18. Par delà les mers
“Capitaine ! Capitaine !”
Le cri vous arrache à votre rêverie. Vous levez la tête de vos cartes et lâchez un “Quoi ?” acerbe, en direction du mousse venu vous importuner.
“Les aurores, capitaine ! Les aurores ! Elles sont là !” piaille le jeune homme, sautillant sur place.
“Vous m’en voyez ravi” marmonnez-vous avec un geste d’humeur. “Déguerpissez. Nous sommes occupés.”
“Oh… Vous n’allez pas ven…”
“Le Capitaine vous a donné un ordre, matelot ! Retournez cirer le pont, vous y aurez la plus belle vue qui soit.” tonne votre second, claquant la porte de la cabine.
À travers les étroites fenêtres, vous distinguez les membres de votre équipage lézardés sur le pont, le nez levé vers le voile diaphane des aurores polaires. Jolies, oui, mais passée la surprise, c’est juste un peu de lumière dans la nuit.
Vous reportez votre attention sur les cartes. Les côtes septentrionales norvégiennes s’éloignent, vous livrant à l’inconnu des glaciers. À présent, vous naviguez à vue, remontant le globe plus loin qu’aucun autre navigateur. Aussi, vous croquez vos découvertes éparses à coup d’encre, sur les conseils de votre second.
Brave gaillard que votre second, compensant sa silhouette longiligne, de traits d’esprit bienvenus. Comme maintenant.
“Arrondissez davantage le tracé, Capitaine.” dit-il en corrigeant de son fin doigté, les lignes d’un iceberg grand comme un îlot normand.
Vous grognez. Votre bateau, votre autorité, les exceptions vous agacent, même venant de votre second.
Alors que vous plongez la plume dans l’encrier, le navire est parcouru d’une secousse. Vous échangez un regard avec votre second, avant de vous lever en hâte. La porte pas même atteinte, une embardée soudaine, vous propulse tous deux contre la table des cartes, renversant le fruit de vos précieux travaux sur le plancher vermoulu.
“Crénom de mille sabords !” jurez-vous en substance. “Que diable se passe-t-il ?!”
“Capitaine ! Capitaine !”
Sur le pont, les voix s’entremêlent dans un concert de cris et brouhaha confus. Vous vous ruez dehors, pour mieux vous immobiliser ensuite, bouche bée.
Les aurores se sont rapprochées, léchant presque le grand perroquet de leur panache ondoyant. Plus que jamais elles vous évoquent les soleils de minuits qu’autrefois votre enfance fantasmait. Celle qui vous a enlevé votre géniteur, lui aussi parti dans le Grand Froid Blanc.
Ce n’est pourtant pas cette étrangeté qui vous a englué sur le gaillard d’arrière. Pas seulement. À travers les aurores, parant leur manteau turquoise de nuances de plus en plus rouge, vous distinguez des silhouettes. Immenses bipèdes obscurs, alignés tel une armée d’outre-monde, fixant votre fier vaisseau de leurs grands yeux vides.
Des yeux brûlants, céruléens. Posés sur votre chétive constitution, ils sondent votre âme tourmentée, attendent votre funeste destin…
“Capitaine ! Capitaine ! Que fait-on ! Répondez !” (19)
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