Un inconnu t'aime

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"Bonsoir.

Je m'appelle Lucien.

Edite, c'est bien ça ?"

Il souffla.

"Excuse moi. Je vais t'importuner. J'ai signé un contrat avec moi-même qui stipulait que je devais enfin te parler, avec pour seule contrainte d'être honnête. Et dès ma deuxième phrase, je n'y parviens pas."

Elle dressa un sourcil, sourire en coin.

"Ah ça t'amuses. Tant mieux.

Oui, je sais que tu t'appelles Edite : on est dans le même amphi. Mais comme je ne t'avais jamais adressé la parole, il me semblait qu'une présentation officielle était nécessaire."

"C'est en effet fairplay."

"Cependant, je réalise que cela impliquerait que je ne te connaisse pas suffisamment pour te dire ce que j'ai à dire."

Elle usa le prétexte de la musique pour le faire répéter.

"Si je ne te connaissais pas, je ne m'inquiéterais pas pour toi."

Elle recula en signe de méfiance. Il s'exprimait fort.

"Scoop, Lucien : tu ne me connais pas."

"Non, ne t'y méprends pas : on n'a pas forcément besoin de discuter avec une personne pour la saisir dans ses traits essentiels. Sans doute l'observation à long terme est plus véridique qu'une fréquentation superficielle où chaque partie tâte le terrain derrière des murs de façade, ou encore une relation de longue date où les rôles de chacuns sont tellement creusés que l'on s'oublie."

"Tu es bien avenant, Lucien." fit-elle, mi-piquée mi-perplexe. Elle doutait du sérieux de ses dires.

"Ah bon ? J'ai l'air de jouer les séducteurs ce soir ?

Mmh. Je comprend. C'est cette assurance soudaine que j'affiche, c'est bien ça ? Ca doit te changer du petit-Lucien-roi-de-la-discrétion, haha."

Ils rirent.

"C'est vrai que je t'ai à peine remarquer. Tu n'interviens pas souvent en cours."

Il regarda le fond de son verre pour appuyer ses propos.

"Je pourrais mettre ça sur le compte de la vodka, mais une expérience récente a dévoilé les effets de l'alcool sur les gens au niveau social, qui seraient principalement placebos. En somme, on serait davantage nous-même durant des soirées de ce type grâce à la croyance collective que l'alcool libère, car il déresponsabilise."

"Intéressant."

"Oui.

Mais, Edite, tu me fais m'égarer.

Oui, c'est ça, glousse !"

"Glousse ?"

"Non, personne n'utilise ce terme dans la vie de tous les jours, je te l'accorde. Mais je ne suis pas personne ! Je suis.... Spiderman !" Fit-il en dévoilant son pendentif et toutes ses dents. Elle le regardait comme un clown.

"Mais recentrons-nous." Il leva un doigt en l'air.

"Je soupçonne d'oser enfin t'aborder parce que ceci n'est pas lié à moi, n'est pas pour servir mes intérêts. C'est pour agir en respect à quelque chose de plus grand que le petit individu que je suis."

Il se saisit d'un air pompeux qu'il délaissa aussitôt.

"Je crois profondement qu'on est responsable des uns des autres, et avant tout de soi-même.

Non, je ne suis pas un moralisateur à deux balles. Un idéaliste, tout au plus. Ecoutes mon point. J'y viens, j'y viens. Je suis long à conclure, parce que je creuse mes développements.

On vit dans un monde où on pense pouvoir résoudre tous les problèmes ; et cette assurance nous fait simplifier les choses, alors que la réalité n'a jamais été plus complexe car plurale. Dixit Edgar Morin."

"Edgar Morin." Répéta t'elle les yeux grands de gourmandise.

"Oh, tu aimes Edgar Morin. Dis moi, le Créateur aurait-il pu avoir des outils mieux taillés pour te façonner ? J'en doute. Tu as vu à quel point cet homme est d´une justesse énorme ?"

Il ne lui laissa pas le temps de répondre, le bras déjà sur ses épaules.

"Bon. Edite. Venons en aux faits." Il se plaça en face d'elle et la saisit aux coudes.

"Pardonne ma fascination, je ne peux pas m´empêcher de te regarder en cours. C´est pourquoi si un grand changement s´opère en toi, je ne peux pas m´y faire aveugle."

Il relacha son emprise.

"Cela doit faire maintenant quelques semaines.

Le diagnostic est limpide : tu es malheureuse."

"Ha." Elle s'écarta, braquée.

"Ah ne me regarde pas comme ça, comme si tu m'en voulais de te dire ça. Je ne suis pas responsable de comment tu en es arrivée à ce stade. Néanmoins je suis responsable du choix d'y être indifférent ou non."

Confuse, il sentit qu'elle s'irrita, puis balbutiait. Son regard finit par se perdre dans la foule.

"Hum. Oui, bon. Viens t'asseoir. Tu veux qu'on sorte ? On n'entend pas grand chose avec la musique."

Sans qu'elle ne comprenne vraiment comment, il la conduisit dans la coure.

"Parfait. Doucement, doucement. Je te tiens."

Ils s'assirent sur le banc. L'air était mordant.

"Mets ma veste."

Elle fit mine de refuser.

"Je n'ai pas froid."

"Mais arrêtes tes salades : tu grelottes."

Elle enfila l'habit péniblement. Le temps se faisait plus long. Le tremblement dans un souffle trahit Edite.

Il la regarda. Il voyait ses yeux embués. Il avait rendu difficile toute possibilité de se cacher.

Le silence était tendu comme leurs gorges et lourd comme leurs coeurs. Alors, il le brisa.

"Ecoute. Je t'ai dit depuis le début que je veux être sincère avec toi. Evidemment, cela ne t'engage en rien, mais tout de même, je tiendrais à ce que tu le sois aussi. Prends ça comme une marque de respect pour ma démarche."

"Bah tu manques pas d'air toi." Cracha-t-elle dans une esclaffe.

"Oui, je suis gonflé. Mais aux moins je te fais rire à travers tes larmes. "

Elle reniffla.

"Attends." Il passa sa main sur son visage.

"Là, voilà. Tu avais un peu de mascara qui coulait."

Il s'interrompit, les yeux dans les siens déversés.

"Désolé de ce silence.

C'est juste que l'excitation retombe doucement et j'avais oublié un instant : t'as le genre de beauté qui file des claques."

Elle tenta de se recroquevillée dans un coin imaginaire du banc, petit animal.

"Non, ne te caches pas haha ! Je...

Bon. Je ne me suis jamais déclaré à quelqu'un.

Je vais te faire une déclaration.

La magie qu'il y a là-dedans, c'est que c'est juste un flot de vérité qui me fera du bien. Après, comme je te l'ai dit, ce que j'ai à te dire, je te le dis pour toi. En d'autres termes, sans doute je ne me déclarerais pas si je n'étais pas convaincu qu'aujourd'hui, cela pourrait t'être utile. Crois moi, ô grand jamais je ne voudrais être un poids pour toi. Ce serait l'inverse de ce pourquoi je suis ici."

"Hmm.

Je t'aime.

Ce serait faux de dire que c'est une malédiction qui serait tombée du ciel pour me hanter jusqu'à la tombe. Non. Comment te dire... Tu m'as fait tomber amoureux de toi. Tu es responsable de ma tare haha.

Ah, regardes moi avec ces yeux de chouette si tu le souhaites ! Vas-y, je t'en prie. C'est pour moi le plus grand des plaisirs, de saisir l'attention de vos pupilles, madame. Je répète : vous m'avez fait tomber amoureux de vous ; par chacuns de vos gestes, par chaque nuance de vibration de votre voix, par votre grâce et votre légèreté toutes entières, par le message que votre démarche dit au monde..."

Il se leva.

"Attends, je te mime ça avec commentaires en bonus : "oui, il y a des limites, et je les enjambes en un sautillement. Hop, vous ne me voyez plus, bien trop haut perchée dans les nuages. Hop, je suis une abomination de votre système parce que je remets en question les axiomes et l'Impossible. Hop, hop, hop."

"Tu es complètement fêlé."

"Hahaha, admettons ! Il est vrai que j'aurais peut-être dû m'aventurer sur les routes des troupes de théâtre et de cirque.

J'en conviens, que cela me correspondrait mieux que futur ingénieur."

"Hahaha."

"Cela ne m'empêche pas de penser qu'on est beaucoup plus vaste qu'un statut, Edite. On est beaucoup plus vaste que ce que les autres perçoivent de nous, que ce que les autres nous reprochent d'êtres. On a des vérités enfouies, des valeurs à nourrir, des rêves après lesquels courir.

Il parlait la tête vers le ciel, animé, alternant les ronds d'épaules et les envolées de bras.

"Ne t'inquiètes pas pour moi, vas. Je te répète que je suis Spiderman.

Si j'ai un autre chemin à prendre, je pense que mes oreilles sont suffisament écartées pour que j'entende les signes et sache rectifier ma trajectoire.

La vraie question maintenant, c'est plutôt : est-ce que les tiennes sont assez réceptives pour entendre l´Espoir ?"

Elle resta perplexe. Presque, elle ne prendrait plus la peine de répondre.

"Mon message à moi, tout d'abord, c'est que tu n'es pas seule."

Il se rassis son corps s'adressant au sien.

"Ensuite, tu mérites d'exister. Ton existence est indispensable. Tu as un impact autour de toi, que tu le veuilles ou non. Et tu as un impact bouleversant sur ce type du fond de la classe, qui a enfin l'opportunité de donner un sens à ses sentiments.

Non, c'est vrai, à quoi ça sert, d'aimer à distance, cinq rangs plus loin ?

A quoi ça sert, tout cet amour, si l'on ne peut pas le donner ?

C'est un cadeau en or, ce que tu me fais !

Ce soir, tu m'offres l'opportunité de te donner ce qu'il y a là, oui, dans mon coeur ; tiens, touches ma poitrine. Tu sens, hein ? Combien cela bat vite, trop vite.

Combien tu me rends vivant."

Il pesa ce mot.Vivant. Comme si chaque syllabe était énergie.

"Alors, toi qui crée autant de vie, comment peux-tu oser penser à la mort, Edite ?!"

Son visage se décomposa.

"Oui je sais que tu y penses. Oui je crie, et oui, je l'ai deviné. Pas besoin de te paralyser. Tu es un livre ouvert pour moi, dont je connais par coeur chaque reliure. Une mine défaite, un ton vide, un regard vitreux... ça a l'effet d'un séisme en moi. Et je ne peux davantage ignorer ton malêtre. Il provoque en mon corps un dérangement ravageur."

Il se frottait le thorax. Il posa sa main sur son bras.

"Tu te consumes.

En éteignant ta flamme, tu éteindras ma lumière. Et si tu ne vois plus aujourd'hui de but à tout ce que te murmure la vie, trouve au moins un sens à survivre pour cet inconnu qui t'aime.

Ce type qui n'a rien vu de toi.

Qui te connait sans prendre le risque d'avoir tord.

Qui a renoncé à ce que tu le déçoives un jour.

Laisse moi pour toi ce soir représenter par mon aveu l'Espoir que ton existence peut laisser une trace merveilleuse.

Tu as un pouvoir immense. Et qui détient de grands pouvoirs porte de grandes responsabilités. Tu as le devoir d'écouter lorsque quelqu'un te crie de retrouver la foi."

Il guida son menton du bout des doigts.

"Je te promets, Edite, des jours plus cléments.

Je te promets, Edite, une vie extraordinaire.

Je te promet, Edite, de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour te redonner confiance en l'avenir."

Larmes en suspension, elle poussa un "pourquoi ?" destiné à ne pas être entendu.

"Quoi ?

Pourquoi je fais ça ?

Je te l'ai déjà dit. Je suis Spiderman, haha. Je dois porter l'Espoir autour de moi. Et je ne peux pas le faire si je ne me dépasse pas, n'écoute pas ce que mon coeur agité me dit. Et toi non plus.

Alors viens. Oui, prends ma main. Allez, on se redresse. Voilà, c'est ça. On respire un bon coup.

Réapprenons ensemble à tout dépasser, tu veux ?

Bien. Allez, fais comme moi : hop, hop, hop !"

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