16. Suspicion
15 février 2014, Commissariat Central de Police de Saint-Nazaire
Le lieutenant Guillaume Séverin n’a pas tardé à débusquer les codes de déverrouillage des deux téléphones portables de la victime. Et si le premier n’a enregistré qu’une faible activité, essentiellement à destination de la mère de celle-ci ou de son propre mari – via de très brefs et très secs SMS, le dernier remontant à la mi-janvier -, le second semble être principalement utilisé à des fins professionnelles. Toutefois, une longue et régulière conversation tapuscrite avec un certain Virgile Corman interpelle les enquêteurs, son contenu affichant un caractère très privé. Outre l’aspect adultérin de leur probable liaison, l’allusion fréquente à des faits de violence conjugale, tant physique que psychologique, laisse à penser qu’elle était venue chercher refuge dans son ancienne demeure familiale de La Baule.
A l’aulne de ces nouvelles informations, le capitaine Costarelli se charge d’attribuer les tâches à effectuer afin de poursuivre et mener à bien l’instruction de l’enquête :
— Guillaume, vous prendrez contact avec l’époux de la victime pour lui annoncer son décès. Je serais curieux de savoir comment il va réagir. Et puis, vous le convoquerez dans nos murs, officiellement pour reconnaître le corps de Madame Hatkins. J’ai un tas de questions à lui poser sur le couple qu’il formait avec elle. Parallèlement, il faudra également que nous interrogions son amant, Virgile Corman, dans la plus grande discrétion. Si William Hatkins était au courant de cette relation extra-conjugale, cela lui ferait un excellent mobile pour tuer sa femme…
— Comptez sur moi, Capitaine !
— Et voulez-vous que je me charge d’informer Madame Tourneuve, la mère de la victime ? s’enquiert Audrey avec autant d’empressement zélé que de sollicitude.
— Merci Lieutenant, mais je préfère m’en occuper personnellement, lui répond presque sèchement son supérieur.
***
A l’autre bout du fil, Laura Tourneuve, hospitalisée de longue date au sein d’un EHPAD de la région d’Antibes à la suite d’un AVC, encaisse difficilement la triste nouvelle. Mais le fait qu’elle se souvienne parfaitement du jeune homme qu’était Cédric il y a vingt ans, et de l’amour qui le liait alors à sa fille, rend la conversation moins formelle et finit par délier la langue de la septuagénaire, plus encline à se confier à quelqu’un qui a connu et aimé Élodie qu’à n’importe quel quidam. A l’entendre, la chair de sa chair venait très peu la visiter, toujours à l’insu de son mari, un odieux personnage qu’elle n’avait jamais apprécié et qui avait tout fait pour les éloigner l’une de l’autre. Élodie ne s’en était jamais ouverte lors de leurs trop courtes entrevues, seulement l’instinct maternel de Madame Tourneuve ne saurait mentir : pour elle, sa fille vivait dans l’angoisse perpétuelle de déplaire à son époux et en était très malheureuse. Aussi, la révélation de Costarelli sur sa consommation régulière de somnifères et d’antidépresseurs ne la surprend pas outre mesure, bien au contraire. En revanche, l’invitation de l’OPJ à venir reconnaître le corps de la défunte restera lettre morte, son état de santé trop précaire ne lui permettant plus d’envisager pareil déplacement. Un prétexte qu’elle avouera à demi-mot sur le ton de la confidence. Car en réalité, elle le sait, son cœur ne résisterait pas à ce choc d’être confrontée à la vue de la dépouille de la dernière de ses deux filles...
***
Tout au long de cette éprouvante conversation téléphonique, Costa est constamment resté sur le fil du rasoir en jouant au funambule avec celle qui aurait pu devenir sa belle-mère si le destin – ou Élodie - en avait décidé autrement : à l’autre bout du fil, il s’est mué en caméléon, oscillant entre le flic anonyme et ce proche ami de la famille à qui l’on ne cache rien, entre une si professionnelle et bienveillante neutralité et cette émotion à fleur de peau qui le cueillait à chacune des révélations de son interlocutrice. En particulier lorsque Laura Tourneuve lui a confié la périlleuse tâche de veiller sur l’organisation des funérailles d’Élodie une fois que l’enquête pour homicide le permettra, sa défiance envers son gendre William Hatkins étant des plus criantes. Une mission délicate qui devrait pourtant légitimement revenir à ce dernier. Sauf si sa culpabilité est avérée...
Ébranlé par l’orientation que prend l’enquête sur le meurtre d’Élodie, Costarelli a besoin de prendre l’air, d’aller fumer une clope dehors, la seconde de la journée, lui qui croyait en avoir terminé avec la nicotine depuis longtemps. Audrey Thévenet le rejoint dans le patio, une cigarette au bord des lèvres. Son supérieur lui en taxe une alors qu’elle le dévisage, le déshabille de ses iris ambre. Son insistance oculaire le met mal à l’aise et le pousse à rompre le silence qui s’installe doucement entre eux deux.
— Je suis désolé si j’ai pu vous paraître un peu abrupt tout à l’heure, Lieutenant, mais c’était à moi de l’annoncer à la mère d’Élodie. Elle n’aurait d’ailleurs pas été si loquace avec un enquêteur qui ignorerait tout de sa fille, qui ne l’aurait pas connue adolescente insouciante, pétrie de joie de vivre…
— Ne vous inquiétez pas, Capitaine, je ne m’en suis pas offusquée, je comprends. Je comprends que vous avez profondément aimé cette femme, qu’elle vous manque...
La fliquette réussit à toucher Cédric en plein cœur, à faire tomber son masque de policier inflexible et perler une larme sur sa joue masculine. La main de la jeune femme la caresse, l’efface, et lui l’embrasse en la retenant brièvement entre ses doigts. Une proximité physique qu’ils n’ont jamais eue auparavant...
— Capitaine ! Capitaine ! Le légiste vient de nous transmettre un complément de son rapport...
Guillaume surprend et interrompt brutalement l’intimité de ce geste de tendresse qui unit un court instant Costa et Audrey.
— Mais peut-être n’est-ce pas le moment de vous en parler… se ravise-t-il, gêné.
— Si, si, allez-y, Guillaume ! l’encourage son supérieur. Toute information pour faire progresser l’enquête est importante et bonne à prendre.
— OK… Outre les traces de strangulation ayant entraîné le décès de la victime, et le faisceau d’indices laissant à penser à une tentative de noyade post-mortem, le corps d’Élodie Hatkins est également marqué par une fracture mal soignée de l’avant-bras, ainsi qu’un hématome sous-jugulaire, tous deux probablement antérieurs à son agression sur la plage de La Baule. Par ailleurs, la présence d’anxiolytiques, de somnifères et d’alcool, est confirmée par les analyses.
A ces mots, Costarelli se sent défaillir. Sa réalité se floute, et l’insupportable vision d’un corps féminin projeté avec force contre le mur d’un couloir trop sombre s’impose subitement à son esprit. Élodie, pantin désarticulé, s’échoue brutalement sur le carrelage-damier noir & blanc d’un antique appartement parisien, et souffre le martyr sous les coups d’une silhouette empâtée qui ignore sa douleur ou ses larmes.
Les sons sont étouffés, Cédric n’entend pas distinctement les voix, mais la scène le déchire ; il reste impuissant sous son horreur.
La corpulence de l’homme continue de la frapper, l’empoigne par les cheveux, la traîne par terre tandis que la malheureuse encaisse, hurle, se débat. Élodie s’accroche à ce qu’elle peut. S'empare d’un revolver dissimulé dans un sac à main abandonné dans l'entrée. Tire. Le sang gicle et l’éclabousse, la macule de rouge ; l’individu tombe lourdement à terre. Elle l’a tué. Elle a tué son agresseur. Son mari ?
La courte absence de Costa s’estompe et l’interroge. Elle interroge aussi ceux qui en ont été témoins : ses deux lieutenants le fixent, inquiets. Mais leur capitaine reprend rapidement pied ; il enchaîne sans leur laisser l’opportunité de le prendre de court.
— Guillaume, avez-vous pu joindre Monsieur Hatkins ?
— Oui… Il n’a pas paru très attristé par la nouvelle. Plutôt fataliste, je dirais. Il la savait dépressive. Elle aurait quitté le domicile conjugal le 27 janvier, après une dispute un peu houleuse. Il viendra reconnaître le corps de son épouse demain après-midi et semble prêt à répondre aux éventuelles questions qu’on aurait à lui poser.
— Parfait ! Avez-vous pu pousser l’interrogatoire téléphonique plus loin ?
— Non, mais j’ai une piste. Et Monsieur William Hatkins va devoir justifier sa présence avérée autour de la « Villa Carmin » la veille et la nuit du meurtre !
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