2. Dépression au-dessus d’un jardin
14 février 2014, Saint-Nazaire
Un monospace anthracite métallisé roule dans la pénombre qu’éclairent les réverbères de la ville. Cédric et Sarah Costarelli sont en partance pour le restaurant, Saint-Valentin oblige. Un couple routinier qui n’éprouve même plus le besoin de meubler le silence qui règne dans l’habitacle, à peine perturbé par l’émission que diffuse la radio via les haut-parleurs. Des sonorités éparses, incolores, jusqu’à ce que le timbre si puissant, si émouvant de cette diva qu’on appelait « The Voice » ne viennent titiller la nostalgie du conducteur et sur-imprimer dans son crâne des images de son adolescence.
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Fin août 1993, La Baule-les-Pins
Allongée sur son lit, un casque stéréo vissé sur la tête, Élodie ne m’a pas entendu frapper à sa porte ni entrer dans sa chambre, tout occupée qu’elle était à écouter le dernier CD de son idole. Cela fait un peu plus de six mois que nous sortons ensemble, alors sa mère m’a invité à rejoindre ma dulcinée à l’étage. Et lorsque ma main effleure son épaule nue tandis qu’elle fredonne l’une des chansons-phare du film Bodyguard, ma demoiselle sursaute avant de reconnaître mon toucher sur son épiderme, puis me sourit en se retournant pour m’embrasser. Je lui rends instantanément son baiser en m’allongeant sur elle, l’envie de lui faire l’amour chevillée au corps, mais je me retiens d’aller plus loin dans mes caresses pour lui murmurer quelques mots à l’oreille :
— J’ai quelque chose pour toi…
Joignant le geste à la parole, je sors de la poche de mon jean deux places pour assister au concert que donnera Whitney Houston à Londres fin septembre. Folle de joie, ma petite amie hurle son bonheur en m’explosant les tympans et me remercie de la plus belle des manières en me faisant l’amour sur l’album de l’artiste que nous irons voir en live un mois plus tard.
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Tandis que la route s’étire sous les roues de la Ford gris foncé, des teintes sépias colorent les souvenirs, si éloignés et soudainement si proches, du quasi-quadragénaire. Ce n’est qu’un an après sa rupture avec la sublissime Élodie qu’il rencontrera Sarah, sa future épouse, sur les bancs de la fac. Avec son physique de tombeur, il n’aurait pourtant eu aucun mal à séduire n’importe quelle donzelle. Sa confondante ressemblance, à un détail près, avec l’acteur Brian Austin Green, starisé par la sit-com américaine à succès 90 210 Beverly Hills, en faisait même l’un des étudiants les plus convoités par la gent féminine nazairienne. Seulement, anéanti par ce chagrin d’amour qui venait de le terrasser, Cédric ne se laissera pas facilement enjôler. Sarah sera la seule à le faire sortir de sa réserve. Grande blonde aux yeux d’émeraude et aux formes généreuses, ses faux airs d’Emmanuelle Béart ne pouvaient que lui taper dans l’œil : elle en avait l’aura, le charme et le même grain de beauté ornant si gracieusement son cou. Pour autant, il aura un mal fou à s’investir dans leur idylle, par peur quasi phobique de l’abandon. Et sans cet ultimatum qu’elle devra lui imposer pour l’obliger à exprimer ouvertement les sentiments qu’il éprouvait véritablement pour elle, il n’aurait jamais réalisé combien elle comptait alors dans sa vie, combien il avait peur de la perdre. Et ils ne se seraient jamais mariés...
Sarah incarnait à la fois son présent et son avenir ; à force d’amour, d’abnégation et de ténacité, elle avait réussi à évincer Élodie, à tenir son fantôme à distance des années durant.
Jusqu’à aujourd’hui...
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La Saint-Valentin. Un dîner aux chandelles dans « leur » petit resto italien. Et si l’épouse enamourée a bien noté les absences épisodiques de son mari au cours du repas, elle s’est toutefois abstenue de les relever ou d’en faire la moindre mention, les attribuant probablement à cette enquête qui le préoccupe depuis des mois sans avancer d’un iota : celle de « L’Étrangleur de Saint-Nazaire ». Sarah le sait, la pression hiérarchique pesant sur les épaules de son homme pour résoudre cette affaire au plus vite s’intensifie de jour en jour, au point d’en devenir anxiogène. Un prétexte idéal pour Cédric, lui permettant ainsi d’échapper aux embarrassantes questions de sa conjointe, notamment celles auxquelles il n’aurait pas vraiment envie de répondre...
Le couple rentrera vers les 22 heures et, Saint-Valentin oblige, fera l’amour dans le lit conjugal. Mais un amour banal, machinal même. Parce qu’en l’honorant comme il se doit en ce jour de fête des amoureux, Costarelli trompera sa femme en pensée sans qu’elle puisse un seul instant le soupçonner. Parce que c’est l’Élodie de son adolescence qu’il baisera en secret cette nuit-là, celle qui l’excite comme un fou et qu’il désire encore, près de vingt ans après la fin de leur idylle. Celle qu’il a toujours aimée...
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