Damien, couvert d’un sang qui n’était pas le sien, leva le bras et l’abattit une nouvelle fois. Le fouet claqua et le Rêveur Noir ne put retenir un grognement de douleur. Il était entravé par des chaînes qui le maintenaient à genoux, ses mains solidement attachées au-dessus de sa tête. Son dos était à découvert et sa peau à cet endroit n’était plus que charpie ensanglantée. Sigrid Morlame assise sur son trône ne perdait pas une miette du spectacle offert par le châtiment qu’elle avait exigé que Damien inflige au Rêveur Noir.

Telle était sa punition pour sa négligence, ayant permis aux Centraliens de récupérer leur Princesse. Puis, d’avoir laissé Astrid se libérer de la Malédiction et échoué à Corrompre le cœur de Séréna Kellerwick. Damien obéissant fidèlement aux ordres de sa maîtresse, administrait sans pitié des coups de fouet au Rêveur Noir depuis ce qui lui semblait une éternité. Le visage du jeune Tisseur Corrompu était inexpressif. Il ne paraissait ressentir aucune émotion alors qu’il levait une nouvelle fois l’arme pour l’abattre sur le dos de sa victime.

Tout le corps du Rêveur Noir n’était plus que souffrance, mais depuis que la Tisseuse de Rêve était parvenue à franchir ses défenses et à raviver des souvenirs profondément enfouis en lui, une étrange agitation s’était emparée de son esprit. Il était hanté par l’image de cette jeune femme aux yeux bleus et aux boucles d’or, qui s’était dressée devant lui et avait éveillé ce qui dormait dans son cœur.

Sigrid un sourire satisfait sur le visage leva une main pour signaler à Damien d’arrêter sa punition. La Sorcière n’avait pas tenu le jeune homme pour responsable de la libération de la Princesse, considérant que la seule faute lui incombait. Le Rêveur Noir ressentait ce qui s’apparentait à du soulagement à l’idée que ce garçon ne soit pas puni aussi durement que lui. Il se sentait confus. Seule la satisfaction des désirs de sa maîtresse importait. Alors pourquoi cette faiblesse envers Damien dont le sort lui importait peu ?

Sigrid se leva avec grâce de son trône d’obsidienne et s’avança vers eux. Damien recula aussitôt avec un mélange de soumission et de déférence sur le visage.

Les deux Corrompus s’étaient retrouvés, et, dans leur fuite, étaient parvenus à semer leurs poursuivants. Ils avaient ensuite rejoint la forteresse secrète de leur Maîtresse. Un immense château de pierres noires, bardé de défenses magiques et dont les sinistres et hautes tours crénelées paraissaient défier les montagnes qui les cernaient.

La lumière des torches peinait à éclairer la salle du trône, une pièce immense soutenue par de gigantesques colonnes gravées de symboles maléfiques. Aucune chaleur, aucun réconfort, n’émanait de cet endroit, qui semblait jaillir depuis des ténèbres profondes et insondables. La Sorcière avec sa robe noire et sa couronne assortie paraissait parfaitement à son aise dans ce palais obscur.

De sa démarche souple, elle s’approcha de Damien, qui s’agenouilla devant elle. Elle tendit la main, le jeune homme la saisit et y pressa ses lèvres. Le Rêveur Noir ressentit une vague de jalousie brûlante gonfler dans sa poitrine. Autrefois, Sigrid ne lui réservait cet honneur qu’à lui, son champion. Mais, ce pauvre garçon, soumis et agenouillé, n’était rien d’autre qu’une marionnette brisée, un jouet entre les mains de Sigrid, comme lui.

La partie de lui qu’il pensait morte se rebella. Il n’avait pas toujours vécu uniquement dans le but de satisfaire la Sorcière. Jadis, il avait aimé... Profondément, sincèrement, et cet amour avait été réciproque. Ce souvenir lui causa tant de peine, que la cuisante douleur dans son dos passa au second plan.

- Relève-toi Damien, susurra la Sorcière en lui caressant le visage. Tu m’as bien servi aujourd’hui. À présent, je désire que tu te rendes sur le front avec ton fidèle groupe de Corrompus. Tu vas ouvertement t’y montrer pour laisser croire aux Centraliens que je t’ai placé là-bas pour enfoncer leurs lignes. Mais, nous savons tous les deux que cette idiote et naïve Séréna ne renoncera pas aussi facilement à te « sauver » n’est-ce pas ?

Elle rit. Un son froid et cruel, qui fit remonter un douloureux frisson le long de la colonne vertébrale du Rêveur Noir. Damien sourit. Ravi de l’attention que Sigrid lui portait.

- Et toi mon mignon, poursuivit-elle. Tu ne te montreras pas aussi faible qu’Astrid. Ainsi, tu seras l’instrument de la perte de notre petite Tisseuse de Rêve. Je suis convaincue que tu sauras la persuader de rejoindre nos rangs. Le moment venu, tu iras l’attendre sur ta Lune.

– Il sera fait selon vos désirs, ma Reine, répondit Damien en s’inclinant. Et lui, qu’en fait-on ? Il ne mérite plus votre estime ni votre considération, ma Reine.

Il s’était tourné vers le Rêveur Noir. Le dégoût était visible sur son visage. Sigrid rit de nouveau.

- Si fraîchement Corrompu et déjà si désireux de faire ses preuves. Va maintenant, Damien. Le Rêveur Noir peut encore m’être utile de bien des façons.

Elle le congédia d’un geste et il s’exécuta non sans jeter un dernier regard à celui qu’il considérait comme son rival. Lorsqu’ils furent seuls, la Sorcière se tourna vers le Rêveur Noir. L’expression de cruauté sur son visage donna envie à l’homme brisé d’aller mourir dans un coin. Toutefois, il ne baissa pas le regard. Il se redressa autant qu’il le put en dépit de la douleur et de ses chaînes. Elle saisit son menton et plongea ses yeux d’un bleu pâle comme l’hiver dans les siens.

- Oh non très cher, murmura-t-elle en lisant dans ses pensées. Je t’ai déjà prévenu que je ne t’octroierai jamais une telle délivrance.

Son esprit était si brisé qu’il ne lui opposait aucune résistance. Il put seulement la défier en refusant de se recroqueviller devant elle.

- Je vois que tu continues d’essayer de te souvenir, poursuivit-elle toujours à voix basse. Moi qui pensais que tu avais retenu ta leçon. Les souvenirs font mal !

Elle accentua la pression sur son être conscient, utilisant un versant sombre de l’arcane de l’Esprit pour le torturer. Malgré son avertissement, un flot d’images confuses remonta des profondeurs de la mémoire du Rêveur Noir. Un cachot sombre et humide, l’écho de ses propres cris. La douleur, l’épuisement... et Sigrid qui se tenait au-dessus de lui, souriant de manière similaire.

C’était pourtant impossible. C’était les Centraliens qui l’avaient brisé et torturé ainsi. Sa Maîtresse l’avait sauvé, soigné et fait de lui ce qu’il était. Mais, alors, pourquoi cette vérité sonnait-elle aussi faux ?

- Ça suffit, arrête ! s’écria Sigrid avec colère. Tu ne peux rien contre moi !

Mais, la porte que Séréna avait entrouverte dans sa mémoire refusait de se refermer. Des images de plus en plus nettes se formaient dans sa tête. Un souvenir, plus vivace que les autres, remonta jusqu’à la surface. Il prit une brusque inspiration et son cœur, son cœur de pierre, frémit.

Partout sur le front, dans leurs repères, sur leurs Lunes les Corrompus s’immobilisèrent. Damien qui s’apprêtait à monter sur son Barghest se figea. Le Rêveur Noir soutint le regard de la sorcière. Haletant sous l’effort, il s’exprima d’une voix différente : moins dure, plus humaine.

- Tu avais promis... Promis que tu ne t’en prendrais pas à elles...

- Oh, mais moi, je n’ai rien fait mon cher, répondit-elle avec un sourire satisfait. C’est toi l’artisan de leur malheur. À présent ça suffit. Tu ne m’amuses plus !

Elle déchaîna son pouvoir sur lui si sauvagement, qu’il ne put résister davantage. Le peu de conscience qui lui était revenue se dissolvant sous la puissance de l’assaut. Bientôt, il ne resta que la douleur et le terrible sentiment de culpabilité.

Damien enfourcha sa monture qui prit son envol vers le front et la guerre. Les autres Corrompus reprirent leur activité comme si rien ne s’était passé. Nulle bataille n’était engagée à ce moment-là, si bien, qu’aucun Centralien n’eut conscience de ce qui venait d’advenir.

- Alors comme ça on a l’esprit rebelle aujourd’hui ? continua Sigrid de sa voix glacée. Seulement, j’en ai assez de tes petites crises existentielles. Avec Damien et les autres Tisseurs de Rêves Corrompus, je n’ai plus besoin de toi pour répandre ma malédiction. Toutefois, je suis sûre que tu peux encore m’être utile. Puisque tu refuses, si noblement, d’obéir à ton conditionnement, eh bien... oui... Je vais te retirer le peu de libre arbitre qu’il te reste, tu ne seras alors plus qu’une extension de ma volonté.

Le sang du Rêveur noir se glaça. Il se mit à trembler, joignant les mains devant lui pour l’implorer.

- Je vous en prie... Ne faites pas ça... pitié.

Mais, la Sorcière se contenta d’éclater de son rire froid et cruel. Elle recommença d’invoquer le versant obscur de l’Arcane de l’Esprit. Alors, elle conduisit un rituel, dans une langue très ancienne, qui arracha une à une les dernières bribes de volonté de son serviteur. Les symboles maléfiques sur les colonnes semblèrent s’animer d’une lueur malsaine, et les fondations de la forteresse tremblèrent sous le coup du puissant pouvoir ténébreux de Sigrid.

Le Rêveur Noir hurla, et l’écho de ses cris se répercuta longtemps dans tout le château, jusqu’au plus sombre des cachots. Les relents de son désespoir se répandirent dans chaque pierre et la Sorcière savoura chaque instant de son calvaire. Lorsque Morlâme eut terminé, elle fit disparaître les chaînes qui maintenaient son serviteur. Il s’effondra lourdement sur le sol.

Les morsures profondes des coups de fouet ne saignaient plus. Les cicatrices dans son dos formaient un réseau complexe et prenaient désormais la forme de glyphes démoniaques. Sigrid l’avait marqué, pour qu’il n’ignore plus jamais qu’il lui appartenait. L’homme se redressa très lentement sur les genoux et demeura ainsi devant sa maîtresse, tête baissée. Sigrid tendit la main et le Rêveur Noir y déposa un baiser ardent.

Satisfaite, elle lui commanda de se relever et de la suivre. Il obéit docilement et elle le mena jusque dans ses appartements privés et ordonna qu’on ne les dérange pas...