Sur les traces de Sindbâd
J’avais bénéficié des meilleurs professeurs, venus des quatre coins cardinaux, pour m’enseigner les arts : musique, peinture, sculpture, architecture et littérature. Ils m’apprirent également la géographie, l’histoire et les langues étrangères. J’avais été formée au maniement des armes et l’on m’avait initiée à la magie. Le monde m’attendait, je brûlais de le parcourir, je partis à sa découverte, ceinte du ruban de soie.
Désireuse de contempler les merveilles contées par Sindbâd de la mer, arrivée à Bagdad, je descendis sur la rive et embarquai, avec d’autres passagers, dont nombre de marchands, à destination de Bassora. Là où commença notre traversée. Nous voguâmes des jours et des nuits, d’île en île, de mer en mer, de contrée en contrée.
Nous ne vîmes nulle baleine ensablée, nulle pouliche entravée sur une côte, nul oiseau rokh planant dans les cieux, nulle vallée dont le fond fut tapissé de diamants, nulle rivière aux trésors ; et fort heureusement ni montagne des singes, ni monstre noir, ni noirs serviteurs d’ogre, ni vieillard satanique, ni caverne des mourants. À chaque escale, les marchands vendaient, achetaient, troquaient des denrées. Le voyage était agréable.
Une nuit, nous fûmes pris dans une tempête et le bateau se retrouva ballotté. Le commandant envoya un matelot nous dire que ce n’était qu’un fort coup de vent, mais il redoubla de violence. Les marins affalèrent les voiles avant qu’elles n’arrachent les vergues, les bourrasques mugirent dans le gréement, la mer se creusa. Nous vîmes la mort lorsque le navire fut jeté, par le travers, contre une vague qui semblait toucher le ciel.
Le vaisseau ne s’écrasa pas contre le mur liquide, mais le fendit. Dieu est grand et miséricordieux, tous tombèrent à genoux et exaltèrent celui qui décide de tout, car de mémoire d’homme jamais telle chose ne s’était produite.
L’équipage et les passagers étaient trempés, mais tous à bord et vivants. L’eau ruisselait sur le pont, elle s’écoulait de toutes les ouvertures, mais le boutre flottait. Nous regardâmes à tribord, à la poupe, à bâbord, à la proue, nulle trace du cyclone. Sur une mer d’huile, un soleil encore loin du zénith brillait, dans un ciel sans nuages. Au nord-est, une terre inconnue barrait l’horizon. Le capitaine fit hisser les voiles, puis mit le cap sur le continent. Une brise de sud-sud-ouest nous mena à la côte que nous longeâmes, navigant au sud jusqu’au premier port, que nous atteignîmes le lendemain en début de matinée.
Un esquif, venu à notre rencontre, nous accosta, l’échelle de coupée, qui leur fut lancée, permit à trois hommes de monter à bord. Les gens de mer ne connaissent pas la barrière de la langue, manœuvres et procédures sont universelles, un vaisseau qui se manifeste à l’entrée de la rade reçoit l’assistance d’un pilote, s’il est inconnu, il est inspecté par les autorités. Le lamaneur se mit à la disposition du timonier, ils échangèrent quelques termes de marine tels que barre, haut-fond, écueils, chenal, etc., désignant la cité, il prononça le nom « Legendarium ». À l’écoute, je commençais l’apprentissage de la langue locale. Pendant qu’un matelot guidait un soldat dans sa visite de contrôle, l’officier resta sur le pont bien visible d’un fortin sis sur le musoir de la jetée. De retour, son subordonné lui rendit compte de la fouille, puis tous deux saluèrent le capitaine, nous adressèrent un signe de tête, puis débarquèrent.
Le pilote guida le bâtiment jusqu’au quai où il s’amarra à côté d’une nef dont la ligne de flottaison révélait une cargaison abondante. Nos négociants bagdadis exultaient, ils rêvaient, à haute voix, de marchandises exotiques, d’épices inconnues, de tissus plus légers que la soie, de fruits plus généreux que la grenade, d’aciers rivaux de ceux de Tolède. Grisés par la perspective de fructueuses transactions, oublieux de ma présence, l’enthousiasme les incitait à surenchérir sur les aspirations de leurs homologues. L’un envisageait des pièces d’orfèvrerie dignes de la table du roi Shâhriyâr, un second anticipait des joyaux susceptibles de ravir Shahrâzâd. Enfin, un troisième imagina trouver des onguents et des fards capables de rendre toutes femmes belles et désirables, même… après un long silence, je suggérais, amusée, « Silaid ! ». Alors qu’ils se confondaient en excuses, je leur remémorais que leurs affaires les appelaient, ils se précipitèrent à terre.
Les négociants comme les marins n’ont nul besoin de partager un idiome, pour exercer leur métier, il n’est pas nécessaire de savoir quels nombres l’autre utilise. Seuls comptent le prix que chacun donne à l’objet de la tractation, le poids et le titre de l’alliage de la monnaie proposée en paiement. Peu importe qui représente l’effigie frappée sur l’avers, l’or, l’argent, le cuivre et le fer ont une valeur en soi. Après maints salamalecs, les Bagdadis commercèrent avec les Legendariens.
Sur l’enseigne de l’auberge, où je me rendis quelques heures plus tard, figurait un chaudron duquel s’élevait le pied d’un arc-en-ciel. Sitôt entrée, je fus abordée par un benêt à peine sorti de l’enfance, qui du geste me convia à le suivre. Il se dirigea vers une table à laquelle siégeait un vieillard dont les poils de barbe étaient aussi longs et blancs que les cheveux. Je répondis à l’invite, j’attendis que le garçon soit assis avant de l’imiter, car parfois le matois se cache derrière le simplet. À ma surprise, le patriarche, dont les doigts jouaient avec un étrange chapeau rond, haut et pointu posé devant lui, s’adressa à moi en pahlavi.
« Namâz, jeune Persane. Excusez mon audace, mais seriez-vous Silaid ?
– Mes compatriotes parlent-ils tant de moi, sur les quais, que je suis déjà célèbre dans votre ville ?
– Que nenni, Princesse, comme vous, je ne suis point natif de ces terres. Grand voyageur, c’est à Antioche que j’entendis vanter l’agilité de votre esprit qui n’a d’égal que celle de votre lame.
– Mon esprit, si agile, me souffle, méfie-toi d’un flatteur, trop perspicace pour être sincère.
– Si je vous dis que je vous attendais, me croirez-vous ?
– Mais enfin qui êtes-vous et que me voulez-vous ?
– En cette cité, on me nomme Lailoken. Voici mon disciple, de la main, il désignait le jouvenceau qui souriait béatement, il ne comprend ni le pahlavi ni la langue locale, le fantasyaque. Je ne souhaite que vous aider, acceptez que le Très-Haut, maître de toutes choses, dans sa grande miséricorde, m’ait placé sur votre route. »
Je ne fus pas convaincue de poursuivre cette conversation, par son évocation d’une mission divine, mais par son attitude moqueuse qui réduisait son assertion au truisme. Il prétendit être le seul à connaître ma langue, en ce monde nommé Fantasy, dont il me parla longuement. Alors que, pour remercier le serveur qui nous apportait une collation, je reprenais les mots que Lailoken venait de prononcer, il sourit et proposa de m’enseigner le fantasyaque.
Avide de découvrir ces contrées, le lendemain, lorsque le boutre largua les amarres et mit le cap au large, dans l’espoir de rallier la Perse, je débarquais et louai une chambre au « chaudron du leipreachán ». Chaque jour, je passais de nombreuses heures avec mon étrange mentor, que je supposais être un mage. Nous déambulions dans la ville, flânions dans les collines environnantes, musardions sur le port, devisant dans un sabir, chaque jour composé d’un peu plus de fantasyaque et de moins de pahlavi. Nous discutions de tous les sujets, des recettes de cuisine, à la philosophie, à l’exception d’un, qu’il éludait chaque fois que je l’abordais, il prétendait, avec un sourire malicieux, ne rien savoir de la magie, ce qui intensifiait mes soupçons.
Le vingt-cinquième jour, je fis mes adieux à Lailoken et quittai Legendarium.
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