Chapitre 1, partie 2 : Séréna
Séréna sauta dans un tram pour rejoindre l’appartement qu’elle partageait en collocation avec sa famille choisie : Tamara et Damien. Ce dernier, “son mec”, comme l’avait appelé l’anesthésiste, était son meilleur et tout premier ami. Ils avaient grandi ensemble dans un établissement de protection de l’enfance et elle le considérait davantage comme un frère que comme un potentiel love interest. Quant à Tam, Séréna et Damien avaient fait sa connaissance au lycée. Ils avaient en commun une passion pour la pop culture et les mondes imaginaires. Ensemble, ils s’étaient initiés au jeu de rôles, tant sur table qu’en grandeur nature et leur amitié s’était forgée sur fonds de quêtes épiques et d’aventures fantastiques.
À présent que tous les trois possédaient une situation professionnelle et financière stable, ils avaient pu louer l’appartement de leur rêve en centre-ville. Avec un très grand salon lumineux qui leur permettait de recevoir nombre d’amis pour des parties endiablées de jeux de rôles ou de société. Toutefois, ce soir, Séréna n’avait envie de voir personne en dehors de Tam et Damien. En partant, le chef du bloc lui avait interdit de revenir le lendemain : “Sept gardes d’affilée, c’est trop ! Rentre chez toi et reviens lundi. Je trouverai quelqu’un pour te remplacer”. Elle n’avait pas protesté tant elle se sentait lasse et vide.
Néanmoins, en passant la porte de l’appartement, il était étrangement silencieux et dénué de la chaleur qui l’animait habituellement. Damien et Tamara, tous deux la mine affreuse, déclinèrent sa proposition de se faire livrer de la nourriture trop grasse et trop sucrée et de la dévorer devant un film. Ils étaient partis se coucher, chacun s’enfermant dans sa chambre.
Cet état étrange de la part de ses amis inquiéta Séréna. Elle savait que la maladie du sommeil pouvait frapper brutalement ou, au contraire, plus insidieusement. Une grande fatigue faisait partie des premiers symptômes. En attendant le plat de sushi commandé en ligne, elle fit la navette entre les deux chambres pour veiller sur ses colocs. Ils étaient somnolents mais réveillables. Après tout, cet épuisement était aisément explicable : Damien n’avait pas compté ses heures, et Tam, assistante dentaire au chômage technique depuis que son patron était allé rejoindre les dormeurs, s’était porté volontaire pour aider les soignants submergés par l’afflux de malades. Elle non plus n’avait pas ménagé sa peine.
Seule et un peu triste, elle dévora son plat japonais devant un film qu’elle connaissait par cœur. Elle voulait une distraction qui ne lui mangerait pas le cerveau et qui surtout finirait bien. Alors, elle avait jeté son dévolu surLe Cinquième Élément. Tout en savourant ses litchis au sirop, elle essayait de se concentrer sur le film et non sur le visage cadavérique de Madame Dubois ou sur l’expression de désespoir de son mari lorsque le médecin était venu lui annoncer son décès.
Elle aurait tant voulu pouvoir vider son sac auprès de ses amis, ainsi que partager avec eux la drôle d’expérience advenue lorsqu’elle avait conté son rêve au vieil homme. Elle se laissa aller sur le vieux canapé en écoutant distraitement les répliques qu’elle connaissait par cœur. Ils avaient récupéré ce divan en cuir rouge chez Emmaüs pour une misère. Il était un peu défoncé, mais d’un confort sans égal. Bercée par la musique d’Eric Serra, Séréna se laissa lentement glisser vers le sommeil, la tension de ses muscles se relâcha alors qu’elle sombrait dans les bras de Morphée. L’odeur de la mer envahit ses narines.
Rapidement, elle trouva le chemin de ses rêves. Le songe de Séréna commença de manière tout à fait banale, comme bien souvent, sur la plage de sable blanc. Tandis qu’elle hésitait entre plonger dans l’eau cristalline, ou bien changer d’univers, la sensation d’être épiée lui picota désagréablement la nuque.
Elle se retourna et sur l’immense étendue de sable blanc bordée au loin par une palmeraie se tenait un homme tout de noir vêtu. Un intrus que Séréna n’avait ni invité ni souhaité voir apparaître ici. Ses traits étaient indiscernables sous sa lourde capuche et une ample cape noire dissimulait son corps en flottant dans le vent. Cette tenue lui évoqua celle d’un Nazgûl ou d’un Détraqueur issues de récits qu’elle affectionnait particulièrement. Toutefois, elle était certaine que cette création onirique n’était pas de son fait. Elle ressentait maladroitement que quelque chose n’allait pas, comme si la trame de son rêve se déchirait.
L’homme en noir fit un pas vers elle, et la peur se répandit, tel un poison insidieux, dans les veines de Séréna. Tout dans cet individu était repoussant et elle ne souhaitait pour rien au monde qu’il s’approche d’elle. Séréna décida qu’elle en avait terminé avec la mer pour ce soir. Alors, elle ferma les yeux et d’un clignement de paupière, elle modifia son univers onirique. La plage disparut laissant place à une grande ville dans une rue bondée. Aucune chance que le type en noir puisse l’y retrouver. Tandis qu’elle s’apprêtait à se lancer dans une virée shopping avec une carte bleue à débit illimité, il réapparut. Il paraissait fendre la foule sans difficulté et se rapprocha davantage. À nouveau, elle eut cette impression que le songe lui échappait.
Ainsi, elle changea de nouveau de rêve. Vieux château, hautes falaises, bases rebelles, mais l’homme en noir la suivait partout. Inexorablement, il se rapprochait et Séréna contrôlait de moins en moins son univers onirique. Elle essaya tout, y compris ce songe si facile et si satisfaisant ou elle pilotait un chasseur stellaire aux ailes en forme de X. Peine perdue. Il la rattrapa alors qu’elle tentait en désespoir de cause, de lui échapper dans un palais des glaces dont elle seule connaissait la sortie.
Il la saisit par le bras, sa main était glacée et sa poigne dure. Séréna hurla pendant que son rêve volait en éclat. Une terreur pure s’empara d’elle, tandis qu’elle perdait tout contrôle sur ses songes. L’homme en noir colla presque son visage au sien et la huma. La jeune femme ressentit une bouffée de répulsion alors que la nausée montait en elle.
– Si naïve, si innocente, susurra-t-il à son oreille, d’une voix basse, quasiment inhumaine. C’est trop simple.
Elle lutta pour se libérer, mais chacune de ses tentatives se soldaient par un échec. Pire, la poigne de l’homme se resserrait sur son bras à chaque essai. Progressivement, ses songes lumineux et colorés laissèrent la place à une zone de son univers onirique dont la jeune femme se tenait à distance : le lieu sombre où elle refoulait ses peurs anciennes, les cauchemars qu’elle ne parvenait pas à affronter. Cet homme en noir voulait l’entrainer dans les tréfonds de sa propre obscurité. Et, s’il y parvenait, elle sombrerait avec lui dans les ténèbres.
Alors qu’elle cherchait désespérément une solution, un autre intrus fit irruption dans son rêve : un jeune homme roux, de grands yeux verts écarquillés et le visage constellé de taches de rousseur. Le rouquin saisit sa main libre et Séréna se sentit violemment tiraillée par deux forces opposées.
– Ne le laisse pas s’emparer de toi Séréna, s’écria le nouveau venu. Utilise tes pouvoirs pour le repousser !
– Des pouvoirs ?! s’exclama-t-elle incrédule. Mais je n’en ai aucun !
– C’est ton rêve ! Il obéit à tes règles, continua-t-il sans lâcher sa main. Tu as des ressources insoupçonnées en toi ! Utilise-les !
Mais, c’est qu’il avait raison. Dans sa panique, Séréna avait presque oublié qu’il s’agissait d’un songe, ou plutôt d’un cauchemar. Elle plongea en elle, dans les profondeurs de son esprit d’où jaillissaient ses créations oniriques les plus accomplies. Un endroit lumineux, une source de réconfort et de joie dans le quotidien monotone de sa vie. Un lieu... magique.
La pression exercée par le jeune homme roux et le type en noir s’accentua. Elle sentait émaner du rouquin une étrange énergie. Elle n’en saisit pas la teneur, mais instinctivement, elle comprit que ce pouvoir ajouté au sien l’aiderait à repousser les ténèbres de son agresseur. Elle ordonna à son essence de se mêler à celle du nouveau venu et soudain le cauchemar éclata en mille morceaux.
Séréna revint à elle dans un sursaut et un cri. Couverte de sueur, le cœur battant la chamade, il lui fallut plusieurs secondes pour réaliser qu’elle était en sécurité dans le grand salon, sur le vieux canapé. Toutefois, c’était sans compter sur le jeune homme aux yeux verts qui tenait toujours sa main et qui se trouvait debout à dessus d’elle, en équilibre précaire sur les coussins du divan.
Elle se mit à hurler, le rouquin aussi, avant de perdre l’équilibre et de chuter lourdement sur le sol non loin de la table basse.
La jeune femme réagit d’instinct. Elle envoya son pied en plein dans la figure de l’intrus, bondit et saisit une épée posée dans un coin en vue d’un prochain week-end de Jeu de Rôle Grandeur Nature. L’arme était factice : une tige de métal souple, entourée de mousse rigide, découpée puis sculptée pour avoir la forme d’une lame et recouverte d’une peinture spéciale imitant l’acier. Utilisée intelligemment, il s’agissait d’un jouet inoffensif, mais en frappant fort, cette arme pouvait causer des dégâts, au moins autant qu’une batte de base-ball. Séréna en avait été témoin plus d’une fois lors de sessions de Rôle Play particulièrement intenses.
Elle chercha des yeux son téléphone. Son téléphone qu’elle avait abandonné au fond de son sac, lui-même jeté négligemment sur son lit, dans sa chambre... à l’autre bout de l’appartement.Et merde !
–N’approchez pas ! hurla-t-elle, essayant de masquer le tremblement de sa voix. DAMIEN ! TAMARA ! Quelqu’un s’est introduit chez nous ! Appelez les flics !
Le rouquin était toujours à terre, frottant sa joue endolorie. Il se releva très lentement en prenant garde de laisser ses mains bien en évidence, probablement pour ne pas l’effrayer.
– Séréna, dit-il doucement. Je doute que nous soyons en sécurité ici. Le Rêveur Noir, j’ignore s’il est capable de passer d’un monde à l’autre. Je t’en prie, je ne te veux aucun mal, il faut que tu me croies.
– Comment connaissez-vous mon nom ?
Elle leva un peu plus haut son arme improvisée et ajouta :
– Pourquoi étiez-vous dans mon rêve ?
– Je m’appelle Lénaïc Stronghold, répondit-il. Je suis ton Guetteur... Une sorte de gardien de ton univers onirique. Tu ne devrais pas être capable de me voir... C’est parfaitement incroyable ! Tu n’aurais pas non plus dû me proclipser avec toi jusqu’ici. Les Terranéens ne possèdent pas ce type de pouvoir. C’est remarquable.
– Mes rêves n’ont pas besoin de gardien, je vous remercie, rétorqua-t-elle exaspérée. Et je ne comprends pas la moitié des mots qui sortent de votre bouche.
Du temps. Il fallait gagner du temps, pour que ses amis puissent contacter les autorités.
– C’est un miracle que tu sois parvenue à résister à la Corruption, poursuivit-il d’un ton enthousiaste.
Séréna n’était même pas certaine qu’il s’adressait réellement à elle. Il poursuivit en commençant à faire les cents pas autour de la table de salon :
– Ta magie des Rêves a atteint des sommets inégalés cette nuit. Je dois envoyer un rapport immédiatement ! Le Guide suprême Luminar voudra le savoir. Il en informera même sûrement le palais !
– Magie des Rêves ? Guide Suprême ? Oh, j’ai compris, vous faites partie d’une secte, s’écria-t-elle. Écoutez, j’ignore comment vous êtes rentrés chez moi, mais vous allez partir d’ici sur-le-champ. Mes amis sont en train d’appeler la police. Il vous reste une chance de partir d’ici, de ne jamais revenir et de laisser toute cette histoire derrière vous.
– Je suis désolé Séréna, mais tes amis ne contactent pas les policiers Terranéens. Ils sont en train de succomber à la Corruption, comme beaucoup d’autres avant eux.
Séréna laissa retomber l’épée alors qu’une terreur sourde s’emparait d’elle à nouveau. Laissant choir l’arme à terre, elle planta là le rouquin et se précipita vers la chambre de Tamara, la plus proche. Son amie dormait d’un sommeil profond... Trop profond. Impossible de la réveiller. Manquant de trébucher, elle gagna l’antre de Damien pour le trouver dans le même état. Sans plus s’occuper de Lénaïc qui l’avait suivi silencieusement, elle sauta sur son téléphone et composa le numéro du Samu.
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