Fuite en hauteur
Je me hâtai vers la voiture en serrant Zoé dans mes bras, tu me fais mal Papa ! Je tâchais de conserver une assurance de père, chassant mes instincts de bête apeurée qui m’intimaient de rouler des yeux, de ruer, de cabrer. De l’eau jusqu’à moitié pneu, je suivis le cortège pétaradant qui prenait la route à l’opposé de la Grande Bleue. Le ciel mettait un point d’honneur à conserver sa limpidité pour laisser toute la place au soleil de septembre. Quelques centaines de mètres plus loin, c’est au sec que nous abordâmes le faux plat, la petite côte et enfin le raidillon ponctué de courbes menant au bas massif montagneux séparant la mer de la ville. Trempé de sueur, je poursuivis mon ascension jusqu’au plateau où je garai ma Citroën dans un coin de garrigue, sous un pin façonné par les vents. Je profitais souvent de la vue immense de ma mer depuis ce belvédère.
De là, je ne la reconnus pas : maronnasse striée de blanc laiteux, elle continuait sa mascarade océanique. Brest ne lui suffisait plus, il lui fallait de la frénésie, du Cap Horn. La plage gisait sous les eaux. Des lames hautes comme des petites tours avaient emporté la frêle maçonnerie de la digue et venaient s’écraser contre les premières habitations de la station balnéaire. De ma position, je ne distinguais pas précisément les détails. Une maisonnette de front de mer me sembla pourtant céder sous les coups de boutoir ; je ne voulus pas y croire, mon imagination me jouait des tours. Je me rendis à l’évidence quand le bas immeuble de quatre étages élevé en début d’année fut emporté par la démesure d’un rouleau. Le ressac agissait comme une gomme, allant et venant en biffant les reliefs de la côte. Dans mon crâne défilaient des images de tsunami, celles qui m’avaient tant marqué et perturbé le sommeil de Zoé pendant plusieurs semaines.
– C’est un tsunami papa ?
« Raz-de-marée ». Avant 2004, on connaissait le mot. Lors de la catastrophe de Sumatra, nous avions appris tous ensemble son équivalent japonais qui avait sans ménagement jeté notre terme gaulois aux oubliettes.
– Non ma chérie, ce sont juste des vagues un peu plus grosses que les autres.
– Mais ça casse tout en bas, tu vois pas ?
Pourquoi continuai-je à prêter à ma fille un regard moins perçant que le mien ? Je stoppai là toute conversation en prenant Zoé contre ma poitrine pour calmer ses angoisses. Et les miennes. En bas, la mer enflait sans cesse. Bientôt, seuls les toits orange des habitations saisonnières se mirent à affleurer. J’avais peur. Je savais qu’à l’intérieur de leurs locations, des vacanciers profitant de la quiétude de septembre périssaient par dizaines. Je m’inquiétais pour Lise là-bas, à la ville. Le téléphone ne passait pas.
– Pourquoi elle est en colère la mer ? Tu crois qu’elle nous en veut ?
J’avais refilé à ma fille mon animisme méditerranéen. Allait-elle jusqu’à la considérer comme une sœur ?
– Sûrement ma chérie, pourquoi ferait-elle ça sinon ?
– Il faudrait essayer de la raisonner, non ?
Je ris en la couvrant de baisers.
– On devrait lui écrire une lettre Papa, pour nous excuser.
– Une lettre ?
Je jetai un coup d’œil en contrebas. On eût dit que quelque tremblement de terre au grand large avait élevé le niveau des fonds sous-marin de plusieurs dizaines de mètres. Ainsi chassée de chez elle, la mer prenait possession de nos lieux et après la station balnéaire, elle s’attaquait à la basse garrigue environnante. Le massif sur lequel nous nous trouvions se transformait en île.
Ici nous ne craignions rien. Nous avions dramatiquement le temps.
Aussi me laissai-je convaincre par la proposition poétique de ma fille, cela nous occuperait un peu. Je fouillai quelques secondes dans l’habitacle avant de trouver à l’intérieur de la boîte à gants un stylobille et une enveloppe de la banque que je défroissai sommairement.
– On va écrire à quatre mains ma chérie. Ça veut dire qu’on va réfléchir toi et moi à des mots d’excuse, d’accord ?
Le sourire satisfait de Zoé en disait plus que dix d’accord.
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