24. Could I have this kiss forever ?
16 février 2014, Saint-Nazaire
Après deux appuis brefs sur le bouton de l’interphone, le lourd portail en chêne se déverrouille dans un grésillement caractéristique, sans même qu’Audrey ou Cédric n’ait eu à prononcer le moindre mot.
L’immeuble est ancien, dans un état de restauration parfaite, le grand hall d’entrée ayant même beaucoup de cachet. Le quasi-quadragénaire en foule les dalles pour aviser les boîtes aux lettres. Il s’attarde sur l’une d’elles afin d’y débusquer, sur la plaque dorée, l’étage de l’appartement dans lequel sa singulière amante, culbutée sans ménagement dans la promiscuité de son auto la veille, réside.
Mlle Thévenet A. 3ème ét.
A grandes enjambées empressées, il traverse l’ostentatoire cour intérieure, s’enquille les nombreuses marches de l’escalier de pierre en colimaçon jusqu’à cette longue coursive qu’il doit encore parcourir pour toucher au but et se retrouver devant l’antre de la maîtresse des lieux.
Mlle Thévenet A.
Costa frappe à sa porte mais celle-ci est déjà entrouverte. Il pousse le battant et pénètre le vestibule en hélant la jeune femme censée vivre dans cet étrange boudoir baroque. Le mobilier semble aussi kitch que désuet et dénote par rapport à l’image « rock n’ roll » qu’il se figure d’Audrey. Le parquet craque sous ses pas, un rai de lumière aveuglante troue l’obscurité et fait danser la poussière devant ses yeux. A mesure qu’il progresse dans l’atmosphère patinée qui suinte des murs aux motifs alambiqués d’un interminable couloir, le silence qui régnait jusqu’alors se déchire et laisse place à l’envoûtant tube pop-latino Could I have this kiss forever, interprété par le duo Whitney Houston/Enrique Iglesias. Un choix musical qui ne doit sans doute rien au hasard de la part de son hôtesse, dont l’absence intrigue. Jusqu’à ce qu’une mystérieuse silhouette féminine se fige à contre-jour.
— Audrey ? l’interpelle sans assurance un Cédric perplexe.
Ce dernier cherche à tâtons l’interrupteur pour éclairer l’excentrique dédale qui le conduit jusqu’à elle. L’ampoule est faiblarde mais illumine suffisamment l’objet de sa curiosité. La pose est suggestive dans l’embrasure ; l’allure sexy et le carré plongeant, dans des teintes automnales, illusionnent son cerveau.
— Élodie ? spécule-t-il en s’approchant de la sublime demoiselle.
— Qui d’autre ? lui répond son interlocutrice avant de se suspendre à son cou pour l’embrasser.
La mise en scène pourrait correspondre à celle qu’il a tant aimée jadis, mais des signaux avant-coureurs auraient dû l’alerter sur l’évidente contrefaçon dont on use et abuse pour tenter de le berner et profiter de sa faiblesse. Notamment la vulgarité de l’attitude, le manque de distinction, de classe, dans ce paraître trop grossier : la résille et les cuissardes, la micro-jupe de cuir fauve ou le top trop moulant, trop décolleté… Et si le maquillage reste savamment calqué sur celui de l’Élodie qui l’a inspiré, ses iris ambre diffèrent trop du gris-bleu délavé du premier amour de son invité. Sans compter sa fragrance, nettement plus outrancière et appuyée… Seulement, il ne résiste pas et lui rend son baiser en palpant le séant de celle qui joue à être ce qu’elle n’est pas. L’excitation est à son comble et elle compte bien la rehausser d’un cran.
— Je ne porte aucun dessous, David Silver ; tu peux vérifier…
Sa phrase sonne faux et réveille brusquement Cédric. Outre la voix et l’intonation que « l’actrice » n’a pu reproduire, il manque quelque chose dans ce surnom dont l’affublait Élodie dans l’intimité de leurs rapports charnels. L’adjectif possessif. « Mon David Silver ». Pas n’importe lequel, le sien ! Et ça changeait tout...
Dès lors, la magie n’opère plus et l’amant s’interrompt. Elle ne sent plus son désir et s’en étonne. Le toucher artificiel de ses cheveux ne fera que confirmer l’impression de l’homme dont elle est amoureuse.
— T’es pas Élo ! affirme ce dernier en la repoussant presque plus fort qu’il ne l’aurait souhaité.
— Et alors, tu t’attendais à quoi ? lui rétorque-t-elle, vexée. A ce qu’elle revienne du royaume des morts ?
Il n’apprécie ni le ton ni les mots qu’elle emploie, et se retient de la gifler.
— Pourquoi t’es-tu grimée comme elle ? Pourquoi vouloir lui ressembler à tout prix ? Tu peux me le dire ?
— Parce que tu l’as dans la peau, cette nana, ça crève les yeux ! Parce que tu l’auras toujours dans la peau… Et moi, je rêve d’être aimée comme ça par un mec, par toi. T’as fendu l’armure et c’est ça qui m’a donné envie de toi. Je voulais que tu m’aimes comme tu l’as aimée elle, et comme tu l’aimes encore. Avec la même intensité, la même passion, tu comprends ?
Elle est en larmes, cherche à se blottir contre lui comme une petite fille prise en faute et qui implore son pardon, pour l’attendrir, espérant ainsi obtenir ce qu’elle désire de lui malgré la découverte de son subterfuge. Il lui ôte sa perruque rousse et caresse la nudité de son crâne en lui murmurant une vérité qu’elle n’est peut-être pas prête à entendre.
— C’est pas possible, Audrey. Élodie était unique, personne ne peut la remplacer. C’est même toi qui me l’as concédé, cette nuit, dans ma voiture. Je ne pensais pas qu’en répondant à tes avances ou ton invitation, j’allais nourrir de tels espoirs en toi. Je n’ai pas voulu tricher ni te faire de la peine… Seulement, je ne suis pas libre dans ma tête, dans mon cœur, et si ma femme s’en accommode tant bien que mal, je doute que tu puisses le supporter. Je suis désolé, Audrey, mais je ne peux pas t’apporter ce que tu attends d’un homme. Je ne peux pas…
Cédric se dégage délicatement de l’étreinte de la jeune femme, et des sanglots qu’elle étouffe. Sa détresse le bouleverse, mais il ne peut ni lui mentir ni jouer avec ses sentiments. Il n’en a pas le droit. Et c’est en demi-teinte qu’il la quitte, conservant en son for intérieur ce goût trop amer d’avoir commis une grave erreur en acceptant de coucher avec elle : celle de la faire souffrir. Un égarement physique qu’il ne se pardonne pas…
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