La Métamorphose.
Je sens bien, depuis un moment, que quelque chose de singulier se passe en moi, dans mon corps… Mes petits seins s’affermissent, me font mal et me semblent, chose prodigieuse, prendre du volume… Quoi ? du volume ?! Mais c’est mon rêve, ça ! Et ma voix intérieure, culottée, mesquine, assassine, de son air pernicieux, me susurre : « Tu es enceinte, et c’est un peu trop tard… » Ah oui ? Mais ce n’est pas du tout prévu… J’en tombe des nues. Des années de contraception, des amies tout autour de moi qui essaient avec autant de talent que d’ardeur d’avoir un enfant, et moi, qui me laisse vivre, qui ne demande rien à personne, sur le tard, à trente-cinq ans, paf… Et pas forcément avec la meilleure personne, mais ça, ce n’est pas tout de suite que je m’en rendrai compte… Confirmation donc, révélation, à la famille, aux amis, et réorganisation. Et puis, la voix fallacieuse de l’Autre : « Je serai toujours là pour toi ».
Quelques mois plus tard, je suis ce paquebot qui vogue dans l’avenue principale de Saint-Laurent. Arriverai-je à bon port ? Je n’en doute pas une seconde. Un port altier, le sentiment d’être une reine en marche avec son cortège me transcende. Depuis que je suis enceinte, je n’ai plus peur de rien, j’exalte une confiance absolue, je déplace des montagnes. Jamais je n’ai connu cette confiance inébranlable. Je reste sensible, malgré tout ; les émotions sont même décuplées, à fleur de peau… La larme qu’on devine au coin de l’œil, là, se transforme aussitôt en fontaine : les hormones, paraît-il…
J’atteins mon rythme de croisière. Je gonfle et je gonfle et je gonfle. En moi naît l’impression d’être portée par des voiles grandioses. Les trois caravelles de Christophe Colomb à la découverte du Nouveau Monde n’étaient sûrement pas aussi gonflées d’orgueil… Mes jambes sont énormes, et mes chevilles, n’en parlons pas, je me sens plus que lestée. Plus aucune paire de chaussures ne me va. On est l’été. Des sandales moches de Décathlon à scratch feront l’affaire, sans mettre le scratch. « Vous verrez, dès que vous accoucherez, vous allez fondre » me dit la voisine, et c’est vrai. Les quatre étages à monter à pied ? Je me sens comme une déesse qui rejoint le royaume des cieux où les divinités l’attendent pour un banquet…
J’ai toujours quelque chose à faire. Je ne sais pas ne rien faire. Je n’ai jamais été aussi en forme(s) ! Moi, la sportive, je poursuis la randonnée, les bivouacs, la photographie, les marches d’approche où j’accompagne celui que je considère encore comme mon homme et ses collègues faire du canyon ou de l’escalade. Je les regarde avec envie… On me fait un peu la leçon, mais je me sens invincible.
Et puis, une nuit, je perds les eaux. Présence et réactivité de l’Autre, ce sera sans doute une des rares fois.
Des heures et des heures sans fin s’égrènent à attendre ce bébé qui ne vient pas… Les contractions ne sont pas bonnes, le col tarde à s’ouvrir, je ne fais rien comme il faut et le bébé s’épuise : une césarienne est décidée en urgence, qui me laisse l’impression que je vais être dépossédée de quelque chose, d’une vraie naissance, d’une vraie histoire… J’en ferai le deuil assez vite : peu importe comment tu nais, c’est que tu sois là qui compte, c’est tout.
Propulsée dans la salle d’opération, je n’ai pas le temps de réaliser ce qui m’arrive, ce qui nous arrive. L’anesthésie péridurale me laisse consciente, néanmoins dans un brouillard opaque transpercé de lumières blanches comme des projecteurs… J’aperçois beaucoup de monde pour une si petite salle, du va-et-vient, on s’affaire autour de moi, le drap me masque le bas de mon corps, l’espace et le temps vacillent… De l’agitation, des voix… « On est en train de la perdre, là… - Mais non, mais non… » Perdre qui ? Perdre quoi ? C’est mon esprit qui perd pied et flotte entre deux eaux…
Et puis soudain, une femme s’approche de mon visage et dans un sourire me dit : « Votre fille est née, Madame. Nous allons la laver, la préparer, et je vous la montre. » Le temps est en suspens… On me montre enfin ton minois, je ne vois que tes cheveux, tout foncés, et tu sors de mon champ de vision. C’est tellement bref, j’éclate en sanglot. Un homme s’approche de moi à son tour : « On va tout refermer et on vous ramène en salle de réveil, d’accord ? On vous amènera votre fille. »
Le temps fait des ellipses, la mémoire sélectionne…
Dans la salle de réveil, je tourne ma tête vers le petit être qui est à côté de moi… Je te regarde longuement : « C’est moi qui ai fait ça ?? » Alors les larmes ne s’arrêteront plus de couler. A ce moment-là, je commence à réaliser l’ampleur du bouleversement… L’angoisse m’étreint pour mes jambes, sans vie pour l’instant. Je n’ai jamais eu d’anesthésie… Vais-je vraiment remarcher ?
La douleur d’après-césarienne est insoutenable. Je dors toute recroquevillée. Impossible de me lever seule. Dans la chambre de la maternité, le lit médicalisé m’est une aide inestimable. Grâce à lui, je me redresse, assise, pivote au ralenti, pose mes pieds au sol et me déplie le plus lentement du monde pour me mettre debout en des tourments insupportables. Je suis coupée en deux par la douleur et me tiens le ventre quand je mets un pied devant l’autre. Je parviens à faire quelques pas de plus chaque jour au prix d’efforts incommensurables et d’une abnégation certaine.
Les journées n’en finissent plus de longueur dans cette chambre ; mon esprit s’enfuit dès que possible au travers de la baie vitrée…
On m’envoie passer une radio un ou deux étages en-dessous où je tombe sur un brave monsieur qui attend comme moi. Se tournant pour me parler, il regarde mon ventre et me demande avec un beau sourire : « Alors, il est prévu pour quand, ce petit ? » Le choc ! Hoquetant, toutes les larmes de mon corps se remettent à couler de plus belle : « Mais j’ai déjà accouché, Monsieur, elle est là-haut, à la maternité ! » Mon corps se serait-il donc effroyablement transformé ? Mon ventre doit être encore tellement énorme, informe, difforme, monstrueux… Baby blues. Dépression périnatale.
Belle consolation : la cicatrice que j’arbore désormais, impeccable, jouera parfaitement à cache-cache derrière le plus minimaliste des maillots, moi qui vais si rarement à la plage !
De retour à la maison quasi désertée, je vaincrai chaque jour, l’un après l’autre, en vaillante maman solitaire et quelque peu frénétique : toutes les nuits, toutes les heures, toutes les cinq minutes, je me lèverai pour aller voir si bébé respire toujours, si son cœur bat toujours, si elle a trop chaud ? trop froid ? Tiens, elle dort vraiment, là ?
« On ne naît pas femme, on le devient » disait Simone de Beauvoir. On ne naît pas mère, quand le devient-on ? A quel moment s’opère donc la subtile métamorphose ?...
Aujourd’hui, une grande fille de sept ans court partout, sourit à la vie, parle sans fin, s’épanouit, a transformé ma vie, ma façon de voir le monde…
En moi, hors de moi, loin de moi, je tends haut la main pour que tu t’envoles, mon oiseau, et un jour, tu voleras de tes propres ailes plus loin que je ne suis jamais allée, et j’en serai fière, mais dis, tu reviendras me voir ?...
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