Agathe
Peut-être qu’à une époque le Moonclub avait eu un air accueillant mais à en juger par l’état de sa devanture aujourd’hui, Agathe ne parvenait pas à comprendre comment cet endroit pouvait encore être réputé. La peinture de l’enseigne, refaite quelques mois plus tôt, commençait déjà à s’écailler, des tags de mauvais goût rendaient opaque les vitres sales et un cadavre de poubelles brûlées reposait dans un coin de la rue, à peine quelques mètres plus loin. Le lampadaire d’en face clignotait, n’ayant pas été changé depuis bien longtemps. On entendait son grésillement défectueux.
Pourtant, son amie lui avait assurée que l'intérieur valait le coup d'œil. Agathe se doutait déjà de ce qu’elle y trouverait : de l'alcool hors de prix, des fêtards en ayant abusé ou encore des jeunes se pavanant dans leurs plus beaux habits, autant de choses avec lesquelles elle n’avait aucune affinité. Il était peu probable que l’on y tienne des discussions spirituelles. Pour toutes ces raisons, la soirée qui se profilait ne l’enchantait guère. Elle faisait l’effort pour Evelyne, son amie d’enfance, qui aujourd’hui fêtait ses dix-neuf ans. Après tout, elle n’était ici que pour quelques heures, en compagnie d’une de ses plus proches connaissances, alors que pouvait-il bien arriver de si terrible ?
Tout en continuant de se rassurer, Agathe entra dans le bâtiment aux côtés de cette dernière, autorisées par le vigile de l’entrée. Pour accéder au cœur des festivités, il leur fallut descendre un escalier exigu dont les murs étaient recouverts de graffitis, d'affiches et de stickers en tout genre. Rien qui n’aidait à rassurer Agathe sur la soirée qu’elles allaient passer. Pour le moment, elle avait avant tout l’impression d’avoir atterri dans un endroit mal famé.
La jeune femme fut cependant surprise lorsqu’elle découvrit la salle qui les accueillerait pour les quelques heures à venir. L’espace était propre, et bien qu’il y eût foule, il assez vaste pour contenir tout ce beau monde. Agathe prit alors le temps de le détailler.
La première chose qu’elle remarqua fut une masse de personnes en train de se trémousser sur la piste de danse. Dans un coin de la salle, un DJ performait pour animer l’audience. Elle constata plus tard qu’il lançait quelques rares fois une musique latine pour inviter les couples à s’emparer de ce moment sensuel et romantique. Evelyne se jeta sur la piste, commençant à se déhancher sous regard désapprobateur d’Agathe. Cette dernière abandonna l’idée de la raisonner et se contenta de l’observer en retrait, là où des chaises étaient disposées, supportant parfois le poids de deux personnes cherchant à pallier le manque de place et qui n’avaient cure de leur pudeur. La brune parvint miraculeusement à subtiliser un siège entre deux autres.
De là, elle put détailler de loin plusieurs groupes de jeunes qui s’agglutinaient autour des tables, la plupart gardant leur regard scotché sur leur téléphone. Certains partageaient les festivités sur leur réseaux sociaux tandis que d'autres se contentaient de filmer leurs amis. Cela donnait lieu à une réunion d’écrans lumineux qui venait perturber ce coin sombre.
En jetant un coup d’œil dans un des nombreux miroirs qui décoraient les murs, Agathe observa une femme, son compagnon accroché au bras. La brune releva son accoutrement aguicheur associé à un maquillage qu’elle pouvait sans souci distinguer de là où elle se trouvait. Les yeux de l’inconnue portaient tellement de noir qu’elle ressemblait à un panda. Elle trouva cette allure tout à fait grotesque.
Agathe continua de faire vagabonder son regard un bon moment avant d’être attirée par un mouvement à la lisière de son champ de vision. C’était Evelyne qui revenait enfin vers elle. Celle-ci lui désigna d’un signe de la tête deux chaises libres en face du bar et qui traînaient non loin d’un blondin à la carrure musclée. Agathe présuma qu’il serait sans doute la cible d’Evelyne, une aventure passagère qu’elle aurait oublié dès la soirée terminée. Cette impression était confortée par le fait que son amie aimait enchaîner les conquêtes et les épisodes amoureux frivoles. A peine Agathe eu-t-elle le temps de s’assoir qu’Evelyne interpellait déjà le barman pour commander deux boissons alcoolisées.
— Eve, je t’ai dit que je ne voulais pas boire ce soir. soupira-t-elle accoutumée à ce genre de comportement de la part de son amie.
— Ce n’est pas un verre qui va changer grand-chose chérie. On est là pour s’amuser, prends-en donc au moins un.
Dans un soupir, Agathe concéda une tournée. Son amie lui adressa un sourire satisfait. On lui servit une boisson d’une couleur rosée qu’elle scruta sans grande appétence.
— Tu verras, ça aide à se décoincer, assura Evelyne en élevant la voix en raison du bruit autour d’elle.
— Ne va pas me faire croire que tu as besoin de ça. As-tu seulement déjà eu du mal à séduire quelqu’un ?
— Serais-tu surprise de savoir que oui ? Sache que je cours depuis des mois après une personne mais en vain.
Agathe leva les yeux vers son amie et haussa un sourcil d’un air suspicieux. Evelyne était quelqu’un qui avait tout pour plaire. En plus d’une sympathie naturelle, sa beauté n’avait rien à envier à personne. Agathe s’était déjà surprise à désirer son amie, des pensées qu’elle s’empressait toujours d’écarter loin d’elle. Mettant de côté une nouvelle réflexion de ce genre, la jeune femme porta son verre à ses lèvres et s’étonna d’apprécier ce qu’elle buvait.
— Tu envisages une relation sérieuse ou tu persistes juste par fierté ?
Evelyne ne répondit pas tout de suite, comme si elle prenait le temps de mesurer les risques qu’elle prenait en se montrant sincère. Agathe la laissa fixer le vide d’un air pensif et but une nouvelle gorgée d’alcool. Tout compte fait, celui-ci n’était pas si mal en comparaison de ce qu’elle avait redouté.
— Cette personne ne semble pas remarquer l'intérêt que j’ai pour elle. expliqua Evelyne.
Agathe vit son amie la scruter et se sentit désolée pour elle, ne sachant trop quoi faire pour la réconforter. Evelyne n’était à l’évidence pas habituée à obtenir un refus de la part de quelqu’un.
— Laisse tomber. souffla alors cette dernière en se levant de son siège.
— Où est-ce que tu vas ? s’étonna Agathe.
Elle n’eut aucune réponse. La jeune femme vit sa seule compagnie de la soirée s’en aller et disparaître au loin, derrière un couple en pleine étreinte. Un peu déconcertée, Agathe fut d’autant plus surprise de constater que l’homme qu’elle pensait être la cible d’Evelyne n’avait pas bougé d’un pouce. Elle eut pendant un instant le vague espoir que son amie revienne mais il n’en fut rien. La brune comprit qu’elle passerait sans doute la soirée seule et eut encore plus envie de quitter les lieux. Elle se devait malgré tout de rester, au moins pour veiller sur Evelyne. Il était rare que son amie finisse en mauvais état mais les chances n’étaient pas nulles et Agathe ne voulait surtout pas qu'il lui arrive quelque chose de fâcheux.
La jeune femme serra le poing et se mis à bouger sa jambe frénétiquement. Le petit démon dans sa tête vint lui souffler l’idée de reprendre un verre histoire d’aider le temps à passer plus vite. Elle se laissa donc tenter par un shoot de rhum. Après tout, elle n’avait pas grand-chose à faire de plus. Agathe le regretta dès qu’elle l’eut avalé. L’alcool était si fort qu’elle le sentit passer dans tout son œsophage. La jeune femme toussa un bon coup, repoussant son verre pour de bon et jura qu’on ne l’y reprendrait plus.
Replongeant dans la contemplation de ce qui l’entourait, Agathe balaya la salle des yeux à la recherche d’une distraction un tant soit peu intéressante. Seule, peu de choses l'amusaient. Il y eut, certes, quelques bizarreries qui parvinrent à capter son attention. La plus drôle d’entre elles fut pour sûr l’adolescente prise d’hallucination qui manqua de déclencher un incendie avec de prétendus pouvoirs, briquet en main et Agathe se demanda combien de champignons ou autres cochonneries elle avait dû avaler pour finir dans cet état, mais malgré ceci et l'intérêt qu’elle eut à examiner les quelques danseurs dans l’âme, l'ennui ne cessait de lui tenir compagnie.
Au détour d’un nouveau verre, cette fois-ci plus raisonnable, son attention fut captée par une femme s’étant faite abordée par un gaillard sous l’emprise de l’alcool. Agathe put voir une gêne sur le visage de cette inconnue. Son regard fuyait son interlocuteur de manière claire mais ce dernier n’avait pas l’air de s’en soucier ou bien même de s’en rendre compte. Captivée, Agathe la détailla avec plus d’attention. Elle lui supposa des origines asiatiques lorsqu’elle contempla la forme de ses yeux. Son visage arborait des traits fins et sa tête portait une chevelure teintée d’un faux rose.
A la vue de cette scène, quelque chose au fond d’Agathe s’agita. Se découvrant une assurance qu’elle ne s’était jamais imaginée, la jeune femme, peut-être aidée par les verres qu’elle venait de prendre, traversa la foule jusqu’à les rejoindre. Arrivée à leur hauteur, elle vit que l’homme avait posé sa main sur la cuisse de son interlocutrice. D’un geste emplit de désinvolture, Agathe se saisit du verre que l’homme avait abandonné sur un rebord de mur et en renversa le fond sur sa tête. L’inconnu laissa échapper un juron. Avant qu’il n'ait le temps de dire quoi que ce soit, Agathe le mit en garde.
— Permettez-moi de vous dire que ce genre de comportement n’est pas ce qui vous aidera à séduire. Je vous conseille de déguerpir très vite d’ici avant que je n’appelle la sécurité.
L’énergumène qui lui faisait face la dévisagea d’un air interdit. Agathe pensa qu’il allait s’énerver mais l’homme resta calme, comme trop sonné pour le faire. Elle fut d'ailleurs étonnée lorsqu’il s’adressa à elle dans un langage impeccable, loin de ce qu’elle imaginait des gens ivres.
— Ce ne sont pas vos affaires, mademoiselle, et permettez-moi à mon tour de vous dire que cette veste m’a coûté une petite fortune. S’il y a une personne à qui je conseille de déguerpir, c’est bien vous, avant qu’il ne me vienne l’idée de vous obliger à me la rembourser.
— Guillaume, fiche-lui la paix ! intervint celle qu’Agathe venait d’aider.
La jeune femme constata que les mains de l’inconnue tremblaient. Elle avait donné cet ordre d’une voix sonnant assurée mais qui trahissait une certaine hésitation. Le prénommé Guillaume tressaillit.
— C’est gentil de vouloir m’aider mais tout va bien, je connais cet homme, c’est un ami. Il est simplement… un peu alcoolisé.
Comme pour confirmer ces paroles, l’homme trébucha en voulant poser sa main sur l'épaule de son amie. Agathe sentit le rouge lui monter aux joues. Quelle idée lui était-il passé par la tête ? Elle détourna le regard et se mordit la lèvre, regrettant de s’être mêlée de ce qui ne la regardait pas. L’inconnue lui adressa tout de même un sourire avant d'embarquer son compagnon pour le forcer à s'asseoir un peu plus loin. Agathe eut alors la profonde envie de disparaitre et de se faire oublier. Tête baissée, elle alla se réfugier dans un recoin du Moonclub. L'atmosphère y devenait peu à peu étouffante. Plus le temps passait, plus la chaleur et le bruit se faisaient intense.
La jeune femme se posta sur une chaise abandonnée de laquelle elle se mit à chercher où avait bien pu passer Evelyne. Aucune trace de cette dernière. Elle commençait à se demander si son amie n’avait pas filer avec le premier beau garçon venu ; ou une fille ultra sexy, cela arrivait parfois aussi. Agathe était certaine qu’Evelyne ne traînait pas bien loin mais quoi qu’il en fut, elle se retrouvait seule pour le moment. La brune jura que son amie avait intérêt à avoir une bonne excuse.
Surprenante coïncidence, Agathe reçut à ce moment même un message de sa part, écrit à la va vite et truffé de fautes de frappe. La brune était cependant rodée pour le décrypter : Evelyne était de toute évidence un peu ivre elle aussi. La jeune femme comprit que son amie lui disait de la retrouver près de la piste de danse, ce qu’elle s’empressa de faire. Lorsqu’elle la repéra, Evelyne lui fit signe au loin.
— Où étais-tu passée ? grommela Agathe lorsqu’elle fut près de son amie. Et qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? Tu tires une de ces têtes.
— Rien. Je suis désolée d’être partie, je n’aurais pas dû te laisser seule. Je ne me sens pas très bien, j’ai envie de rentrer.
Agathe ravala une remarque désagréable, son inquiétude prenant le dessus. Elle n’aurait jamais cru entendre Evelyne lui demander de partir d’ici de son plein gré et pourtant, son visage affichait sans détour cette envie.
— Je vais te raccompagner, tu me raconteras ce qu’il s’est passé.
— Je n’ai pas envie d’en parler. chuchota son amie si bas qu’elle manqua de ne pas l’entendre.
La jeune femme décida de ne pas insister vu. Il était rare qu’Evelyne soit d’humeur maussade alors mieux valait mettre son agacement de côté pour le moment, surtout si cela permettait d’abréger cette maudite soirée.
Lorsqu’elles furent dehors, Agathe respira une grande bouffée d’air frais. Elle était heureuse d’échapper enfin à la musique dont le volume n'avait fait qu’augmenter exponentiellement durant toute la soirée. Ses oreilles bourdonnaient à cause d’avoir été autant sollicitées. La nuit planait sur la ville, Agathe fut apaisée par cette obscurité qui changeait des lumières aveuglantes de la piste de danse qu’elle avait connues ces dernières heures. La jeune femme sentit son amie frissonner ses côtés. Elle enleva sa veste et la tendit à Evelyne qui refusa son geste.
— Ne va pas prendre froid, idiote ! insista-t-elle.
— Excusez-moi ! interpella une voix au loin.
Surprise, la jeune femme se retourna et distingua dans l’obscurité l’inconnue qu’elle avait croisée plus tôt arriver auprès d’elle essoufflée.
— J’ai vu que vous partiez mais je tenais à vous remercier pour votre aide. expliqua la nouvelle venue. Je ne crois pas l'avoir fait tout à l’heure.
Le cœur d’Agathe loupa un battement. Elle remercia le bon Dieu que son geste stupide n’ait pas froissé la femme. Ces mots soulagèrent un peu sa mauvaise conscience qui ne parvenait pas à oublier ce fâcheux incident.
— Je n’ai pas fait grand-chose. Je suis désolée pour la veste de votre ami, vous lui transmettrez mes excuses.
— Ne vous inquiétez pas, ça lui fera les pieds. Pardonnez son comportement, il n'est pas aussi désagréable d'habitude.
L’inconnu jeta un rapide coup d’œil vers Evelyne, puis reprit :
— Je voulais vous demander, accepteriez-vous de me donner votre numéro de téléphone ?
Pendant un instant, Agathe se demanda si elle n’avait pas mal entendu. Ses joues s'empourprèrent lorsqu’elle réalisa ce qu’on venait de lui dire. Dans la pénombre, elle ne vit pas qu’il en était de même pour l’inconnue. Quant à Evelyne, elle observait la scène stupéfaite.
— Enfin, je ne veux surtout pas vous y obliger. Je... C’est peut-être déplacé de demander ça, bafouilla la femme.
— Non pas du tout ! Puis-je te demander ton nom ?
Au vu de la tournure que la conversation venait de prendre, Evelyne jugea bon se mettre à l’écart de manière à ne pas gêner son amie. Elle gagna le trottoir d’en face, duquel elle se contenta de les observer. Si la jeune femme n'entendit pas ce que les deux se disaient, l’expression comblée d’Agathe ne fut pas sans lui échapper. Son amie ne fut pas longue mais l’attente lui sembla l’être. Evelyne détourna le regard. En s’enfonçant dans le noir, elle trébucha contre un tas de déchets. Pour cause, le lampadaire avait manqué à sa mission de l’éclairer. Elle prit appui dessus non sans pester et, de là, elle étudia avec un peu d’attention la devanture du Moonclub. Avec un peu de recul, une soirée en tête-à-tête avec Agathe aurait sans doute été plus concluante. Evelyne avait espéré que l’ambiance festive aidrait son amie à être un peu plus causante mais il était maintenant évident que l’idée était stupide. La jeune femme n’eut cependant pas le temps de trop s’attarder à cette réflexion. Agathe la coupa dans son élan en l'appelant au loin.
— Excuse-moi de t’avoir fait patienter, on peut y aller !
Evelyne attendit qu’elle soit à ses côtés, puis, les deux amies entamèrent ensemble le chemin du retour, toutes deux pressées de retrouver leur lit. La jeune femme fit l’effort d'esquisser un sourire en voyant Agathe toute heureuse mais ne chercha pas à en savoir davantage sur ce qui s’était passé entre son amie et l’inconnue. Sans s’en rendre compte, il lui échappa un « C’est toi l’idiote » qu’Agathe n'entendit pas. Sous la lumière de la lune, elles s’en allèrent trouver la longue nuit qui les accueillerait très bientôt.
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