Chapitre 40 (deuxième partie)
Les hautes tours du château de Dunvegan se dressaient devant nous. Le ciel était clair, peuplé de petits nuages blancs. Le temps était doux et nous avions chevauché, Roy, Lorn et moi-même, tranquillement depuis notre départ d'Inverie. Comme je l'avais dit à Kyle, deux semaines plus tôt, je ne voulais pas tarder à me rendre sur Skye pour y voir notamment mon cousin.
Je n'étais pas revenu sur l'île depuis bien longtemps, et même si rien n'avait changé, je savais déjà que tout était différent. Là, peut-être encore plus qu'ailleurs, je percevais les effets de la tempête anglaise qui avait balayé les Highlands et mis à genoux les clans. Pourtant, aucune présence anglaise n'était visible, aucun représentant de la Couronne n'avait encore pris ici ses quartiers, mais, comme à Inverie, cela ne tarderait plus.
Lorsque nous arrivâmes, ce fut Manfred qui nous accueillit. Lui aussi avait abandonné le kilt et les couleurs des MacLeod de Skye n'étaient plus affichées nulle part. Même les emblèmes, les armoiries, avaient été ôtées, mais Manfred me confierait par la suite qu'il ne les avait pas fait détruire, simplement remiser. Héloïse avait fait de même avec nos couleurs.
Nous avons longuement parlé de la situation tous les deux et, plus d'une fois, mon oncle Craig s'était joint à nous et nous avait apporté son avis précieux sur ce qu'il convenait de faire désormais. Nous n'avions plus le droit de porter d'armes, nous devions abandonner nos couleurs, jusqu'à la façon de nous vêtir. Même sur des terres isolées comme Skye, bientôt, l'administration anglaise allait déployer tous ses rouages. Porter un tartan allait se révéler très dangereux et passible de mort. Ce n'était cependant pas le plus dur à accepter, même si c'était toucher là à l'âme-même de mon peuple, à son essence profonde, à ce qui avait fait sa force, sa richesse, à ce qui l'avait structuré, bâti, au fil des siècles. Nous étions les derniers témoins d'un monde qui allait disparaître et ne survivrait plus qu'à l'état de folklore.
Car, cette fois, les Anglais avaient décidé d'achever la conquête de l'Ecosse et de mettre au pas les Highlands, les dernières terres à leur résister encore. Mais sous la cendre, le feu couve toujours et l'Histoire, un jour peut-être, leur donnerait tort. Mais nous ne serions pas là et nos fils non plus pour voir cela. Je gardais espoir, cependant, que nous puissions encore transmettre certaines choses, à commencer par notre langue.
Ce petit séjour à Dunvegan me montra aussi combien le clan de Manfred était désormais fragile, avec la perte de soldats et d'hommes valeureux, comme Caleb et Dougal, en premier lieu. Ma venue allait raviver quelques blessures, mais, aussi étrange que cela puisse paraître, elle allait également aider à en cicatriser. J'eus l'occasion de parler longuement avec Iona, Craig, Elisabeth et Manfred, un soir, et de leur raconter ce que j'avais directement vécu à Culloden. Si j'avais vu, de loin, Caleb et ses hommes tomber, je pus leur rapporter aussi les derniers mots de Dougal et je sentis chez mon oncle une grande émotion. Il avait perdu à Culloden un fils, un ami, des hommes qui étaient autrefois les siens, ceux dont il avait la charge. Même si cela lui fut d'un certain soulagement de savoir que tous n'étaient pas morts seuls, que quelques-uns avaient pu bénéficier d'une main ou d'un visage ami, d'un simple sourire pour rendre leur dernier souffle, cela le troubla profondément.
En quittant Dunvegan où je ne voulais pas m'attarder, j'ignorais cependant que c'était la dernière fois que je voyais mon oncle vivant. Il allait décéder à la fin de l'été, vaincu par le chagrin et une plaie inguérissable : celle de n'être plus rien, celle d'avoir vu la fin des clans.
Même si Manfred et moi-même connaissions cette même situation, notre âge et nos responsabilités nous empêchèrent de nous laisser aller à l'abandon. Si, après les soldats, des représentants civils de la Couronne allaient désormais s'installer dans les villes et villages principaux des Highlands, tout en imposant une présence aussi plus marquée dans toute l'Ecosse, nous demeurions leurs interlocuteurs privilégiés. Ou plutôt, leurs serviteurs. Ils étaient devenus les maîtres du pays et c'était à eux qu'il fallait désormais se référer pour toute affaire nécessitant de rendre justice, pour tout contrat à entériner.
Bien des petites gens, cependant, dans les années qui allaient suivre, "oublieraient" parfois de passer devant ces représentants et reviendraient vers nous. Il nous faudrait alors user de beaucoup de tact et de diplomatie pour parvenir à une solution satisfaisante. Qu'il était simple autrefois pour un villageois en conflit avec un voisin de s'adresser à son laird ! Pour une famille en difficulté de s'y référer, de venir le trouver... Aujourd'hui, je n'avais plus le pouvoir d'aider une famille comme j'avais aidé celle de Torquil, bien des années plus tôt. Je n'avais plus le pouvoir de régler les conflits qui survenaient, ni de prendre des décisions d'envergure comme les cultures ou la répartition des moissons. Il n'y avait plus de collecte des fermages, mais un impôt lourd qui allait peser sur nous tous, appauvrissant les plus humbles et les plus faibles, condamnant à l'errance et à la famine bien des pauvres gens. Et des cohortes en haillons allaient embarquer sur des navires ventrus pour peupler le Nouveau Monde... espérant y trouver là-bas des terres plus riches, une vie moins dure.
Je n'eus pas le pouvoir d'empêcher cela. Les premiers temps, j'allais pourtant poursuivre ce que j'avais toujours fait, tenir les rênes de ce qui restait encore debout. Mais dès l'arrivée d'un représentant de la Couronne à Inverie, j'allais perdre toutes mes prérogatives de laird. Cela arriva au printemps 1748, mais nous avions cependant vécu quelques moments heureux au cours des mois précédents.
**
Lors de notre retour de Skye, je pris aussi le temps de parler avec Roy. Je voulais lui faire comprendre que les choses allaient désormais être différentes de ce que nous avions connu, qu'il n'aurait pas à porter la charge de laird telle que je l'avais portée. J'ignorais même encore de quoi, lui, son frère et sa sœur, pourraient bien hériter. Mais je voulais aussi qu'il me racontât comment il avait vécu mon absence et, surtout, la mort de Luxley. Si j'avais eu l'occasion d'entendre le récit de Kyle, même si mon ami et moi-même avions encore bien des choses à nous dire et des décisions à prendre, je voulais aussi avoir le dernier point de vue, celui de l'auteur-même de cette mort.
Nous venions d'achever la traversée du retour et nous trouvions maintenant à Airor. Il était trop tard pour rentrer à Inverie ce soir-là et je décidai de dormir là. J'en profitai pour parler un moment avec le chef de ce village et il s'inquiétait déjà que je ne sois arrêté. Les rumeurs les plus folles couraient plus vite encore que les chevaux à travers le pays, mais je devais bien reconnaître qu'elles avaient de quoi être fondées.
A l'issue d'un frugal repas, je sortis prendre l'air et admirer la vue sur Skye. Le ciel gardait encore quelques traces du jour, avec de longs nuages roses vers le couchant, plus mauves vers le levant. Roy sortit avec moi et nous fîmes quelques pas vers la grève. La mer était calme et quelques oiseaux de mer survolaient encore les flots.
- Alors, fils, que penses-tu de ce séjour à Dunvegan ?
- Je ne saurais trop dire, papa. Crois-tu que tout soit perdu ?
- Tout, non... mais beaucoup, oui. Nous allons devoir apprendre à vivre autrement, désormais.
- Je n'aimerai jamais les Anglais, me dit-il d'un ton buté. Pourquoi sont-ils venus jusqu'ici ?
- Certains peuples ont dans le sang d'être des conquérants, de vouloir toujours plus de terres, plus de richesses. Nous vivons sur une grande île que nous partageons avec les Anglais.
- Ils pourraient rester chez eux...
- Il ne sert à rien de regretter ce qui s'est passé. Nous avons combattu, aussi courageusement et loyalement que nous le pouvions. Ils ont été les plus forts et nous devons l'accepter.
- Baisser la tête ? Plier le genou devant ce roi qui envoie ses troupes massacrer les nôtres ? Est-ce là ce que nous devons faire ?
- Non, répondis-je avec fermeté. Plier n'est pas rompre. Souviens-toi du peuplier, c'est un arbre qui ne pousse guère dans nos régions car il y fait trop froid, mais en France, on en trouve souvent le long des rivières. Il est haut, son feuillage et ses branches sont légers, son tronc assez fin. Le vent pourrait le briser. Le vent le plie, le pousse au sol, mais ne le brise pas. Nous devons faire comme lui ou comme les roseaux le long des lochs. Courber l'échine ne veut pas dire s'agenouiller. Il faut songer à préserver ce qui peut encore l'être, Roy ! C'est notre tâche, désormais.
Il fronçait les sourcils, ne disait rien, mais je sentais bien qu'il réfléchissait à mes paroles.
- Maman a dû signer la reddition. J'ai vu Lord Byron quand il est venu à Dunvegan. Je ne lui ai pas parlé, mais je l'ai observé. Maman et Manfred disaient que c'était le seul choix. Etait-ce vraiment le seul ?
- Oui, affirmai-je fermement. Nous n'avions plus d'armée, pas d'armes ou si peu. J'ai vu l'armée se faire décimer à Culloden, les troupes anglaises se répandre dans la campagne et tout massacrer sur leur passage. Voulons-nous mourir jusqu'au dernier ? Ou tenter de survivre ? Ta mère, ton oncle et moi-même choisissons de survivre. Car survivre, c'est encore se battre. Se battre pour assurer la vie de tous.
- Tu n'es plus laird, papa.
- Non, et tu ne le seras pas non plus. Pas comme nous l'avons connu. Mais contrairement à ce que tu pourrais penser, certes, nous avons dû nous rendre, mais en le faisant, nous avons aussi la possibilité d'inventer ce que nous serons demain. A nous de choisir notre destin. Nous pouvons encore préserver certaines choses, j'en suis persuadé. Même si les temps sont durs, aujourd'hui. Demain peut s'avérer différent et c'est en plantant les graines de l'avenir que nous pourrons l'inventer.
Un mince sourire éclaira son visage. J'ignorais encore que mes paroles auraient pour lui un tout autre sens... un jour prochain.
- Je comprends, dit-il simplement.
Nous restâmes silencieux un moment. Je réfléchissais à la façon de parler de Luxley, mais ce fut Roy qui m'en parla le premier.
- Papa, j'ai tué un capitaine anglais, durant ton absence.
Sa voix avait résonné un peu gravement : mon fils, petit à petit, devenait homme et son geste guerrier n'avait été que le premier d'une lente transformation.
- Je sais. Ta mère me l'a dit. Tu as été courageux d'agir ainsi.
- Je ne pensais pas le faire. Quand ils sont arrivés, que Jennie nous a demandé de tous nous mettre à l'abri et qu'oncle Kyle et Lorn étaient partis se cacher pour les surprendre, je suis allé dans ton bureau. Je voulais prendre une arme moi aussi, pour le cas où ils viendraient dans la maison et qu'il faudrait les empêcher de toucher aux petits. Au début, j'avais pensé prendre un des tisonniers, dans la cheminée, puis je me suis souvenu que maman avait caché un de tes pistolets dans le tiroir de sa coiffeuse. Je l'y ai trouvé et je l'ai armé. J'ai voulu retourner avec les autres, mais à ce moment-là, j'ai entendu la porte s'ouvrir et l'homme criait après tante Jennie. Il était menaçant et injurieux. Je suis resté caché autant que je l'ai pu, tout en me rapprochant de la salle. J'avais deviné que Kyle et Lorn, en étant dehors, ne pourraient peut-être pas intervenir assez tôt s'il s'en prenait à tante Jennie. Quand j'ai entendu les coups de feu au-dehors, j'ai compris que Kyle et Lorn s'occupaient des autres soldats et alors, je suis sorti de ma cachette et je me suis retrouvé face au capitaine. J'ai tiré en visant sa tête, j'avais craint de le manquer si je visais le cœur. Et il avait son épée. Si je le manquais...
- Tu as agi de manière réfléchie, Roy, je suis assez fier de toi, même si j'aurais préféré que cet homme meure d'une autre façon. En ces temps troublés que nous traversons, nous ne pouvons pas tout choisir.
Il hocha la tête et me demanda :
- Papa, qu'avait-il fait à tante Jennie ? Autrefois ?
- Tu es encore bien jeune pour l'apprendre et désormais, cela ne change plus rien. Il est mort.
- Papa... Est-ce qu'il... s'était montré... méchant ?
- Roy...
Je le regardai gravement, mais il me rendit mon regard et je compris alors qu'il ne servait à rien de lui cacher le passé, et je lui racontai, le plus sobrement possible, ce qui s'était déroulé de si terrible, en ce mois de septembre 1716. Il resta un moment silencieux, alors que mes derniers mots me semblaient encore résonner dans l'air calme. Puis, le regard tourné vers Inverie, il me dit simplement, d'une voix très déterminée :
- Je n'ai aucun regret de ce que j'ai fait et n'en aurai jamais aucun.
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