Chapitre 21. KILL

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Nous descendîmes les escaliers qui menaient à la cave. L'endroit était sombre et on ne parvint pas à mettre la main sur l'interrupteur. Quand bien même nous l'aurions trouvé, il aurait mieux valu ne pas l'actionner, car la lumière allumée aurait facilement pu nous faire repérer. Cependant, si nous le cherchions, c'est que cette partie de la villa était particulièrement lugubre et surtout en désordre. Il était difficile de faire un pas sans se heurter à un objet quelconque : vieux micro-onde, landau de poupée, parapluie, vase fendu, malle en fer,... Et si nous nous cognions sans cesse, le bruit nous ferait repérer bien plus vite que la lumière. Étant condamnées à rester dans l'ombre, car déjà l'une de nos lampes ne produisait plus de lumière, et qu'il était impossible de remettre la main sur les piles que nous avions confiées à Beckie, nous avancions avec d'infinies précautions. J'entendis Beckie grommeler :

- Où a-t-il bien pu congeler des cadavres ici ? Il fait une chaleur assommante !

- Dans un congélateur, décréta Andie.

Et elle pointa le faisceau de sa lampe sur l'objet en question, situé à l'extrémité de la pièce, que nous n'avions pas encore traversée de moitié. Je soupirai à l'idée de devoir encore avancer d'une quinzaine de mètres dans ce fourbi. Nous continuâmes notre difficile traversée de la cave, en direction du congélateur. Je me posais de plus en plus de questions. Comment avait-on pu rentrer deux cadavres là-dedans ? À quoi pouvaient bien ressembler les corps des deux jeunes filles à présent ? Laquelle d'entre nous allait prendre la responsabilité d'ouvrir le congélateur et de découvrir la première ce qui serait probablement la plus macabre des choses qu'elle verrait dans sa vie ? Qu'allions nous faire une fois que nous aurions découvert ces corps ? Andie allait-elle vouloir que nous les transportions jusqu'au commissariat ? Je n'avais aucune envie de devoir trimballer un cadavre dans la ville, avec peut-être son psychopathe de meurtrier à nos trousses. Et si à cet instant l'un des deux habitants de la villa se réveillait, qu'allait-il se produire ? Nous nous retrouverions coincées dans la cave, prises au piège. Nous n'avions même pas demandé à l'une d'entre nous de monter la garde pour nous prévenir d'un danger imminent. Mais pourquoi avais-je donc accepté de suivre Andie dans cette cave ? J'aurais pu la laisser y entrer seule, se faire prendre et risquer sa vie, si c'était ce qu'elle voulait. Avec un peu de chance, nous serions arrivées avec la police à tant pour la tirer d'affaire. Mais si nous nous retrouvions toutes ici, qui irait chercher du secours en cas de danger ?

Nous atteignîmes le fond de la pièce. Toutes quatre plantées devant le congélateur, nous ne bougions plus. Enfin je posais la question cruciale :

- Qui se sent prête à l'ouvrir ?

Nous nous lancions toutes des regards gênés.

- Je n'ai jamais rien lu sur les congélateurs, me répondit Samantha.

- Justement, dit Beckie, ouvre-le, tu auras fait ta propre expérience !

- Tu n'as rien à me dire en matière d'expérience, railla Sam. Ouvre-le, toi, rends-toi utile pour une fois dans ta vie !

- Vous allez cessez de vous battre, les stoppai-je. Je vais l'ouvrir.

- Non, me coupa Andie, je vais m'en occuper. C'est moi qui ai voulu venir ici, c'est à moi de l'ouvrir, c'est à moi...

Elle déglutit et serra les poings. Elle saisit fermement la poignée du congélateur et tira dessus de toutes ses forces, les paupières closes. Ni mes sœurs ni moi n'osions regarder en direction du congélateur. Nous fixions le visage d'Andie. Le couvercle était soulevé. Elle inspira et ouvrit les yeux. Ses lèvres tremblèrent, son visage se crispa et de grosses larmes commencèrent à rouler sur ses joues. Prenant à mon tour mon courage à deux mains, je regardai par moi-même dans le congélateur. J'y découvris avec horreur deux sacs en plastique transparent, contenant chacun le corps démantelé de l'une des deux sœurs. Je savais à présent à quoi avaient servi le couteau. À travers le plastique, on distinguait leurs visages. Sans cesser de pleurer, Andie empoigna un des deux sacs et le sortit du congélateur.

- Tu es folle ! s'exclama Rebecca.

Sans l'écouter, Andie ouvrit le sachet. L'odeur nauséabonde du cadavre emplit immédiatement nos narines. Je regardai avec dégoût. Elle plongea sa main à l'intérieur, se mettant à sangloter. J'observai le contenu du sachet, avec une curiosité très mal placée. Le corps avait été découpé : la tête, les jambes et les bras avaient été séparés du buste, le buste coupé en quatre, les bras avaient été partagés en deux au niveau du coude et les jambes au niveau du genou. L'envie de vomir montait en moi. Je regardai le visage de la morte. Elle était étonnement bien conservée. On voyait sans peine ses traits doux, ses yeux verts, sa bouche pincée, ses quelques tâches de rousseur et ses cheveux étincelants, le tout parsemé de cristaux de glace. Elle avait le regard vide et le teint livide, et pourtant j'avais l'impression qu'elle était là, parmi nous, avec beaucoup de choses à nous conter, et même si je ne la connaissais pas, je l'appréciais. Sans cesser de pleurer, Andie sourit et se mit à rire. Mes soeurs la dévisageaient. Elles ne comprenaient pas le bonheur que la vision de Jane pouvait procurer à Andie. Ça devait leur paraître grotesque, mais Andie l'aimait à la folie, même morte. Elle caressait la joue du cadavre, semblant entretenir avec la morte une longue conversation silencieuse. Je n'avais jamais rien vu d'aussi étrange de ma vie, ni d'aussi intense, d'aussi beau. Je n'avais jamais cru à l'amour infini, comme on en voit trop souvent dans les romans à l'eau de rose, mais en assistant à cette scène, je ne pouvais plus qu'y croire, et ça n'avait plus rien d'une histoire à l'eau de rose : c'était tout ce qu'il y avait de plus macabre, de plus tragique, et de plus pur. Andie se tourna vers moi, l'air réjoui, et déclara :

- Elle n'a pas changée. Morte ou pas, c'est la personne la plus fantastique de l'univers.

J'allais à mon tour décrocher une larme, étant un peu trop émotive, lorsque la lumière envahit la cave. Beckie, qui fixait le mur tant la vue du corps démantelé et congelé de Jane la gênait, s'exclama :

- Ah ! Vous avez enfin trouvé cet interrupteur !

Andie sortit les mains du sachet, je m'agrippai à Samantha : nous savions qu'aucune d'entre nous n'avait actionné aucun interrupteur. Des pas descendaient l'escalier. Beckie, ne comprenant pas notre silence, c'était retournée. Toutes quatre, nous fixions l'arrivée de l'escalier, en retenant notre souffle. Les pas se rapprochaient, étaient de plus en plus lourds, de plus en plus brutaux. Et alors, il apparut dans l'arcade qui joignait l'escalier au sous-sol, comme apparaît le monstre imaginaire qui franchit les portes des chambres des enfants. Il avança dans la cave, de sa démarche de colosse, l'air meurtrier. Il s'arrêta, à deux mètres à peine de nous, et fit un large sourire, le genre de sourire que fait la sorcière quand elle s'apprête à manger Hansel et Gretel. Sauf que bien sûr, la cave des Brooks ne ressemblait en rien à une maison de pain d'épice, et nos chances de nous en tirer à présent étaient quasiment nulles. Mr. Brooks me fixa et dit :

- Vous savez que c'est très impoli d'entrer chez ses voisins sans qu'ils ne soient au courant ?

Je ravalai bruyamment ma salive et fit un pas en arrière. Il continua :

- Comment peux-tu me faire ça, Deborah ? Moi qui suis le père de ta meilleure amie, qui ne lui ai jamais fait aucun mal, qui t'ai si gentiment procuré le costume que tu m'avais demandé il y a quelques temps, comment peux-tu ?

- Je...

J'aurais voulu inventer une quelconque excuse, mais le sachet contenant le corps de Jane ouvert sur le sol me trahissait. Ma respiration se fit plus difficile et bruyante, les gouttes de sueur coulaient sur mon front. Je ne pouvais pas mourir, pas avant d'avoir rendu justice. Mais que pouvais-je face à ce monstre ? Il s'approcha.

- Il faut réfléchir avant d'agir, Deborah, reprit-il. Maintenant tu vas devoir payer le prix pour avoir forcer la porte de cette villa.

Il regarda les autres.

- Vous allez toutes payer le prix.

Sa voix était si calme qu'elle en était encore plus terrifiante. Il n'y avait nul doute, cet homme était un psychopathe, fou à lier. Alors qu'il s'approchait de moi et mes soeurs avec ce sourire, cet air meurtrier, Andie se jeta devant nous, nous poussa contre le mur au fond de la pièce et lança à la brute :

- Si vous voulez un seul de leurs cheveux, il faudra d'abord que vous me tuiez !

Mr. Brooks éclata de rire. Je voyais la rage d'Andie augmenter de seconde en seconde, ses yeux auraient bientôt lancé des éclairs. Elle respirait si fort qu'on aurait cru qu'elle grognait. Elle déclara :

- Vous êtes un salopard, un pervers, un assassin ! Vous avez tué Jane et je vous tuerai pour ça ! Je vous tuerai, espèce d'ordure !

L'homme cessa de rire. Personne n'était sensé être au courant de l'existence de Jane, et la détermination dans la voix d'Andie, l'assurance et la colère dont elle faisait preuve étaient impressionnantes. Mr. Brooks fronça les sourcils. Il répondit, sur un ton posé, tout à fait normalement :

- Jane était une créature démoniaque, avide de plaisirs charnels, comme toutes les vipères de son espèce. Elle n'a été crée que pour écarter les cuisses.

- Si tel était le cas, vous n'auriez pas pris tant de soin à la tuer et dissimuler de la sorte sa dépouille !

- C'était une salope, un déchet. Il était de mon devoir de lui ôter la vie.

- Pauvre fou !

Sur ces mots, et sans que personne ne s'y soit attendu, Andie bondit sur le colosse en extirpant le couteau de sa ceinture. Il fut tellement surpris qu'il n'eut pas le temps de réagir. Elle avait le dessein très clair de planter la lame dans la veine jugulaire de l'homme. Mais dans sa précipitation elle l'enfonça dans l'épaule. Il émit un cri de douleur qui semblait plus animal qu'humain et tomba au sol en se tenant au niveau de la blessure, la lame toujours enfoncée dedans. Andie tremblait. L'homme, bien qu'affaibli, la saisit par le col de son poing de géant, décrocha le couteau de sa chaire de l'autre poing, et le planta avec force dans la poitrine de mon amie, qui s'effondra à terre en suffoquant. Je hurlai :

- Andie !

Mr. Brooks retira le couteau de l'entaille et le brandit vers nous. Il se redressa et accourut, courbé en deux par la douleur que lui causait son épaule. Je voyais la lame foncer droit sur ma tempe...

Coup de feu.

J'ouvris les yeux, les bras serrés sur ma poitrine. Mr. Brooks gisait à terre, le trou profond d'une balle dans le dos. Dans l'arcade, en chemise de nuit, les cheveux en bataille, les yeux rouges, titubant, un revolver en main, Mrs. Brooks regardait le corps inanimé de son époux. Elle me regarda, droit dans les yeux. Elle semblait complètement folle :

- Je l'ai fait, dit-elle. Je l'ai tué. C'était pour son bien, par pur amour.

Le bruit du coup de feu raisonnait encore dans ma tête, des dizaines de sirènes se mêlaient les unes aux autres dans la rue, et le seul son sur lequel mon ouïe voulait se concentrer était la respiration saccadée d'Andie. Je me précipitai à ses côtés. Elle était tombée, juste à côté du sachet où se trouvait Jane, et tendait désespérément la main vers sa bien-aimée. Elle suffoquait, des flots de sang coulaient de sa poitrine, des convulsions la secouaient. Elle regardait le sachet plastique, les yeux exorbités. Je pris délicatement sa main et posai les phalanges de ses doigts contre la joue de Jane. Andie leva les yeux vers moi et sourit. Je dis en sanglotant :

- Ne me laisse pas, Andie. Ne meurs pas.

- Je suis déjà morte, murmura-t-elle. Je suis morte quand Jane est morte.

- Non, regarde tu es là, tu l'as vengée.

- J'ai fais ce que je voulais...

Elle s'interrompit un instant, tentant de reprendre son souffle. Elle reprit :

- C'est à toi de vivre.

- Non je t'en prie !

Elle posa de nouveau son regard sur le sachet :

- Laisse-moi aller la rejoindre.

Ses convulsions cessèrent, son souffle s'éteignit, son esprit s'envola. Je crus même le sentir passer au-dessus de moi. Ainsi, physiquement comme spirituellement, Andie et Jane étaient réunies. Maintenant qu'elle était partie, je pouvais me permettre d'exploser en pleurs. Beckie et Sam me saisirent par les épaules et me serrèrent contre elles, chaleureusement.

Des dizaines de pas se précipitaient dans l'escalier, des policiers envahirent la salle. Ils emportèrent les corps d'Alie, Jane, Andie et Mr. Brooks. Il fallut me repousser pour que j'accepte de lâcher la dépouille de mon amie. Une femme se pencha sur moi pour voir si je n'avais rien. Je n'étais pas blessée, non, juste marquée à vie. Mrs. Brooks s'était mise à éclater de rire, délirant complètement, se vantant d'avoir tué son époux et répétant à quel point il fallait l'aimer pour lui faire cela. Les policiers ne tardèrent pas à remarquer qu'elle avait abusé de la boisson. Un sergent nous conduisit, mes sœurs et moi, hors de la villa de l'horreur. En passant la porte, je lui remis le journal d'Andie. Mes parents nous attendaient, terrifiés, sur le trottoir d'en face. Kyle était là, lui aussi. Tant de personnes, tant de révélations. Je ne savais plus ou donner de la tête. Je demandai au sergent qui nous escortait ce qui m'intriguait depuis quelques minutes :

- Qui vous a appelé ?

- Mrs. Brooks elle-même. Elle m'a l'air un peu dérangée.

- Je pense que la vie l'a rongée. Vous comprendrez pourquoi en lisant ce journal.

- Allez, nous dit-il finalement, rentrez chez vous. Nous nous reverrons dans les jours à venir.

Ma mère accourut et nous enlaça, toutes les trois en même temps, si heureuse de nous retrouver en vie qu'elle ne pensa même pas à nous reprocher nos agissements.

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