28. Gare à la Garce !
Fragile d’apparence, l’esquif se révèle immédiatement bien plus robuste que ce que vous avez initialement pensé. Son mât est souple, sa voile, épaisse. Devant le premier, une assise, mais point de gouvernail. En revanche, un curieux pédalier encadre le siège.
Perplexe, vous vous tournez vers Godalbertus, qui vous rend votre regard.
“C’est vous le navigateur” déclare-t-il, simplement. “Je n’ai fait qu’en réparer les rouages, je vous laisse seul juge de son fonctionnement. Ad…”
Un tremblement craquèle la surface gelée du paysage. Un autre suit, plus violent, plus proche. Le sourire de Godalbertus s’inverse.
“Oh non…” souffle-t-il, vous faisant signe de vous hâter, ce que vous faites sans discutailler, pour une fois, seulement…
Même en navigateur expérimenté, vous ne bitez rien au fonctionnement de l’engin sur lequel vous avez vissé votre fondement. Vous tirez sur la voile, cambrez votre corps engourdi, penchez sur les côtés. Rien, nada.
Derrière vous, une masse informe et braillarde s’écrase sur le quai, manquant de vous faire chavirer cul par-dessus bord. Fasciné, plus qu’effrayé, vous ne pouvez vous empêcher de scruter l’énorme silhouette, empêtrée dans des nippes informes, qui se redresse.
“GOOOOODALBERTUUUS !” beugle la chose, goulot grand ouvert. “Qu’est-c’qu’tu t’tripotes la nouille au milieu de la brousse ?! Qu’t’allais pas calter, mon pépom ?”
Devant elle, quasi-agenouillé, les guiboles dans la flotte, l’interpellé est comme métamorphosé. Et qu’il se confond en excuse et en flatterie pour sa chère et tendre épouse ; et qu’il se fait tout mièvre et sourire.
Car oui, c’est bien la Reine des Glaces qui se trémousse là. Chevelure collante, hystérie condensée, mastar du caisson pour une allure globale très libertine. Du titre, elle n’a que le nom, tant sa prestance et son jargon pètent tous les potards de la bienséance minimale.
Cela dit, vous faites bien de garder cette réflexion pour vous, peut-être même devriez-vous vous presser, car voilà que ses yeux globuleux accrochent votre embarcation.
“Qu’est-ce t’y c’est pas que ça ?!” trompette-t-elle, paluches sur les hanches poisseuses. “Un chiard de la mer qui prend le zef !? Qu’est qu’t’a encore brancouiller, mon saligaud ?!”
“R… Rien… ma… ma douce…” balbutie Godalbertus, avant d’essuyer une généreuse mandale des familles.
“Qu’j’te demandais pas un coup de flûte ! Tu m’largues pour un lascar, qu’c’est tout c’que j’bigle là ! Y va voir, le saligaud !”
Pesamment, la voilà qui rapplique vers vous ! Paralysé d’abord, vous ne trouvez rien de mieux à faire que de lui sourire niaisement. Étonnement, elle en marque un temps d’arrêt, avant de déformer ses badigoinces d'un rictus concupiscent.
Vous frissonnez et, machinalement, vous pressez votre pied droit sur la pédaaaaallllleuuuh !
L’esquif bondit en avant, boucanant copieusement la daronne du nord au passage. Plaqué au dossier, gobant moucherons et gouttelettes, vous sentez l’embarcation vibrer, ainsi propulsée par le feu de Dieu, tout droit sorti de l’orifice qui vous avez vaguement interpellé un peu plus tôt.
Lorsque vous ôtez votre pied du bazar, les vibrations cessent et l’embarcation glisse avec souplesse sur la surface azure. Le rivage est déjà bien loin, constatez-vous en vous tournant. Reste que vous avez tout le loisir d’observer la “Reine” tempêter contre le royaume entier en se roulant sur le sol, pour éteindre les flammes qui rongent ses nippes.
À ses côtés, Goldalbertus s’affaire. Un bref instant, vous le distinguez clairement vous saluez. Néanmoins, vous n’avez pas l’occasion de lui rendre la politesse, car vous êtes trop occupé à zigzaguer entre des glaciers.
Finalement, la mer silencieuse vous offre son dos.
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