es désolé contre mes lèvres, nos larmes se mêlant entre elles. Nous nous arrêtons, puis, après avoir appuyé nos fronts l'un contre l'autre, j'effleure tes paupières d'un geste bref afin de sécher tes joues. Je te confie que je t'aime, que je ne t'oublierai pas.

- Sur toi, sur vous deux, je ne ferai qu'une chanson pour me libérer de ma peine, et même si je t'aime, même si je suis assez forte pour surmonter ta liaison avec une autre, ça ne vaut pas la peine que tu claques ta porte. Je ne pourrais supporter de te quitter en mauvais termes.

J'ai susurré ces quelques phrases qui, en tant que compositrice et chanteuse, me tiennent particulièrement à cœur. Parce-que je t'aime, oui, tu es le seul que j'aime. Même si je t'ai quitté après avoir déclaré ces mots que moi seule comprends, je sais que nous ne sommes jamais loin l'un de l'autre et que la flamme de notre amour ne vacillera jamais malgré les nombreuses intempéries qui la menacent.

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