Le talent
Paris, 1865.
Un auteur qui ne place aucun article, pensais-je, est un piètre écrivain. En ce temps-là, je vivais de quelques piges dans un journal à faible tirage, autant dire que je mourais de faim. Mon humeur était au plus bas et mon goût de vivre ne valait guère mieux. Je commençais à prendre la mesure de mon manque de talent alors que mes histoires, jusque-là m’avaient toujours semblé fameuses et admirables.
Luttant pour ne pas fondre en larmes, j’ouvris le tiroir de ma table, saisis mon vieux revolver à six coups et commençai à le charger. Tout en glissant les balles dans les chambres du barillet, je pensai à haute voix qu’une seule devrait me suffire. À moins que je ne me rate, mais à bout pourtant, je serais vraiment le plus mauvais tireur de Paris !
Je dus parler trop fort, car avant que je ne porte l’arme à ma tempe, une voix s’exclama sur mon palier :
— Mon ami ! J’ai entendu votre projet ! Ouvrez-moi, j’ai à vous conseiller !
Je rangeai prestement ma pétoire et allai ouvrir à mon visiteur. C’était un homme énorme et trop haut pour passer sous la porte sans baisser la tête. Il ressemblait à mon oncle... Mais vous ne connaissez pas mon oncle, bien sûr.
— Il ne fallait pas vous déranger pour moi, monsieur. J’étais simplement en train de relire un passage de mon écrit...
— Sans blague ! coupa le géant, on ne me la fait pas, celle-là ! Je sais très bien ce que vous vous apprêtiez à faire ! Je représente ici, le talent, je suis en quelque sorte son porte-parole.
— Ah ? Vous aussi, vous pensez que je manque de talent ? Que c’est pour cela que je ne mange pas à ma faim ? Mes phrases sont-elles si bancales que vous vous déplacez en personne à leur chevet ?
— Mon cher, vos phrases sont ce qu’elles sont, mais en haut lieu, nous trouvons vos idées excellentes ; je suis justement venu pour vous porter la parole du « Talent ». Il me charge de vous offrir un conseil...
— Je ne pense pas avoir besoin des conseils de quelqu’un qui ne se déplace pas personnellement jusqu’à moi. Je suis jeune, certes, mais je connais ma valeur !
— Vous paraissez légèrement présomptueux, mais ce n’est pas grave. Cela s’arrangera avec le temps.
— Et quelle recommandation votre mentor a-t-il à me dispenser ?
— Eh bien, sans vouloir vous offenser, nous pensons que vous avez du talent, mais il vous faudrait travailler avec plus d’acharnement. Ce faisant, vous accéderez à la reconnaissance et au succès, ainsi tout un chacun saura que vous avez de l’inspiration et de la virtuosité.
— Mais je crois que je travaille déjà beaucoup, hésitai-je, que faire de plus ?
— Brûlez tous vos écrits et remettez plusieurs fois vos œuvres sur l’écritoire ! Vous reconnaîtrez le moment où vous aurez assez de talent pour ne pas le gâcher d’un coup de revolver. Fût-ce un Lefaucheux* de 1850.
* : Revolver robuste dont étaient dotés les officiers de l'armée française à cette époque.
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