Chapitre 37 (première partie)

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Château de Dalcross, avril 1747

Appuyé contre le manteau de la grande cheminée du salon du château de Dalcross, je fixais, pensif, les flammes. L'hiver était passé, mais ses frimas s'en ressentaient encore sur toute l'Ecosse et il durerait bien plus longtemps qu'une simple saison. Quand reverrions-nous le printemps ? Et l'été ? Pour ce dernier, je craignais qu'il ne faille attendre plusieurs générations... Les nouvelles que nous recevions étaient toujours aussi mauvaises. Lord Lovat avait été exécuté à Londres au début de l'année et je n'allais pas le plaindre. Il avait toujours agi uniquement dans son intérêt, allant jusqu'à user de la violence la plus abjecte pour parvenir à ses fins. Je savais les clans du nord-ouest décimés par la furie qui s'était emparée des troupes de Cumberland. Cumberland the butcher... C'était ainsi désormais qu'on le connaîtrait à travers tout le pays et que l'Histoire retiendrait son nom. Un nom entaché de sang, à jamais. Et dans toute cette fureur, je n'avais toujours pas reçu la moindre nouvelle d'Inverie.

La convalescence d'Hugues avait été très longue, très lente. Son état de santé s'améliorait certains jours de façon si infime que ce n'était même pas perceptible. Mais il allait bien mieux désormais et s'il n'y avait eu l'hiver et les représailles, nous aurions pu nous mettre en route pour Inverie. Mais je me demandais si, finalement, il viendrait avec moi alors que le printemps à venir m'offrait la possibilité de voyager plus aisément, ce qui ne signifiait pas en toute sécurité, loin de là.

Bethany et la petite Laura n'avaient pas été étrangères à sa survie. D'abord par les soins prodigués avec une patience infinie, puis l'amour avait fait son œuvre et Hugues s'était accroché à la vie. Etrange, beau et noble sentiment que celui-ci... Je ne pouvais que me réjouir de ce qui leur arrivait et me demandais parfois si, en parlant un jour avec Bethany, je n'avais pas eu une prémonition en lui affirmant qu'elle méritait quelqu'un de bien, qui prendrait soin d'elle. Je n'avais aucun doute qu'il serait pour elle un bon compagnon.

Nous étions tous les trois dans le salon, ce soir-là. Ou plutôt tous les quatre, devrais-je dire, car Laura était assise sur les genoux de Hugues et l'écoutait chantonner juste pour elle, une de ces vieilles balades que les mères des Highlands ont toutes chantée à leurs enfants, depuis des siècles et des siècles. Cela me rappela la bague de ma grand-mère. J'espérais qu'Héloïse la portait toujours, qu'elle la protégeait toujours. Mon Héloïse... Où était-elle donc à cette heure ? Et les enfants ? En France ? A Inverie ? A Dunvegan ? Ou bien aux mains de l'armée anglaise ? Je ne pouvais me résoudre à imaginer cette perspective. Et pourtant... elle n'était pas impossible.

Bethany brodait, les yeux fixés sur son ouvrage, yeux qu'elle relevait de temps en temps pour observer sa fille. Dire que Hugues m'avait autant surpris que Kyle lorsque ce dernier m'avait demandé la main de Jennie serait mentir : j'avais vu les choses se faire sans pouvoir y jouer le moindre rôle. Je n'avais d'ailleurs aucun rôle à y jouer. J'aurais pu être surpris, douter de ce que l'avenir allait leur réserver. Un rebelle jacobite, de près d'un quart de siècle plus âgé qu'elle, avec une toute jeune femme issue de la noblesse anglaise, mère et veuve par-dessus le marché. C'était au moins aussi incroyable et improbable que ma propre rencontre avec Héloïse. Et mes pensées repartaient encore et encore vers mon aimée...

- Dis, petite poupée, il serait temps d'aller dormir...

Hugues s'adressait d'une manière vraiment particulière à Laura. Il avait eu autrefois un ton similaire avec ma propre progéniture. Sa voix était encore plus posée, plus douce.

- Je vais la coucher, dit Bethany.

Elle reposa son ouvrage sur le guéridon à côté de son fauteuil, se leva et prit l'enfant dans ses bras. Laura était vraiment une enfant facile. Elle ne protesta pas, même si sa mère l'enlevait des genoux de Hugues et la privait ainsi de la fin de la chanson. Elles s'approchèrent de moi et je pris la petite main encore potelée dans la mienne et y déposai un petit baiser. Je souris à l'enfant et lui dis :

- Bonne nuit, petite demoiselle. Faites de beaux rêves !

Et elle éclata de son rire frais et léger.

Hugues les suivit des yeux alors qu'elles sortaient de la pièce, je m'étais retourné vers la cheminée.

- Veux-tu boire un peu de whisky, Kyrian ? me demanda Hugues. Richard Hampton n'en avait pas du mauvais...

- Je sais, dis-je. J'ai déjà eu l'occasion de goûter à quelques-unes de ses bouteilles. Pas toi ?

- Pas encore. Le médecin prétend que l'alcool fait rouvrir les plaies. Je me demande bien où il a vu cela...

Je souris, un peu amusé par la lueur espiègle que je pouvais distinguer dans son regard. Je me dirigeai alors vers le meuble où étaient rangées les bouteilles et j'en choisis une avec soin. Je pris deux verres et nous servis une bonne rasade.

- Tiens, dis-je. A l'Ecosse !

Il sourit et leva son verre vers moi avant d'y boire juste une gorgée, pour la savourer. J'avais, de mon côté, avalé une bonne lampée. L'alcool coula dans ma gorge, je ressentais le besoin de ce feu intérieur. Je repris place près de la cheminée, mais en restant maintenant face à Hugues. Il regardait le liquide ambré d'un air pensif.

- Tu es soucieux pour Héloïse, n'est-ce pas ? Tu pensais à Héloïse, à l'instant.

- Oui, reconnus-je.

Il m'était difficile de cacher quelque chose à Hugues.

- Moi aussi, Kyrian. Et je regrette de n'avoir pas pu reprendre plus tôt des forces pour t'accompagner jusqu'à Inverie.

- Qui sait si j'aurais pu y parvenir à l'automne ? Avec les troupes de Cumberland qui circulent partout... Aucune route n'est sûre, aucun chemin n'est tranquille. Demeurer ici était le plus sage, même si je me ronge les sangs pour toute ma famille.

- Tu te sens comme en prison, ici ?

- Non, ne crois pas cela. Je sais que nous avons eu beaucoup de chance d'arriver jusque là, de ne pas être dénoncés non plus. Et que tu aies pu recouvrer la santé dans les meilleures conditions possibles. C'était inespéré et j'ai bien cru que tu ne te relèverais pas de tes blessures.

- Elles étaient sérieuses, c'est vrai. Et je ne suis plus aussi fringant. Je n'irai plus me battre...

- Je ne crois pas que nous aurons de sitôt l'occasion de reprendre les armes, de toute façon.

Il hocha la tête en signe d'assentiment et reprit une gorgée.

- Avant l'été, nous reprendrons la route pour Inverie, me dit-il. Si nous ne recevons pas de nouvelles d'Héloïse d'ici là.

- Tu viendrais avec moi ?

- Oui.

- Et Bethany ? Et Laura ?

- Je n'en ai pas encore parlé avec elle. Et je pense qu'elle restera ici.

- Pourquoi ?

Il resta silencieux. Je sentis une réticence à me parler, pour une fois, comme s'il voulait garder un secret. Il me jeta un regard par en-dessous de ses épais sourcils et finit par m'avouer ce que j'aurais fini par découvrir, de toute façon :

- Bethany est enceinte, Kyrian. S'engager sur des routes, dans son état, avec la folie qui s'est emparée des troupes anglaises... ce n'est pas raisonnable.

- Alors, ce n'est pas raisonnable non plus que tu l'abandonnes ici ! Et que tu te lances sur les routes avec moi ! dis-je avec force.

- J'ai promis à Heloïse de veiller sur toi, me répondit-il comme si c'était une sentence indépassable.

- Et alors ? Est-ce une raison pour abandonner tes autres devoirs ? N'en as-tu pas plus vis-à-vis de Bethany, désormais ? Ou veux-tu l'abandonner avec un bâtard ?

J'étais furieux.

- Kyrian, calme-toi, tenta-t-il vainement. Ecoute-moi !

A cet instant, je me rendis compte que Bethany se trouvait à nouveau dans la pièce. Je ne l'avais pas entendue entrer. Ni Hugues, ni moi-même n'avions détourné les yeux et nous nous fixions avec dureté. Je décidai finalement de couper court.

- Je ne veux plus entendre la moindre absurdité à ce sujet, dis-je d'une voix froide. Ta place est ici et pas avec moi.

Et je jetai les dernières rasades de whisky non dans ma gorge, mais dans le feu, provoquant quelques étincelles crépitantes, avant de sortir d'un pas vif du salon et gagner ma chambre.

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