Préambule
La nuit arrive.
Personne n’y était préparé et pourtant nous savons maintenant que cela va arriver. Ce n’est plus de l’ordre de la spéculation. Il ne s’agit pas des élucubrations démentes d’un prêcheur de fin du monde. Non, c’est scientifique. Finis les évasifs calculs de « quelques dizaines d’années » où la probabilité d’un espoir est encore possible. Non, nous n’avons plus d’incertitudes : à la place, nous avons une date. Les cartésiens et les fatalistes auraient pu apprécier la précision du geste, pourtant je crains que personne n’apprécie l’effort.
Ils l’ont même annoncé à la télévision.
Le soleil va disparaître. Une nuit éternelle va débuter pour la Terre et ses habitants.
Alors on s’active, on résiste, on cherche à survivre. Tous les moyens sont déployés pour remplacer l’astre du jour qui se meurt. Mais la vraie préparation est psychologique. Vivre sans sa lumière, est-ce seulement possible ?
« Et qu'est-ce qu'il restera après nous? »
Je ferme les yeux très fort, je ne veux pas voir ce qui va se produire.
Je compte dans ma tête, je prie, je voudrais disparaitre moi aussi, suivre ce vieux soleil fatigué dans sa retraite. C’est aujourd’hui, c’est maintenant.
Alors, j’ai peur et je sens les larmes couler à travers mes paupières closes. Le sel me brûle mais, c’est décidé, je n’ouvrirai pas les yeux. En tendant l’oreille, j’ai l’impression que c’est le monde entier qui retient son souffle, suspendu dans un battement d’ailes de papillon, dans l’attente de la catastrophe.
Il n’y a aucun bruit, aucun murmure, aucune vie. Il n’y aura pas cette explosion que nous attendons tous, ni ce fracas qui aurait la décence de nous occire d’un geste spectaculaire. Seule perdure une prolongation incertaine de ce que nous vivons déjà.
Dans les bunkers où beaucoup se sont réfugiés dans la crainte de répercussions physiques, les gens se serrent les uns contre les autres comme des animaux apeurés. Des inconnus se donnent la main et se soutiennent du regard. La fin du monde offre une nouvelle humanité perdue, l’ironie de la situation est tellement dramatique que j’en viens à trouver cela magnifique.
Il y a nous, là parqués sous terre et sous des tonnes de béton à pleurer dans le noir, mais il y a aussi tous ceux qui ont voulu voir ça de leurs propres yeux. Grimpés sur des toits d’immeubles, affublés grotesquement de lunettes pour éclipse en carton. Ces âmes ésotériques ne pouvaient concevoir de ne pas assister à la grandiose mort du soleil.
Soudain, je panique.
Je change d’avis, je veux assister à cette fin. Dans une peur irrépressible d’enfant, je suis épouvanté par cette obscurité derrière mes paupières. J’aspire à me gorger encore une fois de son puissant rayonnement. L’angoisse de me retrouver dans un noir absolu m’étreint et je suffoque. Je me débats parmi les corps qui m’environnent, je me relève maladroitement, je piétine des mains, des gens, je trébuche jusqu’à la porte scellée. J’entends un murmure désapprobateur dans mon dos, une grogne publique amorphe dont je ne crains pas la réaction. Ils ne pourront pas me stopper. J’actionne le mécanisme qui crisse lugubrement et je tire l’acier avec une force décuplée par le stress.
Je m’élance en avant sans réfléchir, cours dans le long couloir sur une centaine de mètres qui monte à un angle de trente-cinq degrés. Je déverrouille le second sas.
Je suis tout d’abord aveuglé, mes yeux se ferment sous la douloureuse luminosité et je porte la main à mon front. Je ne peux renoncer. Combien de secondes me reste-t-il ? J’ai perdu la notion du temps sous terre. Je continue à avancer droit devant moi, malgré la cécité provoquée par le contraste que mes pupilles n’arrivent pas à tolérer. Lentement, les formes apparaissent, les couleurs se distinguent les unes des autres, je vois. Je lutte pour que les larmes qui embrument déjà ma vue avec l’émotion qui me submerge ne me gâche pas ces derniers instants de contemplation. Je me sens comme un aveugle à qui on offrirait la chance de voir, une fois, une seule.
J’ai pleinement connaissance de la suite des événements, les scientifiques l’ont suffisamment ressassée. En ce qui concerne les huit premières minutes après l'extinction du Soleil, personne ne s'en rendra compte. En fait, huit minutes, c'est le temps nécessaire à la lumière pour voyager du Soleil à la Terre. Peut-être est-il même déjà mort là, sans que je n’en ai encore conscience. Après ce délai, on plongera brutalement dans la nuit. Seules les lumières d'autres étoiles éloignées dans l'espace irradieront, sans toutefois nous octroyer un éclairage suffisant pour vivre.
J’écarquille les yeux, je me noie avec une avidité sans mesure dans tout ce que mon regard rencontre. Je pleure comme un enfant, je ne veux pas cligner des paupières, surtout pas, surtout pas…
Et d’une seconde à l’autre, c’est le noir complet.
Ai-je cligné sans m’en rendre compte ? Ou est-ce que la vitesse du phénomène fut si foudroyante que j’eus l’horrible sensation d’être happé dans la gueule d’une créature monstrueuse ? Je déglutis.
C’est fini, nous y sommes. Je n’y vois rien. L’intensité de ces ténèbres me fait trembler.
Les sons prennent le relai. Des craquements, des chuchotements, des grincements, des claquements, des gargouillis, des cris, des pleurs, des froissements… Tout tourbillonne autour de moi sans que je ne parvienne à identifier les distances, les provenances ou les sources de ces échos.
« De quelles couleurs sont ces bruits? »
Cette nouvelle question m’assaille, ridicule, insensée. Et pourtant, elle deviendra la quintessence même de ma vie future…
Qu’allons-nous devenir ?
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