"Stradivarius : Sous pression"
Sous la pression.
Instable et perdu dans un monde qui n’est certainement pas le miens, voici que j’erre dans la nature sans savoir où aller, que faire, quelle direction prendre. Le vent est mon seul guide, comme si j’étais un aveugle dans une brume épaisse que le jour ne saurait percer. Je rencontre de ces âmes qui me regardent d’une façon étrange, comme s’ils savaient, comme s’ils avaient pitié ou pire… comme s’ils avaient une haine profonde pour moi. Je ne suis qu’un enfant esseulé, sans famille, avec une pression qui pèse tant et si bien que j’ai l’impression d’avoir la cervelle qui s’écoule le long de mes oreilles jusqu’à heurter les pavés de cette route sur laquelle je navigue sans cesse. Je le sais, pour vivre dans ce monde, il faut savoir faire des choses qui dépassent l’entendement, qui sont en-dehors des clous. Il faut savoir se débrouiller et se montrer fort et imposant. Car nous sommes dans une jungle, la loi du plus fort est en vigueur. Ce ne sont pas les Rois qui décident, mais les gens dans la rue. Ce sont eux qui régissent notre façon de mouvoir, notre façon d’aller et de venir, notre façon de voir les choses. Nul autre souverain ne saurait être plus fort qu’un modeste paysan qui protège sa femme et ses enfants de la disette et autres maladies vénériennes. Et moi, dans tout cela, je ne suis qu’un étranger. Je ne suis pas désirable. Je suis un enfant orphelin qui passe et peut trépasser à chaque instant. C’est comme si j’étais porteur de la lèpre ou de la peste bubonique.
Sur la route, à plusieurs moments, j’ai vécu la pression.
Exercée sur mon esprit et sur mon corps. De façon forte. Arrogante. Puissante. Démoniaque. J’ai croisé de ces bandits de grands chemins qui ont voulu voir ce que contenait mon ballotin. Il n’y avait rien. Roué de coups, mon visage était tuméfié. J’ai prit sur moi de ne rien dire, de ne rien faire, de ne pas leur en vouloir car ils ne savent pas ce qu’ils font. S’attaquer à un enfant n’est pas très louable, encore moins de songer que je puisse avoir le moindre objet de valeur sur moi. Alors je continue ma traversée du désert. Je n’ai qu’une idée en tête : rejoindre Paris. C’est là que ma chance se fera meilleure et plus efficace pour lutter contre toutes ces choses. Contre cette âme entachée d’un meurtre et d’une famille quittée pour ne pas leur faire de mal. Oui, l’amour est un leurre, c’est une lisière à ne point dépasser. L’amour fait mal, l’amour torture. On doit le laisser en arrière pour ne plus y songer, c’est notre talon d’Achille, notre épée de Damoclès. C’est promis, jamais plus je n’aimerais, et jamais plus je ne songerais une once à ma famille. Du moins, je vais essayer. Ils sont bien mieux sans moi. Sans celui qui a commis l’irréparable. Sans celui qui continuera par la force des choses, par cette chose au fin fond de moi-même qui me pousse encore inéluctablement à recommencer, à reproduire cet acte barbare et diabolique. Je ne suis rien pour refuser cet enseignement spirituel qu’un Démon m’offre sans que je ne puisse exiger quoique ce soit. Je dois vivre avec, voilà tout. Je ne dois pas être le seul à vivre sous la pression de ce genre de chose. Je ne pense pas. Le monde est malade. Je ne suis peut-être pas malade, finalement. Je dois être dans la norme. Peut-être. Je ne sais pas, je ne comprends rien. Je ne peux pas comprendre.
J’arrive à Paris.
De longues semaines à marcher, encore et toujours. Mes pieds n’en peuvent plus. Mes chausses se retrouvent presque décomposées, détruites. Je sens que je saigne de partout, qu’il me faut me poser, que je ne peux plus poursuivre. Pourtant, me voici à ma destination. Je regarde les ruelles sinistres de la Cour des Miracles, ce lieu où les gens viennent s’installer le matin comme s’ils n’avaient plus de jambes, et qui repartent le soir avec leurs deux jambes. Un vrai miracle. On se fait berner de quelques pièces d’argent par ces misérables. Et ça fonctionne. Sans doute devrai-je faire pareil, j’ai le ventre qui crie famine. Voilà plusieurs jours que je n’ai pu manger. J’ai tenté de chasser le lapin, mais sans succès. Je ne suis pas débrouillard. Je ne sais pas comment survivre comme cela. Je ne l’ai même jamais imaginé. Je dois vraiment apprendre, je dois me former, me forcer, être plus fort. Je dois être quelqu’un, et non pas une vermine qui devra lutter pour quelques deniers dans une casserole. Je ne me vois pas comme ces roublards qui pillent et volent sans vergogne les jolies femmes qui passent. Je regarde autour de moi, je vois de la fange au sol. On doit marcher sur des bouts de bois qui flottent sur la boue et la merde. Sur les murs, il y a quelques traces de sang et des traces de l’eau de la Seine qui est montée en crue il y a peu. Rien n’a pu nettoyer toute la saleté qui règne dans les parages. Je croise de ces gourgandines qui m’appellent, moi, le jeune Robert. Elles espèrent, n’ont pas froid aux yeux. Elles doivent tout faire pour avoir leur gagne pain aussi, autrement elles se feront frapper le soir par leur maquereau. Je me demande, à l’instant, sous la pression, si j’ai bien choisi la bonne destination. J’hésite, je me tâte, mais il est trop tard pour faire demi-tour. Je ne peux pas me le permettre. Je suis totalement cassé, totalement détruit. Je n’ai plus le choix, je dois me battre, je dois continuer, je dois aller jusqu’au bout pour ne plus jamais revenir en arrière, ne plus revoir les larmes de ma mère et de ma famille. Je dois agir tel un homme, et non pas comme le modèle que m’a laissé mon père : la fuite.
J’entre dans un troquet.
Le nom, un peu spécial, ne laissait présager rien de bon. Mais c’est le premier que je trouve ouvert à cette heure-ci. Je me trouve donc dans le « Diable aux bas verts ». Une fois la porte poussée, c’est un univers étrange qui se présente à moi. Les regards se bousculent pour voir ma petitesse et me juger de leurs yeux hagards et rongés par l’alcool et autres substances illicites. Ça rit de moi, ça se gausse. Je décide de garder la tête haute et de m’installer sur le comptoir. La décoration des lieux est éloquente : tout est destruction, comme si les bagarres étaient monnaie courante dans les parages. Le bougre qui tient les lieux a même de nombreuses cicatrices pour témoigner de la violence des lieux, de la furie des hommes. Je le regarde, je le scrute, mais il fait comme si je n’existait pas. Je toussote un peu afin d’attirer son attention. Mais rien n’y fait, il continue de regarder une jeune femme qui se trémousse sur un vicelard dans le coin de la taverne. Je suis vraiment sous pression. J’ai faim. J’ai soif. Je suis exténué. Je n’en peux plus. Et personne ne me voit, personne ne m’écoute. Je n’ai pas d’amis. Je n’ai pas d’argent. Je n’ai rien. Je suis invisible. Comme quoi, l’amour n’est pas ici bas, et il ne le sera jamais. Puis, tout à coup, je me mis à sourire. À voir les choses sous un autre angle. Percevoir que sur le comptoir se trouve un couteau. Qu’il y a peut-être d’autres façons de parler dans le coin que d’user de sa langue à perte. Mes yeux sont comme brouillés, et mon esprit semble guidé par une autre chose plus terrifiante que cet endroit même. Je garde mon sourire, je m’empare de la lame et je la plante dans une des mains du tavernier qui se met à gémir fortement. Il hurle et tous les regards se tournent vers moi. Il y a des rires qui se dégagent de là. C’est bien un coin idéal où la violence règne. D’un air sadique, je continue à tourner le couteau dans la chair, sentant les tendons se tordre et les os craqueler sous l’effet de la lame acérée.
- Putain de merde! Enfoiré! Arrête!
- Tu te décides à me servir un verre?
- Pute borgne, ce que tu veux!
- Une bière.
Je n’en ai jamais bu.
Mais il faut un début à tout, non? Je retire la lame, et le tavernier se frotte la main endolorie. Je vois son regard noir se fondre dans le miens. Il veut me faire payer. Je vois donc un autre homme venir à moi et me féliciter pour ce coup de maître.
- Laisse Thierry, le verre est pour moi. Ça t’apprendra à n’en faire qu’à ta tête, bougre d’idiot.
Le tavernier grogne.
Et je savoure mon verre comme il se doit. Bien qu’au début je me suis mis à grimacer par le goût peu ordinaire. Finalement, ce n’est pas si mauvais. Je prends même mes aises dans ce troquet malfamé. Celui qui m’a offert la boisson me regarde de temps à autre, comme s’il voulait être mon protecteur du moment, fier de voir un jeune homme se servir aussi aisément d’une lame. Je lui rends son sourire. Mais je me pose tout de même la question de comment j’en suis arrivé là. Après tout, je ne suis pas méchant, je ne suis pas affreux, je ne suis pas un monstre. Et voilà que je blesse un homme d’une horrible façon. Je n’aurai jamais agis de la sorte auparavant. Je dois vraiment être habité par le Diable en personne. C’est donc un lieu qui porte bien son nom. Oui, le Diable est ici, en moi, dans cette taverne répugnante et sale. Je termine ma bière et je commande de quoi manger. On me l’apporte sans attendre. Le tenancier a à présent la main bandée. Ça me fait rire alors qu’il n’y a rien de drôle. Je suis un vilain garnement. C’est à ce moment précis qu’un autre homme vint à ma portée. Il me scrute. Souriant. Il a l’air dégueulasse par son allure, sans aucune classe. Les yeux pervers. Il ne semble avoir rien de bon en lui. Que du mauvais. Il me sent. Il me hume. Comme si je n’étais qu’un chien. Il me touche même l’épaule, ce qui me dérange réellement. Il est trop proche de moi. Je me sens en danger, mais toutefois une partie de moi-même se sent plutôt comme un vainqueur.
- T’as quel âge gamin?
- …
- J’te cause.
- Je peux te répondre, mais… je préfère que nous jouions à un jeu avant.
- Aha, tu m’plais bien toi. Vas-y.
- Tu me donnes mon âge, et si tu te gourres, je te prends quelque-chose de valeur.
- Ouais, comme le ramponneau quoi. Tu mises et si tu perds tu perds ton argent.
- Oui, tu veux jouer?
Je vois mon protecteur s’approcher.
Il demande à l’homme de partir, mais je lui dis que tout va bien. Qu’il faut le laisser faire ce jeu que je lui ai donné. Ce défi qui se terminera par quelque-chose d’étrange s’il y a une erreur. Une faute. Une mauvaise mise. Je me régale d’avance alors qu’au fond de moi je suis terrorisé par ce qui se trame. Je sais que cet homme est, en fait, un amateur de jeunes enfants. Il doit faire de ces choses terribles avec les orphelins croisés. Il doit user de sa force et de sa manipulation pour arriver à ses fins et tuer les gosses après avoir fait ses sévices. Je n’ai pas peur de lui. En fait, si, mais mon « autre » non. Je le vois se tenir le menton et réfléchir. Il lui manque au moins quatre dents sur le devant. Il pue la charogne et l’alcool ainsi que le stupre. Il m’écoeure.
- Quinze ans.
- Erreur.
- Merde. J’perds quoi?
D’un coup, d’un seul, sans pression.
Je jète ma lame acérée dans le coin adjacent de sa cuisse frémissante. Je lui coupe les parties génitales à travers ses braies. Je ne lâche rien alors qu’une marre de sang tombe sur le sol. Tout le monde se lève, outré. Moi je regarde ma victime. Le tavernier s’empare de mon bras, je me déloge de son emprise. Puis, je fuis en gardant ma lame bien dans la main. L’arme du crime. Je sors de l’antre du Diable, je cours loin. Très loin. Aussi vite que je le peux. Au moins, j’aurai émasculé un vaurien qui ne pourra plus utiliser son arme contre de jeunes victimes. Je peux être soulagé, comme je suis apeuré. Je suis entre les deux sentiments. Je me sens réellement comme un monstre. Mais le suis-je réellement au regard de celui que j’ai rendu stérile à jamais? Je ne sais pas. Je m’arrête au coin d’une rue, épuisé.
Une main se pose sur mon épaule.
Je suis sous pression.
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