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Vous venez assister au spectacle ? Approchez-vous.
Passez la porte, traversez la salle, ignorez le fumoir sur votre droite. Le parquet craque un peu mais vous ne l'entendrez pas, avec les basses et le volume à plein régime, qui vous avale progressivement et vous plonge dans une bulle charivaresque, à la fois bruyante et assourdie. Longez le bar, où se massent les danseurs assoiffés, descendez les marches, plongez dans la fosse, rejoignez la foule de gens moites. Le DJ sur scène ambiance la populace, mais si vous me cherchez, je suis sur la droite, près des colonnes. Rejoignez cette fille aux yeux fermés, plongée dans sa danse. Ce n'est pas moi, mais c'est mon œuvre. Laissez-vous happer, je suis dedans.
Vwoup.
Voilà, vous y êtes, là où tout commence.
Au coeur du corps d'Alice, voyez comme tout scintille.
Vous pouvez regarder. Mais ne me dérangez pas.
Ma protégée danse de toute son âme. Affranchie.
Je stimule ses nerfs, sa peau réagit, ses poils se dressent. Un courant part des talons, crible les mollets, le ventre, atteint le coeur ça y est, plus vite, les bras, l'air qui danse entre les doigts, le coeur à nouveau, ce coeur qui bat vite, qui bat fort, quand soudain : une ombre passe.
Mais. C'est quoi ça ?
Progressivement les choses se grisent.
Ah non !
— La Honte, on ne t'a pas sonnée, fous-moi le camp !
— Eh j'y peux rien moi si la p'tite a pas confiance en elle. On m'a appelée, me voilà.
Je regarde cette vieille fourbe éteindre les feux de joie dans le corps d'Alice. Mon Alice que je sens baisser les bras, et se dandiner d'un pied sur l'autre, hésitante.
La musique a changé, elle ne l'aime pas trop.
Honte ne se gêne pas pour étendre son manteau de timidité sur notre chair.
Elle lui fait tomber les épaules, efface le sourire de son visage. Je ne vais rien pouvoir faire avant la prochaine chanson je sens. Quelle tristesse de regarder ça sans pouvoir agir.
Un homme éméché s'approche d'un peu trop près, Alice frissonne.
— Ah ben ça y est, c'est le festival, salut Peur...
— Salut Joie ! Ben en même temps regarde-moi ce mec, il fait deux fois sa taille, et puis même, tu sais très bien comment c'est, les filles apprennent à avoir peur. C'est navrant mais que veux-tu que je... Ah, attends, tu veux ?
Je regarde Peur glisser le long de la peau pour faire remonter la chair de poule. Elle libère ses petites bulles d'angoisse qui vont chatouiller les glandes sudoripares. Trop occupée à semer la panique dans le corps et le coeur de notre hôte, Peur oublie de revenir pour finir sa phrase, qui flotte, laissée en suspens. Peu importe. La roue va tourner, déjà l'homme s'éloigne, repoussé par Alice et ses amis ; la foule l'absorbe et l'entraîne plus loin. La musique change, mais je ne la reconnais pas. Le DJ joue de la platine.
Une goutte. Un son.
Une onde se répand dans la salle, diapre notre corps qui frémit. Peur et Honte s'effacent. Les accords s'infiltrent au coeur des danseurs.
Les claquements des instruments électroniques marquent la cadence et éclatent aux quatres coins de la salle.
Je touche Alice du bout de l'âme. Onde parmi les ondes, note parmi les notes, je résonne.
Elle danse, je me sens utile, fertile. J'envoie mes courants électriques dans chacun de ses bras, qu'elle lève au dessus de sa tête. Une déesse qui ondule. Elle ferme les yeux et j'explose dans le haut de son corps. Chaque synapse est mon esclave et frétille de bonheur. Je suis la maîtresse de ce corps. Tout s'illumine dans les hémisphères, Alice chatoie du dedans, traverse un moment suspendu.
Liberté.
Je contemple mon œuvre, satisfaite.
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