Récits d’Oxelmir - Ezvelaï ou la patience de Nétys le Repoussant
“C’était aujourd’hui”. Voilà la pensée qui l’avait hanté la journée entière. Ce même jour, cinquante-deux cycles auparavant. “C’était aujourd’hui qu’Andrève était morte.”
Son horrible corps échoué sur sa chaise à roues, Nétys Myrre regardait à travers la fenêtre le ciel s’assombrir, sans cesser de ruminer cette affreuse réalité. La souffrance avait rendu chaque instant interminable. Il était soulagé de voir l’Astre de Novée descendre au lointain pour se cacher derrière la forêt de hauts pins.
Dans l’ombre de son bureau qui sentait les livres anciens, dissimulé entre quatre murs tapissés et son mobilier gracieux, il faisait revivre à l’aide de souvenirs ineffaçables son amour perdu à jamais. Ses doigts maigres et fragiles tenaient comme ils le pouvaient un morceau de tissu de la robe de la défunte, l’unique reste qu’il avait d’elle.
Morte sauvagement assassinée.
Morte et laissé pour compte dans une grotte sombre.
Morte en pataugeant dans son sang, le corps par endroit dévoré.
Voilà ce qu’on lui avait annoncé.
Morte sous les coups d’un inconnu qui avait ensuite ingurgité sa chair.
Au début, il n’avait pas cru ce récit. Quel homme serait si vil, si dérangé qu’il tuerait une pauvre innocente et la consommerait ensuite ? Quel être possédé par Zharès pourrait être aussi dépourvu d’humanité qu’il s’en prendrait à l’une des plus douces et honnêtes personnes que le Continent ait portées ? Malgré son allure de femme, tout humain aurait vu qu’Andrève n’était encore qu’une enfant.
Non, il avait vu bien des horreurs, mais un monstre pareil dans un corps d’humain, il n’en avait jamais croisé. Alors, il avait rejeté l’histoire. Mais d’autres soldats présents dans les cavernes avaient été formels : pas un seul animal sauvage n’avait rôdé dans les lieux. Pas une trace. Pas une odeur. Il n’y avait eu que des humains. Et les déchirures des dents sur sa peau ressemblaient à celle d’un homme plus que d’une autre créature.
Ce soir-là, Nétys avait perdu foi en tout. Forcé d’accepter la nouvelle, forcé d’accepter qu’un inconnu avait subtilisé avec aisance et cruauté l’un des seuls bonheurs de sa vie. Il n’avait pas pleuré, non. Il l’aurait volontiers fait s’il l’avait pu. Cependant, Nétys était incapable du moindre sanglot. Il avait été ainsi fait par les Dieux. Vide de larmes.
Mais plein de rancœur, il s’était juré de retrouver celui qui avait osé le défier sans même le savoir. Il s’était promis de mettre la main sur cette âme qui ne valait rien. Il n’était pas un homme, pas un Désigné, pas même à la hauteur du moindre animal qui peuplait le continent. Ce tueur n’avait aucune valeur et lorsque enfin, il le démasquerait, il lui ferait sentir.
Ses yeux déficients scrutaient l’horizon avec la même intensité que si ce jour béni était proche. Il n’existait pas une journée où il ne pensait pas au moins une fois à ce moment. Celui où on présenterait à ses pieds le vulgaire assassin. Il lui avait imaginé tellement de visages, tellement de corps, tellement de voix. Il avait préparé des centaines de phrases, de sentences et d’insultes que sa voix raillée lui jetterait. Il s’était visualisé l’exécution, gonflé du sentiment de réussite et de puissance qui le parcourrait à cet instant.
Malheureusement, ce jour n’était pas encore venu. Et plus une aube nouvelle arrivait, plus il craignait qu’il ne verrait jamais sa vengeance assouvie. Sa santé était médiocre. Son corps chétif et estropié se détériorait. Il le savait : son temps sur le Continent était compté.
Alors depuis quelque temps, il multipliait les envois d’assassins. Mais rien. Pour le moment, toujours rien. Juste de la rage et de la frustration qui le dévorait. Seuls des chercheurs bredouilles, des remords et de la peine lorsque revenait ce jour terrible.
Il avait accepté son voyage dans les cavernes. Pour lui faire plaisir, avant leur mariage. Il n’aurait jamais dû. Il avait été trop clément, trop aveuglé par son souhait de la rendre heureuse. Les dangers étaient partout, Nétys était bien placé pour le savoir. Et pourtant. Il n’avait pas été capable de la retenir. Il n’avait pas pensé à la protéger.
Il se rappelait des paroles de son frère qui l’avait consolé. Qui lui avait dit qu’il avait un large choix d’autres épouses. Cette phrase laissait toujours un goût amer à Nétys. Son frère, ce bel homme au corps athlétique et fonctionnel, avait toujours été aimé des femmes. Dans sa situation, il en aurait aisément trouvé une autre. Mais lui, le Repoussant, le roi Hideux, qu’avait-il comme chance ? Aucune. Bien sûr, il s’était constitué un harem à rendre jaloux plus d’un beau garçon. Mais la seule qui avait réussi à faire ressortir le meilleur de lui, la seule qui avait réussi à lui donner l’illusion d’un amour réciproque lui avait été arrachée avec une violence innommable.
Des pas rapides dans le couloir.
Tout d’abord, il crût qu’Elorie qui approchait. Cela faisait longtemps qu’il était reclus ici. Il savait qu’elle viendrait à un moment où un autre pour lui tenir compagnie. Elle n’avait rien d’Andrève, mais elle s’était montrée tout aussi loyale. Et puisqu’elle avait perdu sa plus précieuse amie il y a cinquante-quatre cycles, Nétys s'était décidé, comme si tout cela était un signe des Dieux, à se marier avec cette fille. Un bon second choix. Plus judicieux que toutes les autres. Toutefois, moins bon que le premier.
Sans bouger, il attendit que sa femme passe la porte de son bureau. Mais à la façon dont la main se posa sur la poignée, il comprit que ce n’était pas à elle qui allait avoir à faire. La manière d’entrer dans les lieux était trop gracile, trop princière. C’était une femme, néanmoins, ce n’était pas celle qu’il s’attendait à voir.
- Bonsoir, Seigneur Myrre.
Meryé. Sa belle-sœur. Nétys haussa un sourcil surpris. Ce n’était pas son genre de provoquer des rendez-vous improvisés. Bien au contraire. Meryé était protocolaire.
Il ne fit pas l’effort de se retourner. Il lui répondit simplement avec respect, articulant du mieux qu’il le pouvait:
- Dame Meryé.
Nétys l’entendit approcher, d’un pas royal, celui qui essaye de se faire discret même sur les tapis. Puis, elle s’installa sur un fauteuil parfaitement dans son champ de vision. Elle voulait le forcer à la voir. Il capta ce détail. Son infirmité faisait que parfois, les plans de ses pairs étaient dévoilés en bien peu de temps. Ils s’adaptaient, se pliaient à son corps misérable en fonction de leurs intentions cachées. En cette fin de journée, Meryé désirait un parfait face à face.
Il observa donc le visage de sa belle-sœur, éclairé par les derniers rayons dorés de l’astre de Novée. Ainsi assise, immobile à côté de la fenêtre, il comprit pourquoi il existait cette légende absurde selon laquelle un regard avait suffi à Meryé pour subtiliser le cœur de son frère. Les peuples aimaient les histoires. Et celle-ci avait un petit quelque chose de plausible. Car Meryé était une parfaite représentante des belles femmes de Pharos, malgré son œil blanc, qui faisait aller bon train les fables.
Nétys appréciait Meryé. Elle avait tout de noble mis à part le sang. Cela ne l’avait jamais dérangé. Elle était un choix parfait pour son simplet de frère. Une de ses seules bonnes décisions. Et surtout, elle savait comment atteindre le cœur des gens. En tant qu’ancien roi de Syene, Nétys savait que cette qualité était l’une des plus importantes pour régner. Lui n’avait jamais gagné l’amour de son peuple à cause de son physique ingrat et difforme. Il avait dirigé le pays avec une main de fer et dans la peur, sans autre possibilité. Il avait eu des années d’expérience pour constater à quel point la crainte n’était pas plus efficace que l’affection et la compassion. Mais l’amour, contrairement à Meryé, n’était ni une sensation qu’il portait en lui, ni un cadeau qu’on lui octroyait dans son quotidien.
- Que voulez-vous ?
La femme venait souvent lui parler. Elle avait le sens de la famille. Toutefois, cette fois-ci, c’était différent. Il le sentait. Il le voyait malgré ses yeux abîmés.
- Egriel Fombrauges nous a quittés, dit-elle presque à mi-voix.
Il y avait du respect et de la peine dans sa voix. Nétys jugea cela idiot et trop émotif. Elle n’avait pas vraiment connu Egriel. Lui-non plus d’ailleurs. Et puis tous étaient destinés à mourir et rejoindre les Dieux. Le vieil homme avait mené une longue vie. Il était temps pour lui de périr, c’était naturel.
- C’est pour cela que vous me dérangez ? Maugréa-t-il.
Il ne souhaitait pas être particulièrement désagréable. Juste factuel. Ce n’était pas grand-chose après tout. Bientôt, sa fille Hermance deviendrait reine. Tous savaient que c’était elle l’élue qu’il avait choisi pour lui succéder. Ce n’était un secret pour personne, pas même les peuples. Après cela, le monde continuerait de fonctionner pareil.
- Pas exactement, répondit la Reine, faisant abstraction de l’humeur de son beau-frère.
Nétys ne répondit rien. Il attendit que la femme poursuive ses explications.
- Je suis ici, car je vais me rendre au couronnement d’Hermance Fombrauges…
Avant même qu’elle n’en dise plus, l’esprit du Repoussant comprit où elle allait en venir. Ses doigts tordus s’agrippèrent à sa chaise. Ce genre de demande, il n’en voulait pas. Jamais. Pour rien au monde.
- Quelqu’un doit s’occuper du pays en mon absence…
- Il y a quelqu’un, aboya Nétys.
Il était dans le déni, et le pire était qu’il le savait pertinemment. Mais tout était bon pour éloigner cette maudite responsabilité qui lui revenait toujours quoi qu’il fasse. Il était meilleur que son frère. Il s’était montré plus intelligent et diplomate. Cependant, il ne désirait plus la couronne. Elle pesait trop lourd, coûtait trop cher. Il avait perdu l’envie et la fureur. Peut-être même ne l’avait-il jamais eu.
- Seigneur… Il n’en sera pas capable comme vous l’êtes.
Capable ? Nétys n’avait jamais été capable de quoi que ce soit. Incapable de naître comme tout être, incapable de marcher, boire ou respirer comme n’importe quel humain. Incapable d’avoir le physique et la robustesse de ses frères. Incapable d’incarner la fierté des Myrre. Incapable de s’emparer lui-même d’une épée et parcourir le monde pour venger son seul amour. À peine capable de ressentir. Non capable, n’était pas un mot pour lui.
Et pourtant. Bien que l’agacement et la rancune aurait normalement été sa première réponse, délivrée dans une phrase cinglante, cette fois, il n’en fit rien. Si elle disait cela, c’était qu’elle en était certaine. Elle pensait chacun de ses mots. Elle était à bout de force et à bout d’espoir pour Syene. Ce n’était plus une demande, mais une supplication. La survie de la population était en jeu. Peuple maudit.
Pas le choix. Encore une fois, pas le choix.
- Je me chargerai du pays, accepta-t-il avec regret. Mais je ferai tout sous le nom de Béoris.
- Naturellement, lâcha-t-elle avec un soulagement visible. Nous ne voulons pas d’agitation, n’est-ce pas ?
Elle afficha un sourire triste. Un sourire qui aurait probablement attendrit la terre entière. Nétys y fût hermétique bien qu’il reconnut qu’elle était sincère.
- En effet.
En disant cela, juste ses quelques mots basiques et pragmatiques, il avait senti le poids du devoir retomber sur ses épaules. Il avait accepté et déjà, il sentait l’oppression de la royauté qui s’abattait de nouveau sur lui. Un monstre jamais épargné, condamné à être au sommet. Voilà ce qu’il était et ce qu’il serait toujours.
Il pensa à Andrève. Elle aurait été reine. Une simple enfant, fille de pauvres mendiants, achetée pour une valeur misérable. Reine. Il aurait au moins eu la décence de réussir cela. Mais non, il n’aurait pas un seul acte charitable fait de bon cœur à son actif. Il ne serait que ce roi dur, sévère, abjecte et effrayant.
- Merci, seigneur.
Encore une fois, il avait entendu de la compassion, de l’affection et une profonde sincérité dans la voix de sa belle-sœur. Elle était parfois si pure et réfléchie que c'en était presque irritant. Pourquoi en faisait-elle autant ? Les émotions n’étaient pas nécessaires. Pas avec lui.
Nétys hocha simplement la tête. Il n’avait rien à dire. Si cela n’aurait pas été considéré comme malpoli, il l’aurait renvoyée. Meryé avait fait sa demande, elle était libre de partir.
Elle dut comprendre le message, puisqu’elle se dressa sur ses pieds peu après. Mais contrairement à ce qu’il pensa, la femme ne prit pas tout de suite la direction de la porte. Elle s’avança dans sa direction, tout en sortant des poches de ses vêtements un petit objet enroulé dans du tissu blanc. Elle posa l’objet sur les genoux du Myrre qui s’en empara par quelques gestes maladroits.
Un présent ? Pourquoi ? Il n’avait rien demandé. Il n’avait jamais montré le moindre intérêt pour les cadeaux. Qu’est-ce que Meryé pouvait bien avoir en tête ?
Il mit longtemps avant de retirer le tissu. Ses mains étaient capricieuses et récalcitrantes. Néanmoins, il voulait la satisfaction de l’ouvrir lui-même. Après avoir livré bataille contre son corps, il découvrit une chaine agrémentée d’une pierre en guise de pendentif. Sur celle-ci se trouvait un signe gravé. Nétys le reconnu sans mal. C’était un mot en Daïmir.
“ Ezvelaï ”.
“Absence”.
Il resta muet et immobile devant l’objet, à la recherche de sa signification ou son utilité. Alors, il entendit Meryé ajouter dans son dos :
- Nous l’avons fait faire avec un souvenir d’Elorie.
C’est à ce moment-là qu’il comprit. Il tenait en main une kjir. Meryé avait dû remuer le Continent pour trouver un Désigné d’Hyos capable de faire une telle création.
Il enferma la pierre au creux de sa paume, prisonnière de ses doigts. Très vite, la magie de l’objet opéra. Dans son esprit, il vit clairement son visage enfantin au milieu du jardin du palais. C’était l’été et il sentait son parfum mêlé à celui des fleurs. Il l’entendait chantonner tout en faisant de la broderie. Parfois ses épais cheveux châtain foncé étaient emportés par un vent joueur. C’était Andrève dans toute sa candeur.
La main de Meryé qui se posa sur son épaule chétive l’extirpa de son rêve. Dans un sursaut abrupt, il ouvrit les yeux, revenant à la dure réalité. L’homme était confus. Il s’était laissé emporter dans ce souvenir copié et conservé dans la pierre. Meryé lui avait offert le plus beau présent. Mais aussi le plus diabolique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les kjirs qui impactaient l’esprit étaient prohibées. Elles étaient vendues sur les marchés noirs où n’étaient qu’accessibles aux plus puissants qui pouvaient s’offrir même l’illégal.
- C’est interdit.
L’avait-il dit par acquit de conscience ou pour se convaincre qu’il n’en voulait pas ? Il l’ignorait. Toutefois, ses mots eurent pour effet de faire fuir la main intrusive de sa belle-sœur. Elle resta malgré tout debout à ses côtés.
- Ce genre de choses ne le sont pas pour un roi.
La douceur avec laquelle elle avait répondu rendait la situation encore plus vicieuse. Il était de nouveau roi de façon non officiel et voilà qu’elle usait de cet argument. Meryé était rusée. Et puis, elle n’avait pas tort. Après tout, qui saurait ? Et qui reprocherait au Souverain hideux qu’il était de garder un souvenir de sa bien-aimée, même illégal ? Personne dans le pays ne pouvait se prétendre à sa hauteur. Même ses pairs ne lui reprocheraient pas cela.
Il chercha quelques mots à lui dire. Des paroles gentilles. Une forme de remerciement. Mais rien ne vint. Il se contenta d’un silence modeste. Ce ne fût que lorsqu’elle prit le chemin de la sortie, après une courte révérence, qu’il lança :
- Faites bonne route jusque dans le Vandreïr. Mes hommages à Hermance Fombrauges. Revenez vite.
Meryé s’arrêta à la sortie de la pièce.
- Merci, seigneur. J’espère que votre règne en mon absence sera prospère.
Elle s’apprêta à partir, mais après une brève hésitation, ajouta :
- Et que vos hommes trouveront l’assassin.
Cette fois, elle s’en alla définitivement. Ses pas résonnèrent dans le couloir comme elle était venue. Puis Nétys retrouva sa solitude, probablement pour peu de temps. La nuit avait remplacé la fin du jour. À demi dans la pénombre, il rangea la kjir dans son morceau de tissu. Oui, lui aussi l’espérait. C’était sa dernière raison de vivre. Il attendrait ce jour pour mourir. Même s’il était contraint de vivre dans ce corps décharné de naissance. Même s’il était forcé de régner jusqu’à son dernier souffle. Il attendrait.
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