Le touriste et le boulanger
Je sens sur moi le regard froid et sans empathie du procureur de la République. Je le connais à peine. En poste depuis peu à Toulouse, il ne m’a reçu que pour le bref entretien de présentation. Un bureau imposant nous sépare, c’est mauvais signe. Habituellement le chef du parquet reçoit les enquêteurs dans le coin salon de la pièce, espace beaucoup plus convivial composé de fauteuils et d’une table basse. Là je suis assis sur la chaise des personnes déférées.
« Alors mon capitaine, expliquez-vous !» m’ordonne-t-il sans aménité. Au moment de mourir, il paraît que certains voient leur vie défiler. Pour moi point de vision si tragique, simplement ma carrière qui passe sous mes yeux à vitesse accélérée. Je revois les éléments clés de cette enquête qui me fait me tenir en robe de bure, devant le plus haut magistrat du parquet de Toulouse. Tout avait pourtant bien commencé.
Il est environ 06h30, nous sommes dimanche. Je suis déjà au bureau, occupé à quelques tâches administratives. Je dirige depuis peu la brigade de recherches (BR) de St Sernin à Toulouse, mais déjà je croule sous les dossiers en tout genre.
Tout à coup mon téléphone sonne. Je reconnais aussitôt la voix rocailleuse de l’Adjudant Pibron du centre opérationnel de la gendarmerie. Le sous-officier, d’origine ariégeoise, a une voix que l’on n’oublie pas.
« Mon capitaine, on vous demande au fournil de Barbazan, un homme a été assassiné. D’après les premiers éléments ce serait l’œuvre du boulanger. Je n’en sais pas plus. »
Merde ! Dubois et Laurensou, la permanence de la BR, sont déjà engagés sur l’incendie criminel de la mairie de Puylauret. Je récupère les clés de la C3 banalisée et je prends le chemin de Barbazan, commune proche de Toulouse. Les rues de la ville sont désertes. 20 minutes plus tard je suis sur les lieux, accueilli par les gyrophares des véhicules de la brigade de gendarmerie locale. Le major Artigues, personnage bedonnant et truculent, vient à ma rencontre. « Quelle épouvantable affaire » me dit-il, « ce fournil est justement celui où je vais chercher mes croissants du dimanche. » Je compatis poliment à sa détresse et je lui demande de me fournir les renseignements qu’il a pu recueillir. « Le fournil ouvre à 5 heures. Vers 5 heures 45 un couple s’est présenté au comptoir. Pour une raison inconnue, le boulanger s’est jeté sur l’homme en hurlant. Il l’a entrainé dans l’arrière-boutique. C’est là qu’il l’a tué. Sa femme n’a rien vue. De peur, elle est tombée dans les pommes. Elle est encore sous le choc, ses explications sont embrouillées. » En effet, je vois une petite dame éplorée assise à l’arrière d’un Berlingo sérigraphié. Un gendarme féminin se trouve à ses côtés, un carnet de déclaration et un stylo à la main.
Je m’enquiers de la situation du meurtrier. « Il a été conduit à la brigade de Barbazan. J’ai chargé le chef Duchemin de la garde à vue. » précise le major.
Je m’équipe d’une tenue de police technique, je mets un masque et j’enfile des gants en latex. Je me présente à la porte du fournil. Un technicien en indentification criminelle (TIC) tient à la main un écouvillon, il termine le prélèvement d’une trace rougeâtre sur le montant droit de la porte du laboratoire. Il me remarque enfin et d’un signe de tête me fait comprendre que je peux rentrer. Il ôte son masque et m’explique que les prélèvements sont presque terminés. Son collègue se trouve dans la pièce contiguë en compagnie du médecin légiste.
Je franchis les quelques pas qui m’en sépare et je me retrouve dans le laboratoire du fournil. Le corps d’un homme maculé de poudre blanche est étendu à plat dos sur le carrelage. Son visage en est recouvert. A la commissure des lèvres cette substance s’est figées et a pris une teinte jaunâtre. Probablement de la farine, ce sera surement confirmé aux analyses. Accroupi à côté de la victime le médecin légiste l’examine. Nous nous connaissons, les formules de politesse sont brèves. « Aidez-moi à retourner le corps. » m’intime le praticien. Je m’exécute, l’homme est lourd, mais nous y parvenons. Aucune trace, aucune marque sur ses vêtements, hormis de la farine partout. Le TIC photographe mitraille. « On l’a sorti de là », me dit le militaire en désignant d’un coup de menton une cuve rectangulaire de la grandeur d’un cercueil. « On devrait en savoir un peu plus sur les causes de la mort après l’autopsie. Je la programme pour demain matin » rajoute le légiste.
Les pompes funèbres prennent en charge le cadavre de la victime placé dans une house mortuaire. Le corps sera déposé au plus vite à l’institut médico-légal du CHU.
Je retrouve le major Artigues qui m’attend à l’extérieur. « Mon capitaine, le procureur a été informé, il demande à ce que la BR prenne la direction de l’enquête. » Soit. Il fallait s’y attendre, me voilà donc directeur d’enquête. Le major rajoute : « Un voisin confirme avoir vu un couple pénétrer dans le fournil, puis des hurlements. C’est lui qui a donné l’alerte. L’enquête de voisinage ne donne rien de plus. ». Parfait me dis-je, une affaire qui roule.
Je file à la brigade à bord de ma C3. Arrivé sur place, le planton d’accueil m’ouvre la porte. Je me présente tout en lui montrant ma carte professionnelle et je lui demande où se trouve le chef Duchemin. Le planton me répond qu’il est dans son bureau, celui du fond à droite.
« Bonjour Duchemin, je suis le capitaine de la BR. Comment se passe la garde à vue ?
« C’était une garde à vue facile mon capitaine, le boulanger a tout avoué. » « Déjà ? fort bien. Que dit-il ? » « Un coup de sang mon capitaine. Le touriste est arrivé avec sa dame, il a demandé des pains au chocolat. Le boulanger a vu rouge, il l’a mis dans la cuve, puis il l’a étouffé avec la farine jusqu’à ce qu’il ne bouge plus. Parce que vous savez, ici on dit chocolatine. »
Sans voix, je fixe le brillant enquêteur. Puis avec peine et lorsque je peux enfin parler, je lui demande « Que voulez-vous dire par, c’était une garde à vue facile. » Sa réponse m’étonne à peine. A cet instant le planton déboule dans le bureau avec un téléphone portable à la main « Mon capitaine, le procureur, il demande à parler au directeur d’enquête. »
Et me voilà devant le magistrat, assis sur cette chaise inconfortable, qui me fixe de ses yeux bleu acier. Ma voix résonne dans la pièce, j’y constate un léger vibrato. Arrivé à l’explication du mobile du crime, je vois le procureur se détendre. C’est à ce moment je crois, que je remarque sur le mur, juste derrière lui un poster du Stade Toulousain et un maillot dédicacé d’Antoine Dupont. « Je vois » dit le procureur « une affaire de chocolatine. A Toulouse et sa région, on ne badine pas avec ça. Vous êtes nouveau mon capitaine, mais sachez qu’ici un tel mobile est de nature à amoindrir largement la peine. Dites-moi, je vous avais demandé de me présenter ce boulanger irascible. » « Et bien monsieur le procureur, le boulanger devait terminer sa fournée. L’enquêteur l’a donc laissé partir après qu’il lui ait promis de revenir avec tout un lot de viennoiseries. Mais depuis nous n’avons plus de nouvelle de lui » « Ah oui ? » s'interroge le magistrat d’un air songeur, « retrouvez-le au plus vite, un boulanger qui roule un touriste dans la farine jusqu’à ce que mort s’ensuive, pour sûr il va récidiver. »
Le procureur me donne congé. Je l’assure avec empressement que je vais faire le nécessaire, et rechercher sans désemparer le boulanger assassin. Je sens la corde autour de mon cou qui se détend quelque peu et je sors du bureau. J’emprunte l’ascenseur, me voici dans la salle des pas perdus. A l’extérieur, des photographes, des caméras, une foule bigarrée se presse. Il y a là l’équipe toute entière du Stade Toulousain accompagnée de la population de la Ville Rose. Et que vois-je ? N’est-ce pas le pack avant des champions de France qui porte en triomphe sur le bouclier de Brennus un petit homme habillé d’une mitre de boulanger ? Une écharpe couleur noir et rouge orne sa poitrine. En lettre d’or on peut y lire « fournisseur officiel de chocolatines du Stade Toulousain. » Le bouclier de Brennus se baisse, le petit homme d’un saut leste atterrit sur le sol. Il monte les marches du Palais de Justice sous les yeux de sa garde prétorienne. Il arrive à ma hauteur « vous êtes le gendarme qui dirige l’enquête ? J’opine du chef. « Le procureur de la République m’attend, je viens me constituer prisonnier. Mon avocat est là » A deux pas se trouve un homme sec en robe noire, le bâtonnier en personne. Il tient à la main une pile de photos dédicacées des joueurs du Stade Toulousain. Le petit homme le rejoint, et je les vois tous deux s’éloigner dans la salle des pas perdus. Le boulanger se ravise, revient vers moi et m’interpelle « Dites ! Vous n’êtes pas de Toulouse, comment appelle-t-on une chocolatine chez vous ? » Je lui répond qu'à Dax aussi, on dit chocolatine. Il me regarde, semble satisfait « J’ai eu peur pour vous, je préviendrai mes amis du Stade». Et je le vois disparaître avec son avocat dans l’ascenseur qui mène au parquet.
L’enquête est fini, le boulanger est en prison, le procureur a hésité entre une admonestation et la Cour d’Assises. Ce sera finalement la Cour d’Assises. Les parties civiles réclament le dépaysement judiciaire du procès. La Cour d'Appel n'a pas encore pris de décision car le choix est difficile. En effet 2 jours après cette affaire, un boulanger parisien a tué un touriste toulousain en l’étouffant dans la farine. Il réclamait une chocolatine alors que là-bas on dit pain au chocolat.
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