I - Le Coeur Lourd - Partie 1
Maussade et mélancolique, Lunera passait la plupart de ses journées accoudée à sa fenêtre, à observer le ciel dans l'espoir d'apercevoir un quelconque signe qui lui indiquerait son retour. Une pensée revenait souvent.
Mais où es-tu ? Cela fait beaucoup trop longtemps que j'attends ton retour !
L'inquiétude était telle que ses nuits n'étaient que cauchemars. Son cher père n'était pas encore revenu. Les jours d'absence s'étaient mués en longues semaines, puis en mois interminables. La jeune fille attendait juste. Rien d'autre ne troublait la monotonie de son quotidien angoissé. Seul le sommeil venait tromper son ennui.
Un bruit s'éleva de la chambre de Lunera, à moitié assoupie, et la fit sursauter. Une silhouette masculine se dessina dans la pénombre, et effrayée, elle hurla, mais son hurlement se transforma en une sorte de borborygme, avant de devenir un "Ouf !" de soulagement. C'était le claquement de la porte, à l'entrée de Darkodem qui avait réveillé la fille. Clignant des yeux stupidement, ne parvenant pas à avaler le fait que son père se tenait enfin devant elle, Lunera resta stoïque quelques instants. Des larmes s'amoncelèrent dans ses yeux.
— Père ! cria-t-elle, la voix tremblante d'émotion.
La pauvre diablesse lui sauta au cou avec force, et s'agrippa à son col, laissant libre cours à des larmes amères, accumulées après tant de temps passé seule entre ces murs froids. Des sanglots déchirants ponctuaient sa crise de larmes. Il la serra dans ces bras quelques instants, surpris d'un tel contact physique, puis la repoussa en douceur. La jeune fille ne céda pas, et s'accrocha avec plus de force à la cape de son père, comme une moule s'agrippant à un rocher.
Si tu savais...
— Lunera... Cela suffit.
Ces quelques mots, pourtant prononcés du ton le plus doucereux qui soit, glacèrent l'échine de Lunera, qui lâcha son père brusquement. En séchant ces larmes, elle risqua un regard vers les yeux de Darkodem. Son visage était soucieux, mais celui-ci essaya de sourire, comme si de rien n'était. Son regard abritait un désarroi inhabituel, qui inquiéta la fille. En se plongeant plus loin dans les tréfonds de ses pupilles grises, elle y décela une lueur de folie, typique, cette fois, de son cher Darkodem. La malveillance elle-même semblait s'être emparée de lui. Lunera secoua sa tête : ce n'était pas possible. C'était son père, et ils s'aimaient beaucoup, tous les deux, elle en était certaine. Bientôt, oui, bientôt, ils seront très vite réunis, et pourront vivre l'heureuse vie à laquelle elle aspirait depuis toujours.
— Je suis si contente de te voir... murmura-t-elle. Où étais-tu ? Ajouta-t-elle, une subite pointe de dureté dans la voix.
Penser à d'autres lieux où Darkodem pouvait passer son temps lui était insupportable. N'était-il pas bien, ici, auprès d'elle ? Darkodem, quant à lui, redoutait cette question.
Il fallait s'y attendre de toute façon... Mais comment t'expliquer... ?
Il lui adressa un sourire qui se voulait compréhensif, mais qui ressemblât davantage à un rictus. Il eut une subite envie de tout lui dévoiler, tout depuis le début, ses tourments, sa douleur, ses peines, mais il combattit cet élan. Il ne pouvait s'y résoudre. Pas qu'il ne voulait pas, il ne pouvait pas.
— Je ne vois pas de quoi tu parles ! se surprit-il à lâcher avec indifférence.
Comme blessée par cette nonchalance, Lunera porta une main à son coeur. N'avait-il pas conscience à quel point elle souffrait ?
— Ne me prends pas pour une idiote ! rétorqua-t-elle cependant, avec froideur. J'attendais ton retour depuis maintenant onze mois, presque douze. Où étais-tu ? répéta-t-elle, impérieuse.
Son sourire s'effaça aussi vite qu'une braise ardente éteinte par une gerbe d'eau glaciale. Il n'avait pas écouté les paroles de Lunera, mais le « Où étais-tu ? » claqua dans l'air, et acheva de le ramener sur terre. Il ne savait plus où il en était. C'était comme si quelque chose de trop grand le dominait.
— Je ne me répéterai pas, grinça-t-elle, courroucée.
Son ton ne présageait rien de bon. Elle devenait impolie. L'éducation que son père, veuf, lui avait transmise depuis son enfance, c'est-à-dire dans les rares moments où il était dans le palais, demandait une tenue et une politesse, exemplaires.
Dans l'attente d'une réponse satisfaisante, elle se lança dans une minutieuse observation de son père, comme elle le faisait chaque fois qu'il revenait. Ses absences se faisant si nombreuses, chaque fois plus longues, que Lunera craignait que son cerveau ne lui joue un mauvais tour, et qu'il n'efface la vision de cette personne qui faisait tant vibrer son coeur.
Des yeux gris, des longs cheveux noirs descendant jusqu'au bas de son dos, une tunique blanche aux manches dorées et évasées, et des bottes d'un violet sombre ; voilà Darkodem dans toute sa splendeur. Plus encore, trônant fièrement sur sa chevelure, une plume d'aigle, couleur ébène achevait de lui donner une allure superbe. Le tout rehaussé par une cape de taffetas blanche, brodée d'un symbole inconnu au dos.
Voyant que sa fille se livrait à un examen minutieux de sa personne, Darkodem rabattit sa cape sur sa jambe, soucieux de ne pas montrer à Lunera sa cicatrice. Mais celle-ci, attendrie par tous les détails qu'elle se plaisait à regarder, sentit une vague d'affection déferler pour son père, faisant ainsi taire toute colère. Elle ne remarqua même pas la balafre ensanglantée. Elle lui attrapa la main, et la caressa avec amour, heureuse de prendre pour une fois le dessus sur ce manque qui l'avait cruellement torturée ces onze derniers mois.
— Ce que j'ai à te dire est mille fois plus important que ta question, dit-il subitement.
Choquée par cette insensibilité, Lunera relâcha aussitôt la main de Darkodem, et sentit une colère sourde prendre possession d'elle.
— Je ne suis pas sûre de comprendre. Y'a-t-il quelque chose de plus important que de me dire où tu étais pendant tout ce temps ? siffla-t-elle. REPONDS-MOI !
Lunera était consciente d'avoir dépassé ses limites, mais peu lui importait. Rien ne pouvait être plus douloureux que la souffrance qui lui tordait les entrailles, pas même les remontrances de Darkodem, qui pourtant avaient beaucoup d'effet sur elle.
— Pendant un an, je me suis débrouillée toute seule, pendant un an, la crainte et l'angoisse m'ont rongée, pendant un an, j'ai passé mes journées à attendre ton arrivée devant cette maudite fenêtre... UN AN ! Sans compter toutes tes précédentes excursions depuis que je suis toute petite !
Complètement ailleurs, Darkodem sembla revenir à lui-même qu'au moment où Lunera avait crié. Mais encore une fois, il était tellement perturbé, tellement désorienté, écrasé par un joug, emprisonné par des carcans funestes qui jamais ne lui avaient laissé une seconde de répit, qu'il ne sut lui donner une réponse à la hauteur de ses attentes. Il se fit violence, pour tenter de se concentrer. Il devait à tout prix discuter avec Lunera.
— Tais-toi !
Sa voix claquant comme un fouet, réduit Lunera au silence.
— J'ai peu de temps, et je suis revenu pour te dire... quelque chose... d'important... Mon voyage n'est pas encore achevé, et il me reste une dernière étape avant de pouvoir rentrer ici sereinement...
Cette dernière phrase calma Lunera, qui, un instant, repensa à cet idéal qui lui gonflait le coeur de joie. Darkodem, lui, était terriblement soucieux. Ce soir, ainsi que les jours qui arriveraient, déterminerait le futur de sa fille. Darkodem ne devait pas faire d'erreur, il en avait déjà fait assez. Il tentait de faire les choses bien, pour une fois. Il devait choisir les bons mots, mais il avait tant de mal à s'exprimer correctement.
— Je risque d'y laisser ma vie.
NON ! Je ne devais pas dire ça !
Lunera n'aurait pas eu une expression différente si Darkodem lui avait assénée un soufflet. Ses espoirs brisés, le coeur en miettes, Lunera se sentit défaillir. Ses jambes se dérobèrent, et elle tomba assise sur son lit.
— Que... Quoi ? Tu... tu te moques de moi ? murmura-t-elle, en pressant ses tempes.
Un bruit sourd et puissant emplissait ses oreilles. Tantôt un bourdonnement, tantôt un fracas métallique, comme si l'on s'amusait à frapper avec force sur des enclumes. Lunera déglutit, et leva un visage torturé vers Darkodem. Une lueur folle brillait dans son regard. Elle explosa.
— TU ME LAISSES DANS UN GÂCHIS TOTAL ET QUAND TU REVIENS, TU M'ANNONCES QUE TU REPARS ENCORE JE NE SAIS OÙ, ET QUE TU RISQUES DE MOURIR ? D'ABORD MÈRE, PUIS TOI ? NON ! JE REFUSE !
Cette réaction confirma à Darkodem qu'il avait échoué, une fois de plus.
— Si tu ne te tais pas, je te lance un sort qui te rendra muette ! dit-il pourtant, en adoptant un ton furieux, injustifié par les circonstances seules.
Il se radoucit.
— Écoute-moi un instant, bel oisillon... Tu as quatorze ans, et...
Darkodem eut envie de se donner des gifles. Lunera n'avait pas quatorze ans, enfin, et il le savait bien ! Pourquoi avait-t-il dit ça ? Cela faisait-il parti de son plan ? Lunera, quant à elle, d'abord calmée par cette appellation qui lui rappelait de tendres souvenirs, s'enflamma face à cette bévue, qu'elle considérait presque comme impardonnable.
— Seize, le coupa-t-elle sèchement. Presque dix-sept au cas où tu l'aurais oublié !
— ...en plus, continua-t-il, tu es intelligente et très éveillée. Je pourrai encore citer toutes tes nombreuses qualités, mais je n'ai pas le temps ! Je dois en finir.
Lunera exigea la vérité, insensible aux flatteries. Darkodem fit volte-face et se dirigea vers sa chambre. La jeune fille le suivit, indignée qu'il lui ait accordée si peu d'attention. Avant qu'il ne passe le seuil de ses appartements, Lunera attrapa le bras de Darkodem, et le tourna vers elle. Son regard gris se posa sur celui de Lunera, violet et pailleté de vert. Lunera sentit une grande émotion s'emparer d'elle.
— Pourquoi, père ? demanda-t-elle, larmoyante. Ne m'aimes-tu pas, au point de fuir ? Ne veux-tu pas que l'on vive en paix tous les deux ? Nous serons tellement bien !
Darkodem sentit une vive brûlure dans sa poitrine, et il se détacha de l'étreinte de sa fille. Pâle comme un spectre, il entra dans sa chambre. Prenant une enveloppe posée sur son bureau, il la donna à Lunera.
— Voici une lettre, où tu trouveras toute l'histoire du début à la fin et...
Lunera prit le papier entre ses mains, et le retourna dans tous les sens. Allait-elle savoir les raisons qui avaient poussé son père à passer autant de temps loin d'elle ?
— J'ai scellé l'enveloppe pour qu'elle ne s'ouvre que dans une semaine.
Un sceau magique, frappé d'un symbole inconnu, le même qui demeurait derrière sa cape, maintenait la lettre loin des regards ardents de Lunera, éprise d'une curiosité maladive. Déçue, peut-être même blessée, Lunera leva des yeux implorants vers son père, ne comprenant pas pourquoi il persistait tant à la faire languir.
— Tu n'es pas obligé de partir ! cria Lunera. Nous pouvons jeter cette lettre à la poubelle, cela ne m'importe pas de savoir ce qui s'est passé auparavant. Du temps que tu restes avec moi, je serais très bien. Je ne demande que ça : vivre des jours heureux à tes côtés.
Contre sa volonté, Darkodem était déjà sorti, bien avant que Lunera ne termine sa supplique. On lui murmurait, on lui murmurait des choses terribles ! Une puissante force le tenaillait, le poussait à partir sans même accorder un regard à sa fille. Darkodem ne se contrôlait pas, il n'y arrivait pas. D'ailleurs, pensa-t-il tristement, y était-il déjà parvenu auparavant ? Il ignorait comment cette histoire allait se terminer, et pourquoi elle avait commencé. Pourquoi mêlait-on Lunera à ses histoires ? Était-ce un complot ? Serait-elle, elle aussi, une victime ? Il arriva dans le hall, et attendit au seuil de la porte. Lunera le rejoignit très vite, la face aussi livide que la sienne.
— Adieu, murmura-t-il, sans même un regard en arrière.
Darkodem s'obstinait à lui tourner le dos.
Cette lettre, j'aurais vraiment préféré ne pas te la donner.
Il leva sa tête et contempla l'astre lunaire. Il n'aimait pas la vue de la lune, qu'il trouvait oppressante, surtout les jours où le ciel était dégagé. Ce soir-là, particulièrement, elle étendait ses somptueuses clartés partout, et était presque aussi vivace et lumineuse que le soleil.
En parlant du soleil... Aurais-je le privilège d'être béni par ta lumière, demain ?
Se détachant de ses obscures pensées, il marmonna et une lueur violette émana de son corps, le couvrant d'une aura sombre et inquiétante. Il s'apprêta à partir, lorsqu'un cri l'interpella. Ses états d'âme faillirent lui faire oublier Lunera.
— Attends ! Promets-moi... Promets-moi que tu reviendras, que tu feras de ton mieux ! Je ne veux plus, je ne supporte plus d'être seule !
Darkodem tressaillit. À cet instant, il désirait ardemment se tourner vers sa fille, et la rassurer entre ses bras. Mais il n'y parvenait pas. Le visage dénué d'expression, mais le coeur lourd, il hocha brièvement la tête, et prit son envol vers le nord-ouest. Son destin l'attendait. Derrière lui, au Palais des Chimères, Lunera retrouvait sa vieille amie, la solitude. Elle resta de longues minutes à observer l'illumination s'éloigner avant de s'effondrer par terre. Les mains sur le visage, elle laissa ses larmes couler à flots, éprise d'un terrible besoin d'évacuer ce chagrin qui lui écrasait le coeur.
Une fois les larmes taries, Lunera se releva, les yeux rouges et bouffis, le visage terne, les jambes ankylosées. Elle regagna sa chambre, marchant d'un pas lent. Elle espérait trouver dans le sommeil, de quoi panser ses plaies et sombrer dans l'oubli. La jeune fille ressassa cette soirée qu'elle avait tant attendu. Il ne passait pas une journée, auparavant, sans qu'elle ne songe aux retrouvailles avec son père. Que de rires, tant de joie, ils auraient été si heureux ! Elle avait même appris par coeur, à force de se le répéter, une sorte de discours pour persuader son père de renoncer à ces aventures aux quatre coins de Terhera.
Mais son arrivée l'avait prise de court, cette nuit-là, et rien ne s'était passé comme elle l'avait désiré. C'était même tout l'inverse, pire que dans ses plus noirs cauchemars. Elle entra dans sa petite chambre, une amertume terrible lui serrant les entrailles. L'aimait-il vraiment ? Pourquoi s'obstiner à mettre autant de distance entre eux ? Toutes ces paroles et ces gestes blessants...
Ah, Darkodem la laissait dans un bien triste gâchis. Elle lui aurait offert son coeur sur un plateau d'or, couvert d'une cloche d'argent. Leur humble demeure elle-même, elle en était sûre, n'aspirait qu'à voir d'heureux souvenirs se créer en son sein. Darkodem, cependant, ne voyait pas la chose du même oeil, et cet abandon crevait le coeur de cette pauvre Lunera.
La jeune fille se glissa dans ses couvertures, et se tourna vers la fenêtre. Une vue fantastique s'offrait à elle. Les montagnes voisines, la végétation éparse, et surtout, depuis la dernière fois qu'elle l'avait vu, le ciel, qui avait ôté son manteau bleu du jour pour se revêtir de son voile violet de la nuit, agrémenté de la lune. Celle-ci brillait de mille feux, comme une broche étincelante.
Père...
☾☾☾
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