3. Malpractice

7 minutes de lecture

Il me fallut moins d’une journée pour constater que la vie avec Sahila était infiniment plus simple qu’avec Déimos et Honoka. Bien sûr, elle avait ses petits défauts, comme son côté tête en l’air (c’est le soir venu que nous nous aperçûmes qu’elle n’avait apporté aucun bagage), mais elle ne jaillissait pas du trou d’évacuation de la douche et ne mangeait pas des spaghettis au Nutella au petit déjeuner. Nous passâmes ainsi une excellente semaine en attendant mon prochain rendez-vous chez la docteure Anjus. Mis à part un aller-retour chez Sahila pour lui chercher des affaires suivi d’un crochet à la librairie pour fermer la boutique pendant mes nouveaux congés forcés, nous ne fîmes que manger, dormir, jouer à la console, traîner sur internet, et discuter. Bref, de VRAIES vacances. Enfin, excepté les exercices physiques et consommation de poudre bizarre indispensables aux « porteurs d’entité », comme il fallait apparemment les appeler.

Sahila refusait d’ailleurs catégoriquement de me montrer la sienne – je parle toujours de son entité – et ne daignait même pas me montrer l’objet qui l’abritait. C’était un peu vexant et frustrant, mais elle arguait que son fantôme personnel était très spécial et qu’elle seule en avait le contrôle. Ce qui ne faisait que piquer davantage ma curiosité. Hormis ce léger point noir, nous étions toujours d’excellentes amies et passâmes de très bons moments, qui furent pour moi une oasis de bonheur dans le froid désert de mon quotidien, si solitaire depuis le départ de Déimos. Dont la présence me manquait toujours. Malgré mes rouspétances quand elle était là. Non, je ne cherchais même plus à comprendre. Je me demandai en revanche plus d’une fois pourquoi je n’avais jamais repris plus tôt le contact avec Sahila, avant qu’un destin plus qu’étrange nous réunisse. Peur de la déranger ? Ou peur qu’elle refusât et ne me rejette comme le méritait une bactérie telle que moi ? Cette dernière hypothèse était fort plausible lorsque l’on connaissait ma célèbre devise qui régissait ma vie, à savoir « Joie de vivre et haute estime de soi ». Mais ne digressons pas.

Après une semaine donc fort sympathique et relaxante, arriva le jour de mon deuxième rendez-vous avec ma psy adorée. La détective Emily n’ayant toujours pas donné signe de vie, j’en déduisis qu’elle pointerait le bout de son nez à la même heure que la dernière fois, à savoir après mon rendez-vous. J’avais bien évidemment parlé d’elle à Sahila, qui était à la fois curieuse de voir le spécimen et un peu angoissée à l’idée de ce qu’il pourrait découvrir. Nous espérions qu’à deux, nous parviendrions à lui faire passer ses envies d’investigations. Ou nous aggraverions encore la situation, c’était aussi dans les choses possibles. Peu avant que ma garde du corps timorée et moi ne nous mîmes en route, j’eus la surprise d’entendre la sonnette de la porte d’entrée. Était-ce déjà, contre toute attente, Columbette ? Je jetai un œil au judas et vit une personne imposante, d’épaules comme de ventre, qui portait un grand pardessus de tissu gris et un chapeau de feutre bordé d’où dépassaient quelques cheveux grisonnants. Manifestement, cet individu qui avait également une pipe à la bouche n’était pas Columbette, et semblait tout droit sortir des années 50. Je demandai à travers la porte fermée :

« Qui êtes-vous ? »

Une voix profonde me répondit :

« C’est moi.

- C’est malin… Je connais personne de ce nom.

- Nous nous sommes vus la semaine dernière. La détective. Emily Kholms. »

Sahila, qui écoutait aussi, me dit à mi-voix, assez étonnée :

« Elle parle pas du tout comme Columbo.

- Et elle lui ressemble plus du tout non plus. Je comprends pas.

- Bon, reprit la voix profonde avec impatience, vous m’ouvrez ou je continue à faire la conversation à votre poignée de porte ? »

Perplexe, j’ouvris le passage à la détective qui entra d’un pas pesant. Sa pipe n’était heureusement – pour elle comme pour nous – pas allumée. Elle l’ôta de sa bouche et dit :

« Comme promis, je suis de retour. Vous êtes décidée à parler ?

- C’est que je vous attendais pas si tôt, là j’ai un rendez-vous.

- Un rendez-vous avec qui ?

- Ça vous regarde pas, intervint Sahila. »

Nous nous tournâmes toutes deux vers elle. Elle semblait décidée et parvenait à ne presque pas trembler, la pauvre.

« Bonjour. Et vous êtes ? reprit Emily en la pointant du tuyau de sa pipe.

- Une amie, répondis-je. Qui a raison, ça vous regarde pas. »

La détective Emily se retourna pesamment vers moi.

« Tout me regarde.

- Parce que vous pensez que…

- Je ne pense jamais. »

La lumière se fit soudainement en moi avec cette dernière réplique.

« Aaaaah ! J’ai compris ! La pipe, la silhouette, cette façon de parler… Donc ce coup-ci vous vous prenez pour le commissaire de Simenon. Vous êtes pas nette, vous le savez ?

- Tout ce que je sais, c’est que vous devez répondre à mes questions.

- Valentine, dit Sahila en me prenant par le bras, allons chez ta psy, tu vas être en retard.

- Aha. Donc vous allez voir une psychiatre. »

Sahila me regarda d’un air désespéré.

« Oh non, pardon, j’ai pas fait exprès…

- Du calme. Je t’en veux pas. On va arrêter de s’énerver et tout reprendre depuis le début.

- Moi, je suis très calme, dit Emily. Et pourquoi allez-vous voir une psychiatre ?

- Pardon Valentine, je suis désolée, vraiment, je suis bonne à rien. »

Sahila se mit à pleurer. La situation devenait légèrement incontrôlable.

« Je répète, reprit Emily, pourquoi allez-vous voir une psychiatre ?

- Je te mérite pas comme amie Valentine, je suis trop nulle, vraiment trop bête... »

Mon portable se mit à sonner. Dilili-dilili.

« Et cette psychiatre, on peut savoir son nom ?

- … j’ai jamais réussi à rien, je porte malheur, je suis bonne qu’à tout rater…

- Dilili-dilili. »

Mes muscles nouvellement formés me démangeaient sauvagement. Un malheur n’allait pas tarder à arriver.

« Alors, cette psy... »

Je lançai mon poing dans la figure de Maigrette. Mes phalanges s’écrasèrent dans sa joue avec un bruit sec, tandis que sa pipe fit un magistral vol plané. Elle n’alla pas au tapis mais resta immobile, figée, la tête de traviole. Sahila s’était tue aussi et regardait la scène avec des grands yeux, les deux mains devant sa bouche. Même mon portable ne sonnait plus. Un immense soulagement m’envahissait. De fait, envoyer cette patate m’avait procuré un bien-être incroyable. Stressés, angoissés, déprimés, réjouissez-vous : pour vous remonter le moral, mettez des pains et tout ira mieux. Je repris la parole dans le silence devenu sidéral :

« Bon. Écoutez-moi bien, Maigrette. J’ai effectivement rendez-vous avec ma psy, et je suis assez pressée. Alors soit vous nous accompagnez et on causera ensuite, enfin si je suis d’humeur, soit vous débarrassez le plancher avant que je vous fasse la joue gauche aussi rouge que la droite. C’est à vous de choisir. Vous avez cinq secondes. »

Maigrette cligna des yeux, remit sa tête en place, puis répondit avec un étonnant calme :

« D’accord. Mais vous avez de la chance que je vous fasse pas coffrer. Où est ma pipe ?

- On s’en fout. Cassons-nous. »

« Vous êtes sûre que vous avez pas trop mal ?

- Mais non.

- Je suis désolée.

- C’est pas grave, j’en ai vu d’autres.

- J’étais énervée.

- Je sais.

- Je voulais pas. C’est parti tout seul.

- C’est rien, je vous dis.

- Je suis vraiment navrée.

- Valentine, elle te dit que ça va. Tout va bien. Calme-toi. »

Le trajet en métro se passa en excuses pour moi, en réponses blasées pour Maigrette et en vaines tentatives de me rassurer pour Sahila. Car bien sûr, à peine cinq minutes après avoir flanqué le premier coup de poing de ma vie, je le regrettais déjà. C’était triste de ne jamais pouvoir assumer le moindre de ses sentiments, bon comme mauvais. Triste et fatigant. Au moins, ça me donnait quelque chose à raconter à Anjus, au cas où je manque de matière. Même si je n’étais pas sûre de vouloir me vanter d’avoir cogné quelqu’un. Arrivées devant le cabinet, j’éprouvais quelques inquiétudes à laisser Sahila seule avec la détective, qui risquait d’essayer de lui tirer les vers du nez. Dans quel état allais-je encore la retrouver ? Mais je ne me voyais pas raconter mes angoisses intimes en compagnie de l’une ou l’autre… Que faire ?

« Bon bah, commençai-je, j’y vais.

- Très bien.

- À tout à l’heure, Valentine. »

Elles commencèrent à s’éloigner.

« Attends ! Sahila !

- Oui ?

- Euh… Vous allez m’attendre où ?

- Je sais pas, on va se promener ?

- Oui, se balader dans le quartier, pourquoi pas, renchérit Maigrette.

- Ok. Euh… Sahila ?

- Oui ? Tu devrais te dépêcher, tu vas vraiment être en retard.

- Oui oui, juste… Enfin… Sois sage, hein ?

- Euh… Oui ?

- Voilà voilà… Tu vois ce que je veux dire, quoi...

- Euh… Oui, je crois… À tout de suite, Valentine.

- Amusez-vous bien, Dulaurière. »

Elles partirent, cette fois pour de bon. Je doutais que Sahila ait compris grand-chose à mon avertissement. J’aurais essayé. Je haussai les épaules et pénétrai dans l’immeuble de la chère docteure. Je sonnai à la porte du cabinet, mais personne ne vint m’ouvrir. Intriguée, j’essayai la poignée. La porte n’était pas verrouillée. J’entrai. La salle d’attente était vide. Il régnait un silence qui ne me disait rien qui vaille. Je progressai à pas de loups jusqu’au bureau d’Anjus, puis m’approchai doucement du panneau boisé qui en barrait l’accès. Aucune voix n’en sortait. Mais qu’est-ce qu’il se passait ? Sur la pointe des pieds, je m’avançai pour coller mon oreille sur la porte…

Tout d’un coup, celle-ci s’ouvrit, et je faillis me casser la figure. Je trébuchai, me remis in extremis sur mes pieds, et vis un étrange spectacle en levant la tête. La docteure Anjus était assise, comme pétrifiée, les bras crispés sur les accoudoirs de son fauteuil de cuir, le visage figé dans une expression d’angoisse. Une voix retentit derrière moi.

« Bonjour, Madame Dulaurière. Cela faisait longtemps. »

Je me retournai lentement. Debout, la poignée de la porte qui avait manqué me faire choir dans la main gauche, un revolver dans la main droite, se tenait Dolos.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Tochinoshin ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0