Chapitre 39 (première partie)
Inverie, juillet 1747
Ce furent des heures de folie intense et chaleureuse. Nous ne vîmes passer, ni la nuit, ni le jour suivant, ni la nuit d'après. Il nous était impossible de nous séparer, de quitter la chambre et à peine notre lit. Nous étions habités par une faim dévorante, par une soif et un désir l'un de l'autre si brûlants, si forts que nous ne pouvions respirer si nos corps ne se touchaient.
A peine Kyrian avait-il refermé la porte derrière nous, en poussant le verrou pour que nous ne soyons dérangés par personne, qu'il m'avait prise dans ses bras et embrassée longuement. Sans rompre notre baiser, nous avions fait voler nos vêtements à travers la pièce, arrachant quelques boutons au passage quand ils ne voulaient pas céder à notre impatience.
A peine m'avait-il étendue sur le lit qu'il venait en moi, ivre de désir. Je lui répondis par une étreinte un peu folle, mais mes émotions furent si fortes que je fus incapable d'en avoir du plaisir. Il me fallut un peu de temps pour m'abandonner à nouveau, et ce n'était pas faute de tendresse de sa part.
Il ne cessait de répéter mon prénom, de me dire son inquiétude et son soulagement à me retrouver en vie, à nous retrouver tous (ou presque) en vie. Il me dit avoir cru devenir fou devant l'absence de nouvelles. Je lui répondais en lui livrant ma tristesse et mon désarroi à imaginer le pire pour lui et Hugues.
Le sommeil nous fuyait. Nous avions tant à nous dire, à échanger. Mais il nous fallut d'abord apaiser nos sens, et ce ne fut qu'en deuxième partie de nuit que je pus seulement trouver le courage et la force d'entamer le récit de tout ce que nous avions traversé en son absence.
Quand je commençai à faire mention de Luxley, aussitôt, Kyrian se tendit et ses poings se serrèrent. Et quand je lui annonçai qu'il avait tué Alex, je crus bien qu'il allait exploser. Il se laissa aller sur le dos, la main sur le front. Les larmes coulaient de ses yeux, mais le pire fut encore quand je lui dis que Roy l'avait tué.
- Oh mon Dieu ! lâcha-t-il avec une telle impuissance dans la voix que j'en frémis.
- Kyrian... soupirai-je. J'ai ressenti un tel désarroi quand j'ai appris ce qui s'était passé, ce que Roy avait fait... Mais s'il ne l'avait pas fait, qui peut savoir ce qu'il serait advenu ? Peut-être Luxley aurait-il eu le temps de brutaliser Jennie, que Kyle serait mort en voulant le combattre ?
- Il faudra que je parle de tout cela avec Kyle...
Je me redressai un peu et le fixai. Son regard était comme perdu. Je pris son visage entre mes mains et l'embrassai. Les siennes remontèrent dans mon dos et je m'étendis sur lui, pour l'apaiser, le recouvrir de mon corps, mêler ma chaleur à la sienne.
- T'imaginer aux mains de cette ordure... C'est trop... soupira-t-il.
- Il n'a pas eu le temps de me faire trop de mal, Kyrian, dis-je. J'ai pu m'évader avant.
- Pas trop de mal ? Qu'entends-tu par là ?
- Et bien... Il m'a interrogée. Il voulait savoir où se trouvait Charles Stuart. J'ai supposé qu'il avait reçu des informations concernant sa fuite et son passage possible par les terres d'Inverie. Et il voulait savoir où tu étais. J'ai menti. Tout du long de l'interrogatoire, mais... pour me faire parler, il m'a frappée. Jusqu'à ce qu'il en soit fatigué, je pense, et là... Il m'a fait jeter au cachot, croyant que les prisonniers s'occuperaient de moi. Ce qu'ils ont fait d'ailleurs, mais pas du tout comme il l'imaginait.
Les yeux de Kyrian étaient grands ouverts. Je devinai sa stupéfaction et je ne tardai pas à lui raconter ma rencontre avec Torquil, puis mon évasion par les égouts avec Fillan, jusqu'à Glencoe et, enfin, notre voyage en bateau avec Edan.
- Mon Dieu ! Héloïse ! J'ai peine à imaginer que tout cela a été possible... S'enfuir par les latrines... Ils en avaient de l'idée, les prisonniers... Ils n'ont pas tenté de faire de même ?
- Le passage était très étroit. Seul un adolescent comme Fillan ou une femme assez fine comme moi pouvaient passer. J'ai cru ne pas y parvenir, d'ailleurs, mais Fillan m'a encouragée.
- Où est-il aujourd'hui ? Tu lui dois la vie...
- Il est à Glendessary. Il m'avait accompagnée jusqu'à Dunvegan, comme Torquil le lui avait demandé. Du moins, Torquil lui avait demandé de veiller sur moi, de faire en sorte que je ne retombe pas entre les mains de Luxley. Puis, avec Manfred, nous avons confié à quelques hommes la mission d'aller sur le continent pour savoir comment les choses se passaient pour nos gens. Fillan est resté auprès de Delaery, je crois qu'il a un compte à régler avec les Campbell.
- Tous les MacDonald de Glencoe ont un compte à régler avec les Campbell. Ils les détestent à mort. Ce sont eux qui ont exécuté les ordres des Anglais, en 1692.
- Oui, je me souviens qu'Alex m'avait raconté cela... Mais je t'avoue ne pas avoir eu le temps de reprendre contact avec Delaery, ni avec les chefs des autres villages de l'autre côté de la montagne. J'ai vu les gens de Stoul, de Mallaig, mais pas au-delà. Et j'ai eu trop peur d'envoyer Lorn ou Kyle en dehors d'ici.
- Tu as bien fait. Aucun endroit n'est totalement sûr aujourd'hui.
Il soupira. Ses mains caressaient toujours doucement mes reins. Les miennes dessinaient les contours de son visage, comme si je voulais graver au bout de mes doigts chacun de ses traits.
- Kyrian...
- Oui ?
Son regard, qui était devenu pensif, se fixa à nouveau dans le mien.
- Aime-moi... Fais-moi oublier tout cela...
Il me fit basculer sur le dos, s'allongea contre moi et m'embrassa d'un long baiser chaud qui ralluma le feu dans nos reins. Ses mains parcoururent mon corps, sans en oublier le moindre recoin, un peu comme mes doigts avaient caressé son visage l'instant d'avant, pour y graver chaque courbe, chaque vallée. Puis il enfouit son visage entre mes seins, les couvrit de petits baisers qui me rendirent haletante.
- Mon Héloïse... Tu m'as tant manqué... Tellement, tellement...
- Viens mon amour... viens... Aime-moi fort... encore...
**
Ce fut encore et encore, jusqu'au petit matin. Des étreintes entrecoupées de confidences, même si je ne lui avais pas encore confié le plus dur, du moins, à mon sens.
Alors que l'aube pointait, il me dit :
- Je meurs de faim. Mais il est tôt. Je fais un tour à la cuisine, tout le monde doit dormir encore.
Je souris et m'enfonçai un instant dans les brumes du sommeil. Il revint rapidement, mais j'étais endormie. Il avait rapporté avec lui de quoi nous nourrir et prolonger ainsi notre nuit, sans savoir encore que nous passerions la journée ici. Le parfum du thé chaud parvint à mes narines et j'ouvris les yeux, m'étirai et poussai un long soupir en voyant mon homme attablé, torse nu. J'avais encore du mal à croire ce que mes yeux me montraient, à croire qu'il était de retour, qu'il était vivant, qu'il avait survécu à cette terrible bataille de Culloden et aux massacres qui s'en étaient suivis. La lumière du petit matin éclairait son corps toujours musclé. Il n'avait pas perdu de poids comme Kyle lorsque nous l'avions récupéré en plein hiver. Mais une longue cicatrice barrait désormais son dos et s'étirait jusque sur son flanc.
Je me levai et marchai jusqu'à lui. Ma jambe me tirait plus que d'habitude. Il tourna la tête vers moi et me sourit. Quel bonheur de le retrouver ! Je m'appuyai contre son dos et l'entourai de mes bras, la tête posée sur son épaule. Je restai là un moment, regardant par la fenêtre le jour se lever et les ombres reculer à la surface du loch. Autant, la veille, le temps était couvert et lourd, autant, magie de l'Ecosse, ce matin éclatait de toutes ses couleurs et lumières.
Ma main descendit dans le dos de Kyrian, frôla sa cicatrice. Il frémit et je n'insistai pas.
- J'ai été blessé à Culloden, je ne m'en suis même pas rendu compte avant que Bethany ne me le dise, après mon arrivée. Même en portant Hugues. Ce n'était pas une blessure trop profonde, mais le coup m'a ouvert la chair sur une belle longueur, m'expliqua-t-il simplement.
Je hochai la tête, incapable d'ajouter la moindre remarque. Son regard était lointain.
- Nous sommes peu nombreux à avoir survécu. Vraiment peu nombreux. Hugues et moi avons eu beaucoup, beaucoup de chance.
- Oui, dis-je simplement. A quelle distance était Dalcross ? Je me souviens que le terrain entre Inverness et le château était assez plat, peu vallonné, mais c'est tout...
- Quelques lieues, tout au plus. Mais la chance fut aussi que Dalcross était vers le nord, par rapport au champ de bataille et non en direction d'Inverness : c'est par là que la répression a été la plus forte, dans les premières heures qui ont suivi la bataille.
Il porta la tasse à sa bouche et but une longue rasade de thé, puis il me dit :
- Tu n'as pas faim ? Soif ?
Je lui souris :
- Si, un peu.
Il m'attrapa alors par la taille et me fit asseoir sur ses genoux. Je me blottis aussitôt contre lui, un peu frissonnante de m'être levée nue. Piquant dans l'assiette déposée devant lui, il me donna quelques morceaux de pain et de fromage que je savourai comme un festin. Partager un repas avec lui, même aussi simple que celui-ci, c'était un moment de bonheur sans nom. Puis je reposai ma tête contre son épaule, j'entourai à nouveau sa taille de mes bras et je lui murmurai à l'oreille :
- Je t'aime.
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