Chapitre 34
Château de Dalcross, mai 1746
Cela faisait déjà presque trois semaines que nous avions trouvé refuge, Hugues et moi, dans la demeure de Richard Hampton, l'oncle de Bethany, à Dalcross, à quelques lieues au nord de Culloden. Si j'avais pu, dès le jour qui avait suivi notre arrivée mouvementée et désespérée, me lever et faire quelques pas, ce n'était pas le cas de Hugues. Il était encore entre la vie et la mort. Il avait perdu beaucoup de sang, ses blessures étaient profondes. Elles avaient été causées par deux coups de baïonnette. La blessure que j'avais moi-même subie avait aussi pour origine l'usage de ce nouveau type d'arme, mais j'avais eu plus de chance que Hugues : la lame n'avait fait que glisser sur mes côtes, effleurant les os en me déchirant la peau du dos et du flanc, sans toucher un seul organe. Pour mon ami, il en avait été tout autrement car la lame lui avait transpercé la cuisse et le côté.
La chance, pourtant, semblait nous sourire. Dès que j'avais un tant soit peu récupéré, Bethany m'avait raconté le choc de notre arrivée. Trouver en pleine nuit deux Highlanders hirsutes et couverts de sang sur le grand tapis du hall majestueux du château de Dalcross avait de quoi effrayer plus d'une jeune femme. Mais pas elle. Elle m'avait vite reconnu et avait ordonné aux domestiques de nous installer chacun dans une chambre, puis elle avait envoyé Filip, le majordome, chercher le médecin de son oncle au prétexte que ce dernier allait plus mal. Le brave homme dormait comme un loir et n'avait rien soupçonné de notre arrivée. Il faut dire qu'il n'était pas en très grande forme lui non plus : il avait attrapé une mauvaise toux durant l'hiver et était toujours alité, parfois fiévreux, vite épuisé par les quintes qui se succédaient sans lui laisser beaucoup de répit. La mort rôdait autour du château et il m'arrivait chaque jour de me demander qui de Hugues ou de l'oncle de notre jeune hôtesse allait-elle emporter en premier.
La chance, donc, était avec nous. Outre le fait d'avoir conduit nos pas dans un lieu ami, le seul à des lieues à la ronde, la maladie de Richard Hampton offrait une excuse tout à fait valable à la venue régulière du médecin. Ce dernier était un homme cultivé et circonspect : côtoyer la mort, la maladie, depuis une trentaine d'années, l'avait doté d'une grande humilité et d'un profond réalisme. Je m'étais entretenu avec lui dès mon deuxième réveil, une fois lavé et nourri. Il m'avait fait comprendre sans détour qu'il aurait besoin de plus que ses compétences pour sauver Hugues, que Dieu et les esprits de la lande devraient être avec lui. Il n'avait pas mentionné une autre forme d'esprit et de force qui allait aussi jouer son rôle, mais il n'en était pas encore question en ce jour. Pour moi-même, il avait bon espoir de me voir repartir, fringant comme un jeune homme, dans un laps de temps tout à fait raisonnable. Et en effet, j'avais récupéré très vite.
J'occupais désormais mes journées comme je le pouvais. Les nouvelles étaient mauvaises. Très mauvaises. Cumberland dévastait toute la région et ses troupes se répandaient à travers les Highlands comme une peste putride et malfaisante. La victoire n'est belle que si les vainqueurs respectent les vaincus. Après Culloden, elle ne fut qu'une immonde et horrible gorgone.
Partout, on cherchait des Jacobites ou prétendus tels. De simples gens soupçonnés d'en avoir hébergé alors qu'il n'en était rien étaient massacrés. La campagne était mise à feu et à sang et, de loin en loin, on voyait s'allumer de nouveaux incendies : fermes brûlées, champs dévastés, familles abandonnées.
Oui, familles abandonnées car elles ne pouvaient plus se tourner vers le laird de leur clan pour les protéger, pour les soutenir. Plusieurs d'entre eux avaient trouvé la mort sur le champ de bataille, avaient été arrêtés ou ne tarderaient pas à l'être. Et ceux qui en avaient réchappé avaient fui, comme Lord Cameron qui avait accompagné Bonnie Prince Charlie dans son exil. Je ne pouvais lui en vouloir : moi-même, si j'en avais eu l'opportunité, j'aurais certainement fait embarquer toute la famille sur le premier bateau venu en direction de la France pour trouver refuge à Lures.
J'étais inquiet pour les miens, pour Héloïse, pour Jennie, pour les enfants. Je l'étais aussi pour Manfred et le clan de Skye. Caleb était mort, Dougal était mort. Nombre de soldats du clan MacLeod de Skye étaient morts. J'éprouvais un maigre réconfort à me dire que Kyle se trouvait avec eux, à Inverie. Mais que pouvait un homme seul, même avec quelques renforts comme Lorn ou des villageois, face à la puissance anglaise ? Et je me demandais aussi, parmi les quelques hommes qui m'avaient suivi jusqu'au bout de cette folie, combien avaient survécu à la bataille et si ne serait-ce qu'un seul d'entre eux avait pu rentrer à Inverie. Et si jamais il en était un, celui-ci apporterait alors aux miens la nouvelle de notre mort certaine. J'imaginais Héloïse en larmes, Jennie inconsolable, et les enfants... Je préférais ne pas imaginer la réaction de mes enfants à l'annonce de ma mort.
Bethany m'avait proposé d'écrire à Héloïse, de lui donner de nos nouvelles, mais après réflexion, j'avais refusé sa proposition, du moins pour l'instant : la situation n'était pas propice à faire circuler des lettres et elles pourraient être ouvertes. Je ne voulais pas risquer de voir débarquer la soldatesque anglaise pour nous arrêter et pour que Bethany et toute la domesticité qui lui était très dévouée aient des ennuis du fait de notre présence ici. En revanche, je l'encourageai à écrire à Héloïse pour prendre de ses nouvelles, comme elle le faisait jusqu'à présent. En ce jour de mai, elle n'avait toujours pas reçu de courrier d'Héloïse et ce, depuis de longues semaines, avant même que notre sort ne soit jeté à Culloden.
J'essayais donc de chasser mon inquiétude dévorante en relayant Bethany et la jeune Julia auprès de Hugues, ou en occupant la bibliothèque bien garnie de Richard Hampton. La plupart des livres étaient en anglais, mais il y en avait quelques-uns en français et je pris plaisir à les lire. Par prudence, je ne sortais pas du château, même si les hauts murs qui entouraient le jardin permettaient d'éviter des intrusions intempestives. Je ne voulais pas risquer d'être repéré.
**
La convalescence de Hugues était donc très lente et très longue. Il mit des jours à pouvoir ne serait-ce qu'ouvrir les yeux et fixer un de nos visages. L'alimenter était compliqué, et il perdait des forces. Quand le médecin jugea que l'état de ses blessures commençait à s'améliorer, il n'avait plus alors que la peau sur les os et j'avais bien du mal à reconnaître l'altier combattant qu'il était il y avait encore quelques semaines.
Un jour, cependant, alors que je me rendais auprès de lui, avec toujours cette inquiétude de me demander si je n'allais pas le voir pour la dernière fois, il me parut aller un peu mieux. Bethany était à ses côtés, lui prodiguant avec un dévouement sans pareil tous les soins dont il avait besoin. J'étais sincèrement admiratif de la jeune femme qui avait dépassé depuis longtemps les réticences de sa pudeur toute anglaise pour s'occuper d'un soldat du camp ennemi. Elle était souvent aidée d'une domestique pour les soins et la toilette de Hugues, mais ce jour-là, elle était seule avec sa petite fille, Laura, qui n'était encore qu'un bébé d'un an à peine. C'était un très joli bébé, au visage un peu allongé, avec de bonnes joues rouges. Elle avait des yeux gris-bleu, mais ceux-ci s'éclairciraient à l'avenir pour devenir uniquement bleus. Ses cheveux étaient blonds, comme ceux de son père, et ils bouclaient légèrement dans son cou. Vêtue d'une petite robe, elle se tenait assise sur le lit, calée contre un oreiller, à côté de Hugues qui dormait. L'enfant ne semblait pas du tout dérangée par cette grande carcasse au visage effrayant. Malgré les soins que nous lui apportions, sa barbe régulièrement coupée, sa maigreur et sa souffrance se lisaient jusque sur son visage.
- Me voilà, Bethany. Comment allez-vous ?
- Hugues a passé une nuit correcte, Kyrian, me répondit-elle. Julia l'a veillé en fin de nuit et j'ai pris le relais ce matin. J'ai pu lui faire avaler un peu de bouillon. Il faut qu'il reprenne des forces, maintenant.
- Oui, dis-je. Mais vous, comment allez-vous ?
- Oh, je vais bien ! me sourit-elle. Le médecin doit repasser tantôt. N'avez-vous pas trop mal dormi ? Mon oncle a eu un accès de toux terrible en pleine nuit.
- Je ne l'ai pas entendu.
- Il est faible, vraiment. Le médecin n'est pas optimiste.
- L'est-il plus pour Hugues ?
- D'une certaine façon, je crois que oui. Mais...
Elle haussa les épaules et poussa un petit soupir. Je vis son visage se creuser d'un pli soucieux.
Elle était vraiment devenue une très jolie jeune femme, aux cheveux sombres, presque noirs. Elle les portait en chignon, sur la nuque, et quelques mèches s'échappaient sur les côtés. Elle n'avait vraiment plus rien de commun avec la toute jeune fille que nous avions rencontrée à Perth, lors de notre arrivée en Ecosse. Sa silhouette était, de plus, très agréable à regarder pour un homme, avec des formes rondes qui invitaient à la caresse. Je me disais que Julian Fairbank avait vraiment eu de la chance, même s'ils n'avaient pas été mariés bien longtemps. Par contre, je n'étais pas certain que Bethany ait eu de la chance, de son côté. Je n'avais pas encore évoqué son mari avec elle et je choisis de le faire ce jour-là. Après tout, je l'avais vu tomber au combat...
- Bethany, avez-vous eu des nouvelles de l'état-major anglais ?
- Non, pas depuis la lettre de Guillaume Auguste de Cumberland m'annonçant le décès de Julian. J'ai transmis la nouvelle à mes beaux-parents, mais je n'ai pas reçu des leurs depuis. Les courriers passent mal en ce moment.
- Oui. Je ne suis pas étonné que nous n'ayons pas encore reçu de nouvelles d'Inverie. Mais j'espère que tout va bien pour eux.
- Vous êtes soucieux pour Héloïse, n'est-ce pas ? Moi aussi, vous savez.
- Pour l'heure, je ne peux rien faire qu'attendre. Mais dès que le pays sera sûr...
- Pensez-vous que Hugues se remettra assez vite pour vous accompagner ?
- Je l'espère. Mais nous aviserons le jour venu.
- Kyrian, si... si vous vous sentez capable de prendre la route pour Inverie et qu'il ne le peut pas, nous continuerons à prendre soin de lui, soyez-en assuré.
- Je vous fais confiance, Bethany. Cela fait longtemps que vous nous auriez dénoncés dans le cas contraire...
- Je n'ai pas l'intention de le faire et aucun de ceux qui se trouvent ici ne le fera non plus. Vous êtes en sécurité avec nous.
- Oui et c'est pour cela que je préfère demeurer ici tant que cela est possible avant de tenter l'aventure plus au sud. Me faire arrêter ne servirait à rien et n'arrangerait peut-être rien pour les miens. Je ne peux qu'espérer que Kyle soit bien parvenu jusqu'à eux, lorsque nous l'avons laissé cet hiver.
- Bientôt nous aurons des nouvelles.
J'acquiesçai en silence et regardai avec un certain amusement la petite Laura jouer avec les doigts de Hugues. Elle était si touchante ! Il avait l'âge d'être son grand-père, mais j'ignorais encore qu'il allait l'élever comme sa fille. Je gardai le silence un moment, puis me décidai :
- Bethany, est-ce que tout cela vous affecte ?
- Que voulez-vous dire ?
- La mort de votre mari...
Elle secoua doucement la tête. J'avais remarqué aussi qu'elle ne portait pas le deuil, sauf lorsqu'elle était amenée à quitter le château pour se rendre à Inverness, ce qu'elle faisait très rarement. Elle ne manquait d'ailleurs pas de prétextes pour répondre à quiconque lui aurait demandé pourquoi on la voyait si peu en-dehors de Dalcross.
- Kyrian, contrairement à Héloïse qui vous a épousé par amour, j'ai été contrainte au mariage. Je n'ai jamais ressenti le moindre sentiment pour mon mari. Il n'en manifestait pas non plus. Je n'étais pour lui et sa famille que le moyen d'acquérir un statut supérieur et d'assurer une descendance. Il était le seul fils de cette vieille famille de la petite noblesse anglaise des alentours de Leeds. Ma fille est désormais l'unique héritière de leurs terres et elle sera bientôt celle de Dalcross, si mon oncle vient à décéder dans les prochaines semaines. Il m'a tout légué.
- Vous ne vous retrouverez pas sans rien, Bethany. Vous serez à l'abri du besoin.
- Certes. Mais cela ne me rend pas heureuse pour autant. Si je n'avais ma petite Laura, l'avenir me semblerait bien morne.
- Quelqu'un prendra soin de vous, un jour. Vous le méritez.
- Peut-être... Mais peut-être aussi ne verra-t-il que la fortune que je représente. Et mon destin n'en sera pas plus riant.
Je pouvais comprendre son point de vue. Je restai silencieux un moment, me souvenant des propos d'Héloïse quand elle m'avait livré sa crainte profonde de finir emmurée dans une vie sans reliefs, à Lures ou dans les alentours, mariée parce qu'il fallait qu'elle le fût. Car il n'y avait pas d'autre avenir pour une jeune fille noble en ces temps que nous vivions, hormis entrer dans les ordres. J'avais pu offrir à Héloïse une vie à la hauteur de ses rêves, de ses aspirations, même si, aujourd'hui, les heures que nous vivions étaient sombres. Mais Bethany ? Elle n'avait même pas la consolation d'avoir été aimée comme j'aimais Héloïse. Et je mesurai alors pleinement la force et l'importance d'un tel sentiment dans une vie.
Hugues bougea légèrement et je reportai mon attention vers mon ami. Une plainte à peine audible s'échappa d'entre ses lèvres, ses paupières battirent et il ouvrit les yeux. Bethany, qui était plus proche de lui que moi, se pencha aussitôt vers lui et passa un linge frais sur son visage. Elle avait vraiment des gestes très attentionnés, j'étais bien placé pour le savoir car elle m'avait aussi aidé à lutter contre l'accès de fièvre dont j'avais été atteint, mais qui n'avait duré que trois jours, après mon arrivée. De même, elle et Julia avaient eu l'occasion de refaire mon pansement plusieurs fois et je les savais toutes deux particulièrement méticuleuses et douces.
La voix rauque de mon ami se fit entendre : c'étaient les premiers mots que je parvenais à comprendre depuis que nous étions arrivés ici.
- Un ange..., souffla-t-il, ou... une fée...
Puis ses paupières se refermèrent à nouveau et le sommeil le reprit. Laura avait cessé ses petits jeux un instant, levant son visage poupin vers lui. Avec une certaine lenteur, je me reculai légèrement, comme étranger à une force indéfinissable dont le champ se déployait entre ces trois êtres que rien n'aurait dû rassembler et que, pourtant, le destin allait réunir.
**
Les jours passaient. Juin succéda à mai sans que nous ne recevions la moindre nouvelle d'Inverie. Quant aux autres nouvelles du pays... elles étaient toutes mauvaises. Encore et toujours. Les troupes de Cumberland poursuivaient sans relâche les rebelles ou prétendus tels. Tous ceux qui leur apportaient de l'aide étaient menacés. Le pays était ravagé et même nos chères montagnes ne nous offraient plus la moindre protection. Tout cela ne faisait qu'augmenter mon inquiétude pour Héloïse et toute la famille et il m'arrivait d'espérer qu'elle se soit réfugiée sur Skye, auprès de Manfred. Et même, que ce dernier ait pu organiser leur voyage jusqu'en France où je les saurais alors en parfaite sécurité auprès de François. Face à l'absence de nouvelles, je me disais parfois que c'était ce qui s'était produit : elle était en France et ne sachant pas ce que j'étais devenu, elle pouvait autant me croire mort que caché ou réfugié chez des fidèles à notre cause. Parfois, aussi, j'imaginais le pire : toute la famille passée par les armes, le château incendié, les terres ravagées. L'ignorance du devenir des miens me rendait fou. Et sans la lente guérison de Hugues sans doute aurais-je quitté bien plus tôt Dalcross et serais-je alors moi aussi tombé sur une patrouille anglaise et aurais-je été exécuté sans avoir pu secourir les miens, sans même avoir pu leur faire savoir que j'avais survécu à Culloden.
L'oncle de Bethany décéda par une chaude journée de juin sans avoir jamais su que sa demeure avait servi de refuge à deux rebelles jacobites. Son état de santé s'était détérioré au cours des derniers jours, il s'affaiblissait alors que Hugues reprenait quelques forces, comme si l'un se voyait accorder la miséricorde de Dieu et que l'autre était rappelé auprès de Lui. Ce décès allait cependant apporter quelques aléas dans notre vie de survivants et de réfugiés, nous contraignant encore plus à la discrétion et au repli. Vivre caché devenait difficile, mais c'était le seul moyen de demeurer en vie.
Bethany porta le deuil de son oncle bien plus qu'elle n'avait porté le deuil de son mari. Il avait pris soin d'elle, petite orpheline, et avait favorisé au mieux son avenir. Elle était sincèrement affectée par ce décès. De nombreuses visites eurent lieu, des proches, des amis, des relations de Richard Hampton se succédèrent au château dans les jours précédant les obsèques. Par mesure de sécurité, Hugues avait été conduit dans une des chambres des domestiques et je logeai moi-même dans la pièce voisine. Il était déjà un peu plus vaillant et je pouvais échanger quelques mots, chaque jour, avec lui. Sa convalescence allait être encore longue et il n'allait plus pouvoir bénéficier des soins quotidiens du médecin, ce dernier n'ayant plus de prétextes valables pour venir nous voir aussi régulièrement. Néanmoins, et comme il avait de la sympathie pour Bethany, il passait la voir au moins deux fois par semaine, s'inquiétant de son chagrin. Nul ne trouva à redire et nous pûmes alors continuer à bénéficier de l'asile des gens de Dalcross.
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