Chapitre 30
Glenfinnan, août 1745
Avant même d'arriver dans la plaine de Glenfinnan, on pouvait entendre comme un sourd bourdonnement. Ce fut en franchissant le dernier col et en entamant la descente que je compris ce qui se passait là : venant de toutes les montagnes alentours, les partisans de Jacques Stuart se ralliaient à son fils, Charles. Les couleurs de chaque clan tressaient comme un magnifique tapis bariolé. Les sonneurs de cornemuse faisaient ronfler leurs instruments et les échos se répercutaient sans fin sur la montagne. La plaine était devenue un immense campement où chacun avait à cœur de rejoindre le jeune prince.
Caleb me fit signe en direction du nord et je reconnus là les couleurs des MacKenzie. Ils étaient venus en nombre. Nous laissâmes nos hommes s'installer, sous la direction de Hugues, Kyle et Dougal, et nous fîmes route tous les deux jusqu'au campement de nos voisins.
Ce fut le second de Geoffrey qui nous accueillit, nous informant qu'il s'était rendu auprès du prince et nous désignant l'endroit où il devait se trouver. Nous traversâmes alors tout le rassemblement. J'estimai qu'il devait y avoir là entre 1200 et 1500 hommes environ. Mais point de soldats français, de ce que je pus en juger. Je gardai pour moi toute réflexion à ce sujet.
Alors que nous approchions, je vis plusieurs chefs de clan réunis. Il y avait là Donald Cameron, Geoffrey MacKenzie, George Murray qui serait l'un de nos commandants en chef. Je fus quelque peu surpris d'apercevoir les couleurs des Fraser, mais ce n'était pas Lord Lovat qui les menait, mais son fils, Simon. Il était tout le contraire de son père, et d'un naturel doux, un peu timide. Il fallait bien reconnaître que face au terrible Lovat, un sacré tempérament était nécessaire pour se démarquer, et Simon en était dépourvu. Cela ne l'avait pas empêché, me confia-t-il un peu plus tard, d'avoir pris la décision de rejoindre Charles. Il conduisait une troupe qui n'était pas négligeable en nombre et en armes.
Nous voyant approcher, Geoffrey s'était empressé auprès de nous et nous avait salués d'une franche accolade.
- Mes amis ! J'étais certain de votre venue ! Je vous guettais depuis un moment... Etes-vous nombreux ?
- Une bonne centaine d'hommes en tout, dit Caleb. La plupart viennent du clan d'Inverie, ajouta-t-il. Mais j'amène plus de soldats aguerris avec moi que Kyrian, précisa-t-il.
Geoffrey hocha la tête, puis reprit :
- Venez, je vais vous présenter au prince.
Et ce fut ainsi que, quelques instants plus tard, je fis connaissance avec celui que nous considérions ici comme l'héritier du trône d'Ecosse et d'Angleterre, Charles Stuart. Il me fit l'effet d'être sorti tout juste de la cour de France, avec son costume impeccable, aux couleurs des Stuarts, sa perruque poudrée et ses manières un peu précieuses. Il avait un visage encore juvénile et empreint d'un certain mysticisme. Pour lui, nous serions forcément victorieux car Dieu était avec nous. Même si j'étais profondément croyant, je doutais cependant que Dieu seul nous accordât la victoire : il faudrait bien mener bataille, à un moment ou à un autre. Mais, malgré ces propos un rien idéalistes, il était sympathique, volontaire, et son accueil fut très chaleureux. Il nous remercia d'être venus de si loin et s'enquit de l'état de nos troupes. Après quoi, nous laissâmes l'état-major décider de la suite à donner au rassemblement.
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Nous ne restâmes pas à Glenfinnan et prîmes très vite la route d'Edimbourg. Nous passâmes près de Fort William, ce qui nous fit serrer les mâchoires à Kyle, Caleb et moi-même. John Luxley s'y trouvait certainement, et la petite troupe qui tenait le fort était incapable de nous arrêter, ce que son commandant comprit très vite. Nous nous engageâmes alors à travers la passe de Glencoe où nous rejoignîmes quelques rares volontaires du clan MacDonald, puis nous traversâmes les Rannoch Moor, avant de redescendre dans la plaine.
Notre première victoire, le 16 septembre, nous permit de nous emparer d'Edimbourg, pratiquement sans combattre, avant de livrer la bataille de Prestonpans cinq jours plus tard, bataille au cours de laquelle nous eûmes raison des troupes inexpérimentées de John Cope. Devant la déroute de ses soldats, nos hommes crurent bien que la victoire était facile et que les Anglais n'étaient que des pleutres. Je ne voulus pas doucher leur enthousiasme, mais Kyle et moi-même avions quelques doutes quant au fait d'avoir vaincu l'armée anglaise. Cette victoire renforça notre cause, nous ralliant d'autres combattants et d'autres clans, jusque-là plus attentistes.
Ce début de campagne s'annonçait donc sous de bons augures, malgré quelques dissensions au sujet de la stratégie à suivre. S'il était souvent aisé de remporter une première victoire, il n'était pas toujours facile de décider de la marche à suivre et des priorités qui s'ensuivaient. Et si, comme un certain nombre d'entre nous, je pensais qu'il valait mieux renforcer nos positions en Ecosse, former nos soldats, et nous emparer des réserves de poudre et de munitions de l'armée britannique dans les entrepôts encore solidement gardés d'Edimbourg, le jeune prince, quant à lui, voulait avancer, encore et toujours, vers Londres.
Nous entamâmes alors un long périple à travers la campagne anglaise. Et ce ne fut pas sans une certaine symbolique théâtrale que nous franchîmes le mur d'Hadrien, au mois de novembre, mur qui avait longtemps marqué la frontière entre nos deux pays. J'entendais les questionnements de nos hommes concernant ce voyage, mais nous leur rappelions aussi que l'un de nos buts était Londres et le trône. Pour beaucoup cependant, gens des montagnes et paysans devenus soldats par fidélité à leur laird et par amour de l'Ecosse, ce but était aussi brumeux que ces nuages vaporeux qui montaient de nos lochs. Et certains commençaient à regretter de se trouver si loin de leurs chères montagnes.
Je ne pouvais leur en vouloir : en cet automne et ce début d'hiver, la campagne anglaise n'offrait aucun charme, et cette plaine sans relief que nous traversions nous paraissait sans fin.
Nous remportâmes pourtant une nouvelle victoire, à Derby, à moins de 200 km de Londres. Or nous savions deux puissantes armées anglaises encore en mouvement et nous risquer jusqu'à la capitale pouvait s'avérer bien hasardeux. Sans doute se demandera-t-on longtemps, après nous, pourquoi nous nous arrêtâmes là. Fut-ce une de ces erreurs militaires incompréhensibles qui changent le cours de l'Histoire ? Ou bien, une sage résolution compte tenu de la situation militaire et politique ? Je serais bien incapable de le dire, toujours fut-il que notre état-major et le prince lui-même décidèrent de nous faire retourner en Ecosse, pour l'hiver.
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Le voyage retour fut difficile. Les approvisionnements manquaient, les hommes étaient fatigués, affamés. J'utilisais au mieux l'argent de la dot d'Héloïse pour nourrir les miens, mais cela était tout juste suffisant. La pluie, la boue des chemins, le froid ralentirent aussi notre progression, même si nous étions habitués à ce temps ingrat. Alors que nous approchions des rives de la Clyde, nous fûmes assiégés à Stirling alors que nous tentions de rejoindre Edimbourg. Une nouvelle bataille s'engagea, cette fois contre une troupe plus aguerrie, menée par William Blakeney.
Il fallait croire que Charles Stuart avait raison de dire que Dieu était avec nous, car nous remportâmes la victoire. Mais il ne restait plus grand-chose de l'armée jacobite. De mon côté, j'avais perdu plusieurs hommes et non des moindres. Kyle aussi fut grièvement blessé et je décidai, alors que Charles ordonnait de toujours monter plus au nord, de faire repartir vers Inverie tous ceux que je jugeais ne plus être en état de combattre.
Nous traversions ce jour-là les Rannoch Moor, couverts par la neige, avec un vent piquant nous arrivant du nord. Courbé sur mon cheval, enroulé dans mon tartan, j'avais bien du mal à tenir les rênes malgré les chaudes mitaines que je portais. Hugues chevauchait à mes côtés. La colonne disparate que nous formions semblait s'étirer sur des lieues à la ronde. Certains se trouvaient déjà plus à l'abri dans la vallée, et il me sembla que nous mettrions des heures à y parvenir. J'ordonnai alors à ma troupe de faire halte. Nous parvînmes à allumer quelques feux autour desquels chacun vint se réchauffer, et à faire cuire une soupe maigre et peu reconstituante.
Le jeune Gared de Finiskaig vint me trouver :
- My laird, je viens vous voir, les amis m'ont envoyé auprès de vous...
- Je t'écoute, répondis-je d'un ton las, car j'aspirai à un peu de repos moi aussi.
Or je me devais de rester à l'écoute de mes hommes, quoi qu'il arrivât. Un bâton entre les mains, je fouillais les braises du feu devant moi.
- My laird, on n'en peut plus... Plusieurs hommes veulent rentrer à Inverie. Ils s'inquiètent. Est-ce bien vers Inverie que nous allons ?
Je demeurai pensif. Oui, bien entendu, nous pouvions tout à fait faire route vers Inverie, plutôt que de poursuivre vers un destin incertain. Je ne mis pas longtemps à lui répondre, toutefois.
- Oui. Nous rentrons à Inverie, décidai-je.
Il me sourit en réponse et retourna vers le petit groupe installé près d'un autre foyer. Je les entendis parler ensemble et, bientôt, une sorte de joie s'empara de notre groupe. Hugues s'approcha à cet instant :
- Que leur as-tu dit ?
- Que nous rentrions à Inverie.
- Tu as l'intention de déserter ? me demanda-t-il avec une certaine surprise dans la voix.
- Moi, non. Mais tous ceux qui veulent regagner leur foyer le pourront. Et je voudrais aussi qu'ils soient assez nombreux et solides pour ramener Kyle à la maison.
- Il ne va pas aimer.
- Il est incapable de tenir à cheval et de porter son épée. Il sait bien, de lui-même, qu'il ne peut se battre et sera une charge plus qu'autre chose.
Hugues hocha la tête.
- Je resterai avec toi. Et je vais tenter de garder quand même un peu de monde avec nous, d'en convaincre quelques-uns de rester.
J'acceptai, puis me relevai et me rendis auprès de Kyle. Il était étendu sur un des rares chariots que nous avions pu récupérer, recouvert d'un plaid. Il avait pris un vilain coup d'épée au visage, à l'épaule et au bras droits. Un bandage grossier lui couvrait le front, cachant en partie son œil, fort heureusement indemne. Je posai une main sur sa main droite. Il frémit et ouvrit les yeux.
- Kyrian ?
- On fait étape, lui dis-je. Comment te sens-tu ?
- Ca va. J'en verrai d'autres.
- J'espère bien !
- Où sommes-nous ?
- En plein milieu des Rannoch Moor.
- Ah... Un désert parmi les déserts... fit-il remarquer.
- Je vais t'apporter une part de soupe. Cela te réchauffera.
- A défaut de me remplir la panse, n'est-ce pas ?
Il avait prononcé ces mots avec un trait d'humour qui lui était bien habituel et je me fis l'étrange réflexion qu'il me manquerait cruellement si nos routes devaient se séparer bientôt.
Je me penchai un peu vers lui et dis sur un ton de confidence :
- J'ai décidé de renvoyer une partie des hommes à Inverie. Ce n'est pas en cette saison que nous combattrons et je me demande bien où Charles veut nous conduire. Ce n'est pas une déroute, mais cela ressemble fort à un chemin de croix hésitant. Je considère qu'il est plus sage de laisser tous ceux qui ne sont plus en état de combattre rentrer à la maison et reprendre des forces pour le printemps.
- Et tu viens m'annoncer que je vais en faire partie.
- Oui, répondis-je franchement.
- Tu as raison. Tu devrais abandonner toi aussi.
- Je ne peux pas. Je vais rallier ceux qui pourront et me joindre à la troupe de Caleb. Il n'est pas écrit que les MacLeod d'Inverie auront refusé le combat.
- Mais il est écrit que Kyle MacKintosh n'est plus bon à rien, soupira-t-il.
- Kyle, je t'ordonne de retourner à Inverie pour veiller sur les nôtres. Je ne suis pas tranquille de laisser Jennie, Héloïse et les enfants seuls. Nous n'avons pas chassé les Anglais d'Ecosse ! Et George est toujours sur le trône...
- Hélas... Pourquoi avons-nous rebroussé chemin à si peu de Londres ? Stupidité du commandement...
- Peut-être. En tout cas, nous nous replions chez nous et ce n'est pas rien pour redonner le moral à nos troupes. Au printemps, nous pourrons reprendre le combat.
- Je vous rejoindrai dès que je serai capable de remonter à cheval et de tenir correctement mon épée et mon poignard.
- J'y compte bien ! lui dis-je en un sourire.
Puis je retournai vers le feu, pris une gamelle et la remplis de soupe que je lui apportai. Aidé par un de nos compagnons, nous pûmes le faire s'asseoir pour le repas. Une fois sa soupe avalée, il me dit :
- Tu crois que nos femmes ont encore des pommes de terre de la dernière récolte ?
- Je l'espère...
- Alors, cette nuit, je vais rêver d'un pantagruélique repas de pommes de terre.
Et il se laissa glisser dans le fond de la carriole, tirant sur son tartan pour se couvrir en partie. Je l'aidai à remettre le plaid sur ses jambes. Il dormait déjà.
**
La plupart de mes hommes et quelques-uns de Caleb nous quittèrent avant le col de Glencoe. De là, ils purent rejoindre la côte en descendant la vallée, puis gagner Corran, avant de faire route vers Inverie, puis Skye, en traversant les terres des MacDonald et des MacDonnell. Ces derniers faisant partie des Jacobites, je n'avais pas trop d'inquiétude pour les miens : ils allaient cheminer en territoire ami et recevraient l'aide nécessaire.
Outre Hugues, je gardais avec moi une vingtaine d'hommes, dont le jeune Gared, mais aussi quelques solides gaillards dont un frère de Lorn, Scott. Nous nous étions fondus dans la troupe de Caleb et cheminions tous côte à côte, MacLeod d'Inverie comme MacLeod de Skye. Et ce fut ainsi, à la fin de l'hiver, après avoir campé de ci, de là, que ce qui restait de la glorieuse armée de Charles se retrouva stationnée près d'Inverness et que notre avenir, mais aussi celui des Highlands et de l'Ecosse, allait se jouer à Culloden, le jour anniversaire de ma chère et tendre Héloïse.
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