Chapitre 41 (troisième partie)
Dunvegan, printemps 1751
La nouvelle de la mort d'Elisabeth nous parvint en un doux jour d'avril, alors que le printemps faisait éclater ses couleurs sur toute la campagne. C'était un jour où l'on avait envie de se laisser aller au bonheur, malgré la dureté des temps et surtout, celle des hommes. Pourtant, quand le messager de Manfred arriva, le visage sombre, nous comprîmes qu'un nouveau malheur avait touché nos proches. Elisabeth avait rejoint Craig pour l'éternité et malgré mon chagrin, je ne pus m'empêcher de songer que cela avait dû être une délivrance pour elle, après une fin de vie marquée par de lourdes épreuves. Kyrian décida de se rendre à Dunvegan aussitôt et il accepta que je l'accompagne. Roy demanda aussi à venir avec nous, ce qui ne m'étonna pas. Je ne dis rien à ce sujet, mais je me doutais de son désir de revoir Kayane. Nous emmenâmes aussi Deirdre avec nous, car elle était encore bien petite.
Le voyage se déroula sans difficultés et ce fut avec beaucoup d'émotion que je revis les austères tours du château se découper sur le ciel d'un bleu profond. Manfred et Ana nous attendaient dans la cour, portant le deuil. Les deux cousins s'étreignirent avec force et je ne pus retenir mes larmes lorsque je pris à mon tour Ana dans mes bras. Elles coulèrent d'autant plus quand j'entendis Kyrian dire :
- Elle fut une mère pour moi, Manfred. C'est comme si je perdais ma mère, aujourd'hui.
Manfred répondit :
- Merci d'être venus, Kyrian. C'est un réconfort pour nous tous de vous revoir.
Puis il se tourna vers moi et me salua aussi avec beaucoup d'émotion :
- Je suis très heureux de te revoir, Héloïse, même si les circonstances sont tristes. Et voici donc Roy... Tu as bien grandi, mon garçon, et je suis heureux de constater que tu me dépasses maintenant. Mais qui est donc cette charmante petite fille ? Ne serais-tu pas Deirdre, ma jolie ? demanda-t-il en souriant doucement à notre fille que Kyrian avait prise dans ses bras.
- Bien deviné, mon cousin, répondit-il en la présentant à Manfred. C'est la plus jeune des trois chipies, mais pas la moins coquine ! Nous tenions à l'emmener avec nous car elle est encore petite, mais surtout pour vous la présenter. Et je connais quelques personnes à Inverie qui ne sont pas mécontentes d'avoir une fille de moins à surveiller ! Leurs frères nous ont fait tourner en bourriques quand ils étaient petits, mais ces trois-là sont bien proches de rivaliser avec eux !
Il ajouta cette dernière phrase en jetant un regard de côté à Roy, qui sourit de la remarque.
- Venez, Iona et les enfants vont être heureux de vous revoir aussi.
Si, de l'extérieur, le château de Dunvegan présentait un aspect assez austère, il en allait désormais de même à l'intérieur. J'avais pourtant assisté au retrait des emblèmes et des couleurs, lorsque je m'y étais réfugiée à l'été 1746, mais le revoir ainsi me fit serrer le cœur. Néanmoins, cette émotion fut bien vite balayée par une autre, plus intense encore, lorsque j'observai mon fils saluer Kayane, après que j'eus moi-même serré fort Iona dans mes bras.
Comme l'avait souligné Manfred, Roy avait considérablement grandi. Sans atteindre encore sa taille adulte, et même s'il ne dépassait pas encore son père, il n'en était pas moins déjà impressionnant. Grand et large d'épaules, âgé de quinze ans à peine, on lui en donnait facilement deux de plus et il était déjà traité en homme, non seulement au sein de notre famille, mais aussi parmi tous nos proches.
Kayane était devenue une très jolie jeune fille, aussi blonde que j'étais brune, avec de longs cheveux soyeux et un très doux sourire. Ni Iona, ni moi-même, ne pûmes ignorer combien son visage pourtant marqué par le voile du deuil s'illumina en voyant Roy. Et je me dis qu'au moins cette visite allait apporter un peu de bonheur dans des cœurs éprouvés.
**
Alors que Kyrian et Manfred profitaient de notre séjour à Dunvegan pour parler encore et toujours de notre situation, Iona et moi prîmes quelques décisions d'importance. Si nous laissâmes Roy et Kayane libres de passer du temps ensemble, je rappelai cependant à mon fils de demeurer respectueux d'elle. Mais il me prit au dépourvu en nous demandant d'accepter leurs fiançailles avant que nous ne rentrions à Inverie.
Ce jour-là, alors qu'Ana veillait à la bonne marche de la maisonnée, que Kyrian et Manfred étaient partis faire un petit tour au-dehors avec le fils aîné de Manfred et Roy, Iona et moi prîmes place dans un des petits salons du grand château. Kayane avait proposé de s'occuper de Deirdre et elle était sortie avec quelques autres adolescents et enfants que nous vîmes bien vite s'ébattre sur le grand terrain descendant vers la baie.
- Certaines choses sont immuables, dis-je en les regardant par la fenêtre. Les générations passent, mais les enfants prennent toujours autant de plaisir à courir ici.
Iona me sourit et dit :
- Quand je les vois ainsi, je me demande s'ils jouent eux aussi comme leurs pères, à gagner toutes les batailles possibles et imaginables contre les Anglais.
- Je suis certaine qu'il demeurera longtemps, dans leurs cœurs, l'envie d'en découdre. Mais j'espère que la sagesse dont leurs pères font preuve désormais leur servira aussi de leçon ! Je n'ai pas envie de voir nos fils périr.
- Je ne le souhaite pas non plus, soupira Iona. Nos cœurs portent déjà trop de douleurs...
Nous restâmes silencieuses quelques instants, le regard perdu, veillant sur nos enfants, mais les pensées occupées par les souvenirs de nos chers disparus. Ce fut Iona qui rompit la première le silence :
- Mais il se pourrait que nos cœurs trouvent bientôt matière à réjouissances, n'est-ce pas, Héloïse ?
Je me tournai lentement vers elle et demandai :
- Le penses-tu vraiment ?
- Je connais ma fille, et j'ai vu la tristesse s'emparer d'elle depuis notre dernière visite à Inverie. Mais j'ai surtout vu cette tristesse s'évanouir comme par miracle en vous voyant revenir. Ecoutons nos cœurs de mère, Héloïse, écoutons ce qu'ils nous disent...
Je souris :
- Alors, oui, je crois que nous pouvons nous réjouir.
Elle reporta son regard vers la baie et dit :
- J'aurais beaucoup de mal à quitter Dunvegan, j'y ai vécu de belles heures et des moments terribles. Mais quitter ma fille serait une déchirure. Je sais cependant que la vie est difficile pour vous, à Inverie...
Je ne la laissai pas continuer :
- Quand sera venu le jour des noces, tu resteras avec nous. Et nous pourrons partager le bonheur de nos enfants et la joie de voir naître une nouvelle génération.
- Merci, Héloïse, c'est très généreux de ta part.
- Iona, quand nous nous sommes tous réfugiés à Dunvegan, j'ai cru certains jours que je ne pourrais en partir, que je devrais y vivre de longues années, sans pouvoir revenir à Inverie. Mais Inverie est ma maison, ma terre, n'en déplaise au Roi George. Je n'aurais pas été malheureuse ici, mais je suis plus heureuse à Inverie, et tu le seras aussi, avec nos enfants. Je peux comprendre que tu aies du mal à quitter ta fille...
- Elle est tout ce qui me reste, surtout maintenant qu'Elisabeth est partie. Je sais que Manfred et Ana seraient heureux de me garder auprès d'eux, mais moi, je serais plus heureuse avec ma fille.
- Alors, il en sera ainsi.
**
Je fis part de toutes ces décisions le soir-même à Kyrian. Nous étions dans notre chambre, lui assis dans le fauteuil face à la fenêtre, moi debout devant la cheminée où brûlait encore un bon feu, car si les journées apportaient un peu de douceur, les soirées étaient encore bien fraîches.
Les sentiments nés entre Roy et Kayane le laissèrent songeur un long moment, au point que je me demandai bien ce qu'il pouvait en penser. Il finit par me dire, remarquant soudain que son silence me rendait soucieuse :
- Je revois, mon aimée, un lointain jour d'été, en France...
Alors, je retrouvai mon sourire et m'approchai de lui pour l'enlacer.
- ... et je forme le vœu que notre fils soit aussi heureux que je peux l'être, grâce à toi. Iona est donc d'accord ?
- Oui, mais elle ne se voit pas vivre loin de sa fille... Acceptes-tu qu'elle vienne vivre avec nous, après la noce ?
- Ma foi, oui. Mais nous allons devenir bien nombreux au manoir... Si je pouvais le faire agrandir, je le ferais volontiers, mais... nous n'en avons pas les moyens.
Je savais parfaitement à quoi il faisait allusion, avec ces taxes que nous devions payer. Il soupira et ajouta :
- Je sais que Bethany et Hugues souhaitent retourner prochainement à Dalcross. Je ne pense pas que les Fairbanks puissent émettre désormais une quelconque revendication vis-à-vis d'elle et de Laura.
- Les routes sont plus sûres aussi, maintenant.
- Oui. Hugues n'aura pas à se faire passer pour un domestique. Mais si nous commençons à parler de mariage pour Roy, ils voudront rester avec nous pour y assister.
- Cela ne pourra se faire avant une bonne année au moins, et encore... Roy n'est-il pas trop jeune ?
- Ma foi...
Il fit un vague geste de la main.
- Il va falloir que je parle avec notre fils. De tout cela.
Je hochai la tête, laissant ma main courir dans sa chevelure toujours aussi fournie, rousse et bouclée. Il releva son visage vers moi et me sourit, avant de refermer ses bras autour de ma taille et d'enfouir son visage entre mes seins.
- Ah, ma douce... Les temps sont durs, mais heureusement, nos enfants nous apportent toujours de grandes joies !
- Ils sont notre force et ce pour quoi nous nous battons, répondis-je.
Puis je m'écartai légèrement et pris son visage entre mes mains. Son regard pour moi était toujours le même, aussi profond, aussi aimant. Nous nous fixâmes un long moment, puis je l'embrassai, avant qu'il ne me prenne à nouveau dans ses bras puissants et me mène jusqu'au lit où nous nous aimâmes avec tendresse.
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