Chapitre 28 (première partie)
Inverie, juin 1745
- Roy ! Gowan !
Je secouai la tête, un rien agacée. Une fois de plus, les garçons étaient partis je ne sais où, entraînant les plus petits dans leur sillage. Et bien entendu, ni Kyrian, ni Kyle n'étaient là pour les rappeler à l'ordre. Même Lowenna, ma petite fille qui allait avoir 4 ans dans deux jours, ne répondait pas à l'appel.
- Laisse-les courir, Héloïse, me dit la voix bourrue d'Hugues. C'est de leur âge !
- Hugues ! Dois-je te rappeler où nous les avons retrouvés la dernière fois ? Couverts de boue ?
Il était assis sur le banc de pierre, près de la porte, et fumait lentement sa pipe. Et soudain, je me demandai si ce qui m'agaçait le plus était la disparition des enfants ou le calme olympien dont Hugues ne se départait jamais.
- Je les soupçonne d'être allés sur la plage, dit-il encore. Pour être les premiers à revoir leurs pères.
- Et j'espère bien que ceux-ci leur donneront la fessée, dis-je en reprenant mes jupes pour monter l'escalier et rentrer dans la maison.
A l'intérieur, la grande salle était déserte, mais de bonnes odeurs me parvenaient de la cuisine. Madame Lawry et Clarisse s'activaient pour préparer le repas du soir. Normalement, Kyrian et Kyle devraient être avec nous. Assise devant la table, le ventre rond, Jennie épluchait des légumes.
- Tu ne les as pas trouvés ? me demanda-t-elle plus sur un ton d'affirmation que de question.
- Non, répondis-je. Je suis allée au-delà du cimetière, assez haut sur la montagne et j'ai regardé tout autour. Ils ont dû se cacher quelque part.
- Ah ! soupira Madame Lawry. C'est le propre des petits garçons que de partir à l'aventure...
- Et de certaines petites filles, marmonnai-je en moi-même.
Elle leva les yeux et s'interrompit un instant, me fixant avec intérêt. Je haussai les épaules et m'emparant d'un couteau, j'entrepris, avec une certaine vigueur, de découper en morceaux les pièces de viande disposées devant moi.
- Oui, dis-je avec encore un soupçon de colère dans la voix. Il y a aussi des petites filles qui s'amusent à partir à l'aventure. Mais elles prennent soin de ne pas inquiéter leur mère !
- Même quand elles se cachent dans une serre ? demanda Jennie avec un petit sourire amusé.
- Oh, ça va...
J'éclatai de rire et je sentis mes épaules se détendre. Oui, j'avais certainement inquiété ma pauvre mère - Dieu ait son âme ! - durant ma tendre enfance et, d'autant plus, quand j'étais tombée pour rattraper ce maudit chaton - qu'il rôtisse en enfer ! Et très certainement que mes enfants avaient hérité de cette passion que j'avais pour l'exploration. Sans cela, je serais restée bien sagement à Lures...
Une fois la viande découpée et les légumes prêts, Madame Lawry les mit dans un grand chaudron, au-dessus de la petite cheminée de la cuisine. Une bonne odeur de pain cuit sortait du four, à côté. "Si seulement cette elle pouvait parvenir à leurs narines... Nous les verrions tous rappliquer à grande vitesse !", pensai-je avec amusement.
- Je vais faire deux tourtes, dit Clarisse. Et tout sera prêt.
Je m'approchai de la fenêtre qui donnait plein sud. Le loch Nevis étalait ses eaux bleues. Le soleil était éclatant, chaud même. Je soupçonnais les enfants d'avoir eu envie de se baigner et je devais bien m'avouer que, dans la chaleur un rien suffocante de la cuisine, il me venait la même envie.
**
- Roy ! Gowan ! Mais qu'est-ce que vous fichez ici ?
- Papa !
La voix fluette de ma petite Lowenna me parvint de derrière un fourré. Sa frimousse toute ronde, qui portait encore les traces de son premier âge, apparut. Elle avait un petit nez en trompette, couvert de taches de rousseur et des cheveux d'un roux plus chaud encore que les miens et qui frisaient au moins tout autant, si ce n'est plus. Elle avait, en outre, les beaux yeux bleus d'Héloïse, comme son frère, Roy. Mais contrairement à lui, elle savait déjà bien jouer de leur charme et, sans être dupe car j'avais l'expérience de sa mère, je prenais aussi plaisir à y succomber.
Sur la grève, devant nous, Roy et Gowan mimaient un combat à l'épée. Cela faisait deux ans que Kyle et Hugues avaient commencé à leur apprendre le maniement des armes, et je devais bien reconnaître que l'un comme l'autre étaient déjà assez habiles au poignard. Là, ils jouaient avec de simples bâtons. Même s'ils avaient presque un an d'écart, ils étaient aussi grands l'un que l'autre, Roy étant plus fin que Gowan, plus trapu et carré. Mais on sentait déjà chez Roy une certaine musculature et je pouvais aisément imaginer qu'il serait au moins aussi grand que moi. Il avait, comme sa sœur, gardé les cheveux roux de sa naissance. Gowan, quant à lui, avait déjà tout du physique de son père, hormis ses cheveux noirs et ses yeux verts qu'il tenait de sa mère.
Tellement pris par leur jeu, ils ne nous entendirent pas approcher.
- Sus à l'Anglois ! lançait Roy.
- Non ! J'en ai marre ! répondait Gowan. C'est toujours moi qui fais l'Anglais ! Alors que je suis plus Ecossais que toi !
- Ne manque pas de respect à ton futur laird ! répondait mon fils en donnant un violent coup de bâton contre celui de Gowan.
- Peuh ! D'abord, je prêterai serment à Tobias ! Ca t'apprendra !
- Tobias n'est qu'une mauviette ! Il n'a pas de c...
Je m'avançai à grands pas vers les deux combattants et saisis Roy par une oreille.
- Aïe ! Papa !
- Ca suffit, Roy. Arrêtez ça tout de suite. Et je ne veux plus t'entendre parler de ton frère de cette façon ! Tu lui dois le respect. Ce n'est pas ainsi qu'on se comporte quand on pense, un jour, devenir laird. Où sont les autres ?
- En embuscade, dit Gowan, essoufflé.
Il leva le regard, un peu inquiet, vers son père qui s'approchait à son tour.
- Est-ce que vos mères savent que vous êtes venus jusqu'ici ? dit-il de sa grosse voix bourrue qui impressionnait toujours les garnements.
Gowan baissa la tête, mais Roy garda la sienne bien droite. Néanmoins, ses lèvres tremblaient un peu.
- Hugues...
- Hugues sait où vous êtes ? ajoutai-je.
- Heu...
- Non, papa ! intervint Lowenna.
Roy regarda sa sœur avec un air désespéré, mais avec un doux sourire. Il lâcha son bâton et me regarda :
- Fallait pas le dire, Lowenna. On s'entraînait, papa...
- Ah oui ? dis-je en croisant les bras devant mon torse et en avançant d'un pas vers lui.
Du haut de ses neuf ans, Roy affichait déjà une belle confiance en lui. Il était un meneur, avec un caractère bien trempé. Même si, chaque jour, Héloïse et moi nous devions batailler avec lui pour faire entrer un semblant de raison dans sa caboche, je devais bien avouer que j'étais assez fier de lui. Et je pouvais, en le regardant grandir, bien reconnaître que j'avais pu, à son âge, causer quelques soucis à mon oncle Craig et à Hugues qui était alors mon maître d'armes. Mais je savais aussi que Roy possédait un bon fond, qu'il pouvait se montrer généreux et protecteur des plus jeunes, ce qu'Héloïse ne manquait jamais de rappeler et elle s'efforçait de son côté de faire ressortir dès que possible ce trait de caractère.
- Oui, reprit-il toujours sans baisser le regard, alors que son cousin, Gowan, trifouillait le sable du bout d'un de ses pieds, la tête baissée, sous le regard sombre de son père. On s'entraînait pour rejoindre l'armée jacobite.
- Rien que ça ! m'exclamai-je. Encore faudrait-il qu'il y en ait une...
- Un jour, il y en aura une ! dit-il avec force. Et nous bouterons les Anglais hors d'Ecosse !
Je souris avec un rien d'amusement.
- En attendant, dis-moi où sont ton frère et les autres ?
- Ils sont par là-bas, dit-il en tendant le bras vers un amas rocheux. Ils devaient tendre une embuscade aux soldats de la lopette anglaise.
- La lopette anglaise te crache dessus ! rugit Gowan.
- Tiens ? Je croyais que tu étais plus écossais que lui, mon fils ? dit Kyle en se penchant à son tour vers sa progéniture. Bon, fit-il en se redressant, je vais les chercher. Et on rentre tous à la maison. Je sens déjà d'ici les bonnes odeurs du repas qui nous attend !
Quelques instants plus tard, je vis les visages un rien apeurés des autres enfants émerger de derrière les rochers, un à un. Là se trouvait Tobias, mon deuxième fils, qui ressemblait tant à François mais qui avait hérité d'une petite particularité : s'il avait mes yeux verts, il arrivait qu'on puisse y voir un éclat de bleu, en général quand il était heureux. Puis Ervin, le deuxième garçon de Kyle et Jennie, et Galyn le fils de Clarisse. Tous deux fêteraient leurs six ans dans le courant de l'été. Ervin promettait d'être au moins aussi grand et costaud que son frère et que leur père. Il était un Kyle en miniature, ayant peu hérité physiquement de sa mère, mais il avait en revanche son caractère, plus doux, mais très déterminé.
- Où est Marie ? demandai-je en voyant qu'il manquait la fille aînée de Clarisse.
- Je suis ici, my laird.
Je me retournai et fixai la fillette. Enfin, elle n'avait déjà plus tout à fait l'allure d'une fillette. Du haut de ses huit ans, elle commençait à prendre des formes d'adolescente, avec ses seins qui pointaient légèrement sous sa chemise et ses longues jambes fines et musclées. Ses cheveux, de la même belle couleur auburn que les reflets de ceux de son père, tombaient sur ses épaules, jusqu'à ses reins qui se creusaient déjà. Elle les portait libres, mais ne semblait pourtant jamais décoiffée. Ses yeux étaient couleur noisette comme ceux de Clarisse et bien que d'un an la cadette de Roy, elle était encore plus grande que lui. Oh, pas de beaucoup et très certainement qu'il ne tarderait pas à la dépasser, mais je savais que cela le mettait en rage qu'une fille soit plus grande que lui. Parfois, je me demandais bien de qui Marie tenait son caractère bien trempé, car ses parents étaient d'un naturel si calme et doux. Jamais Clarisse n'aurait levé le ton, même pour gronder les enfants. Quant à Lorn, il parlait peu, et quand il le faisait, c'était toujours pour dire quelque chose d'important. Non, Marie était vraiment différente. Héloïse pensait qu'elle avait forgé son caractère à se trouver, longtemps, la seule fille au milieu de la petite bande de garçons, puisque, pour l'heure, nous étions les seuls à avoir eu une fille, Lowenna, et qu'elle n'avait que quatre ans.
- Bien, dis-je. Puisque toute la future armée jacobite est désormais rassemblée, nous allons pouvoir retourner à la maison.
- Surtout si nous ne voulons pas que les futurs soldats de Jacques aient les fesses qui chauffent car leurs mères leur auront collé la fessée ! dit Kyle d'un air faussement menaçant.
Les deux aînés rentrèrent un peu la tête dans les épaules, Gowan un peu plus encore que Roy, alors que Marie, tête haute, prenait déjà la direction du chemin qui longeait la plage. Elle ne semblait pas le moins du monde impressionnée par les propos de Kyle.
- Papa...
La voix de Lowenna me tira de mes réflexions. Je me penchai vers elle :
- Papa, est-ce que je peux monter avec toi sur le cheval ?
- Bien sûr, ma joliette.
Et je me saisis d'elle sous les épaules pour l'installer à califourchon sur l'encolure de ma monture. Aussitôt, Galyn et Ervin voulurent faire de même et si Kyle fit monter son plus jeune garçon devant lui, je pris Galyn en croupe en lui rappelant de bien se tenir à ma ceinture. C'était un garçon placide et doux, comme ses parents, tout à l'opposé de sa sœur, y compris physiquement. Il ressemblait plus à sa mère, alors que Marie tenait plus de son père. Il n'était pas encore très grand, un peu trapu, avec des cheveux bruns comme ceux de Clarisse, et des joues bien rondes. Mais je pouvais déjà assurer qu'il avait la fidélité dans le cœur, autant que son père et sa mère.
Nous chevauchâmes ainsi, au pas, car les aînés avançaient devant nous, jusqu'au château. Et je me disais que l'armée jacobite, en cette fin de journée de juin, avait déjà une drôle d'allure...
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