12. Intimités...
15 février 2014
— On a trouvé ça sur le bureau...
La voix d’Audrey ramène son supérieur hiérarchique sur terre. Interloqué, Costarelli s’empare de la feuille de papier qu’elle lui tend et la parcourt rapidement sans aller jusqu’à son terme. Il reconnaît cette écriture ; cette lettre, il en connaît le contenu par cœur. Parce que c’est lui qui l’a rédigée. Il y a presque vingt ans…
***
Leyton, le 18 mars 1994
Mon Élo,
Je ne t’écris jamais – ou si peu, toi non plus d’ailleurs -, et c’est la distance que nous impose ce putain de voyage linguistique qui me pousse à prendre la plume.
Pourtant, Londres est une ville magnifique et j’y ai de merveilleux souvenirs avec toi. C’était en septembre dernier, il n’y a pas si longtemps, lorsque nous étions venus assister au concert de Whitney au Royal Albert Hall. Instants uniques, parenthèse magique, que ce soit sur la Tamise, devant Big Ben ou sur Oxford Street. Sans compter notre pique-nique improvisé à Hyde Park, tes improbables « private jokes » impromptues et les fous rires déplacés qui vont avec... Et puis surtout, nos nuits câlines dans l’intimité de cette chambre que nous avions réservée dans un hôtel de charme du quartier de Westminster...
Mais aujourd’hui, c’est sans toi, sans ta main dans la mienne, que je visite la capitale britannique, et chaque endroit, chaque rue, chaque pavé que nous avons foulé ensemble, me renvoie en pleine face ma trop profonde solitude et cet indicible manque de toi. Parce que pour moi, tu es aussi vitale qu’une bulle d’oxygène : je m’asphyxie, j’étouffe quand tu n’es pas là.
J’aime tout de toi, mon Élo, l’éclat de ta voix, ton rire, ton air effronté parfois, ta douceur et tes épines aussi. Et ces absences qui te soustraient à moi quand tu t’envoles en pensée vers ta « sister » qui n’est plus… J’aime ta mélancolie et ta joie de vivre, cette complicité que je n’ai jamais eue avec personne, tous les moments que l’on passe en tête à tête tous les deux, tout ce que j’apprends de toi, avec toi, tout le temps. J’aime le grain de ta peau, son velouté et son odeur, aussi tes yeux mutins, tes seins. Et tes cheveux-pagaille quand tu te réveilles le matin, ce sex-appeal qui émane de toi sans que tu t’en rendes vraiment compte. Et tout ce que la décence me conduit à taire…
Oui, tu l’as compris, et mes mots ne font que confirmer ce que tu présupposes à la lecture de mes lignes : je me languis de toi et me lasse de n’embrasser que du vide. C’est toi que je veux, darling, c’est toi que j’aime.
Pendant que je t’écris mes doléances d’âme esseulée en terre étrangère sur un secrétaire de fortune, des trombes d’eau s’abattent bruyamment sur le vasistas. « It’s raining cats and dogs » comme ils disent dans ce fichu pays… Ah, l’Angleterre et son temps de merde ! Et ce froid qui me mord à chaque fois que je sors sous le crachin londonien ! A deux, il serait plus supportable, ici ou à La Baule. Oui, là-bas, près de toi, je m’en foutrais du temps qu’il ferait, de la pluie battante ou des rafales de vent qui fouettent le visage. Parce que je t’aurais toi…
Alors pour tenir, j’ai dimanche en point de mire, nos retrouvailles sur le quai de gare. Et s’il te plaît, ne sois pas en retard à notre rendez-vous cette fois-ci. Oui, essaie de faire un minimum d’efforts, histoire d’entretenir l’illusion que je t’ai manqué à toi aussi. Un peu. Et je te jure que je ne te charrierai plus jamais là-dessus, promis – ou à peine…
Kisses and love for ever.
Cédric alias « ton » David Silver
***
La Baule-les-Pins
L’émotion de Costarelli est palpable et sa subordonnée en est troublée. La mise à nu du passé de son supérieur, de l’amour qui le liait à la victime, lui dévoile des pans de son existence et une sensibilité à fleur de peau qu’elle ne soupçonnait pas. Elle l’a toujours connu froid, distant, taciturne, strictement focalisé sur l’aspect professionnel de leurs relations malgré l’évidente sympathie qu’elle lui inspire. Et réciproquement…
Et ça l’excite, la dualité animale d’un homme, tantôt fragile, vulnérable, tantôt viril et sauvagement mâle.
Avec ses papillons dans le ventre, Audrey se dit qu’elle n’a pas tort, cette Odette Maupin, que le mec qu’elle reluque avec cette furieuse envie de lui sauter dessus est fort bien conservé et que ses rides naissantes ne font qu’accentuer son charme. Émoustillée par son apparence et ce qu’elle sait de lui, elle se demande si, malgré sa situation maritale, il aurait déjà été tenté de lui faire des avances, de l’embrasser, de la baiser, que ce soit au détour d’une nuit de filature ou d’enquête, dans la promiscuité d’un véhicule de service ou à la Crim’. Fantasmant secrètement sur ce qu’il pourrait lui faire, elle s’échafaude un scénario au gré de ses plus fantasques pronostics : s’il la suivait chez elle, lui ferait-il l’amour tendrement dans son lit ou aurait-il l’impatience chevillée au corps, au point de la pilonner bestialement dans la cage d’escalier ou dans l’ascenseur ? L’aimerait-il comme l’énigmatique et insaisissable Élodie ? L’idée la titille, la fait mouiller plus que de raison ; une vague de chaleur l’envahit mais le fait qu’ils ne soient pas seuls l’empêche de soulager son intimité et de se prodiguer un quelconque plaisir.
A défaut, les prunelles ambrées de la fliquette s’attardent sur la silhouette musclée de Costa. Celui-ci la mate en retour et le temps est comme suspendu. Elle espère qu’il la désire autant qu’elle le désire à cet instant précis mais elle n’en est pas sûre. Elle ne ressemble ni à son épouse ni à Élodie.
Elle minaude et il la trouve sexy : longiligne et juvénile, parée d’un look rock atypique, à des années-lumière de ce qui le séduit d’ordinaire. Mais ça le séduit quand même, ces détails décalés : le crâne rasé et les oreilles piercées, habillées d’imposantes créoles, le blouson de cuir cintré jeté sur un tee-shirt métal et un jean cigarette destroy, le tout monté sur des bottines de motard unisexe. Ça l’attire, l’insolence de ce corps de femme androgyne qui tourne autour de lui et qu’il se figure incandescent, sans pour autant envisager une relation plus durable qu’une brève aventure sans lendemain. Juste pour le fun.
Mais en serait-il seulement capable ? Serait-il encore capable de s’adonner à de vulgaires rapports charnels sans rien éprouver pour sa partenaire ? Serait-il capable de tromper sa femme avec une fille de passage ? Et avec Élodie, c’était quoi ? Que du sexe ?
Les questions fusent et tournent en boucle dans la tête de Costa. Si la plupart d’entre elles restent sans réponse, il est certain d’une chose : il y avait plus qu’une simple attirance physique entre Élodie et lui. A ses yeux, elle était la femme ultime, son idéal. L’être avec lequel il avait réellement envie de partager sa vie.
Élodie… La réminiscence de son omniprésence dans le coeur, le corps et l’esprit de Cédric a subitement éteint son désir sexuel pour Audrey, leur connexion s’est rompue. La magie n’opère plus ; la fliquette le sent, elle a perdu le regard de l’homme qu’elle convoite. Résignée, elle décide donc de se recentrer sur l’enquête :
— Il y avait aussi ce bracelet sur la lettre, et quelques photos qui débordaient d’un coffret bois de rose… l’apostrophe-t-elle.
Le bracelet est celui que son supérieur avait offert à Élodie pour leur première Saint-Valentin. Quant au coffret bois de rose, c’était la boîte à secrets de la jeune femme, son pré carré, son jardin intime ; elle lui en avait toujours interdit l’accès.
Cela fait deux décennies que Costarelli patiente pour satisfaire sa curiosité, découvrir les trésors cachés qu’il dissimule en son sein, et c’est avec une certaine fébrilité qu’il l’explore. De prime abord, son contenu n’a rien d’extraordinaire : une mini mappemonde sur laquelle l’adolescente avait entouré au stylo bille les capitales qu’elle avait visitées, des clichés de sa « sister », de quelques-uns de leurs moments complices, d’autres photos du couple qu’elle formait avec Costa, de lui tout sourire, torse nu sur « leur » plage… Des portraits qui datent de l’époque où Élodie et lui sortaient ensemble, et d’autres plus surprenants, plus anciens, sur lesquels figure un jeune homme, plus âgé qu’elle, avec lequel elle semble nouer une vraie complicité amoureuse face à l’objectif. Elle doit avoir une quinzaine d’années, porte des cheveux longs et des tenues plus sages que celles que Cédric lui a connues.
Brutalement, l’image d’un baiser le fige, lui qui croyait tout savoir sur l’adolescence passeé de son ex-dulcinée. Et puis, cette bague en argent tressé qui lui saute aux yeux tel un diable, une bague qu’il n’a jamais vue à son doigt et qu’il scrute, interloqué. Sur la face intérieure de l’anneau, une inscription gravée : « Élodie & Flo - 18/10/91 ». 18 octobre 1991, la date anniversaire d’Élodie. Les derniers trésors du coffret, un petit carnet rouge et une lettre manuscrite, confirment ce qu’il a du mal à admettre : il s’agit bien d’un présent du premier amour de la jeune femme.
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