L’œil
de Jonas
Je m’appelle Corentin-Julius Hautecœur et je suis responsable de la destruction de l’humanité.
Vous me pardonnerez, je l’espère, le côté mélodramatique et emphatique de cette affirmation mais la nouvelle a de l’importance.
D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi je m’adresse à vous, hypothétique lecteur, car vous n’existez plus. Considérons ce message comme une bouteille à la mer, un testament inutile pour des générations qui ne verront jamais le jour.
Tout a commencé le vingt juillet 2016. Ce jour-là, mes essais en thérapie génétique prirent une ampleur insoupçonnée quand Lydie, mon assistante, inversa par mégarde les protocoles de suivi des échantillons A et B. La première éprouvette contenait le fruit de quinze années de labeur sur le génome et la vaccination par mutation de l’ADN. La seconde était remplie aux deux-tiers de l’urine de votre serviteur. Certes, cette fiole n’avait strictement rien à faire sur mon bureau mais, bon, problèmes rénaux, ordonnance du Docteur Chupin… que celui qui n’a jamais exterminé le genre humain me jette la première pierre.
Je vous épargne les détails techniques, je n’ai moi-même pas tout compris. Pour résumer, je suis le seul être humain immunisé contre le choléra bleu, une variante protéiforme et colorée de cette ancienne maladie, incroyablement contagieuse, rapide et destructrice. Je n’ai pas de frère jumeau avec lequel partager le moindre ADN. Me voilà donc seul. Six mois plus tard.
Ces derniers temps, afin de peupler ma solitude, j’ai accroché l’Olympia de Manet au-dessus de mon lit et j’ai placé La Joconde sur une chaise, en face de mon bureau. Je ne vous raconte pas le raffut quand je l’ai décrochée des cimaises du Louvre. J’ai cru devenir sourd.
Chaque midi, je mitonne un petit plat dans les cuisines du Ritz et je déjeune dans la grande salle. Couverts en argent et nappes ourlées de soie s’entassent dans un coin au gré de mes repas. Je ne vais pas faire la vaisselle, quand même.
L’après-midi, je déambule sur les quais de la Seine.
Les chats m’inquiètent. Ils sont de plus en plus nombreux. Ils s’enhardissent. Voici dix jours, j’ai dû chasser à coups de canne une vingtaine de matous efflanqués sur le pont des Arts. Une petite chatte grise et borgne les menait. Dans son œil unique, un reproche muet. Une menace.
Depuis, j’emmène un fusil de chasse lors de mes sorties. Les poches gonflées de cartouches, je flâne sur les grands boulevards. Il est rare que je manque ma cible, mais je n’ai toujours pas revu la petite chatte.
Le ciel est lourd aujourd’hui et les nuages s’amoncellent en une épaisse couverture. Mes pas m’ont mené jusqu’à la Tour Eiffel. Je sors de mon cabas le coupe-boulon qui me sert de passepartout et je découpe laborieusement la grille en bas de l’escalier. Un miaulement furibond m’interrompt. Je charge mon fusil puis me retourne. Ce ne sont pas dix ou vingt chats qui me fixent de leurs pupilles fendues, mais un bon demi-millier. Sans bruit, ils se sont approchés. Roux, noirs, blancs, tachetés, rayés… et devant, la petite chatte grise. J’épaule doucement mon fusil, confiant dans sa précision, certain que la détonation dispersera la meute. Un grondement sourd jaillit en une seconde, suivi de miaulements aigus. Je recule d’un, puis deux pas, suivi aussitôt de la meute. La panique me saisit. Je me glisse par le grillage découpé, déchirant ma veste au passage. À peine le temps de rabattre le treillis métallique que la horde se jette dessus. Le cri des chats agglutinés me perce les tympans. J’appuie sur la gâchette. La déflagration retentit comme un coup de tonnerre tandis qu’un gros chat noir, le ventre ouvert, s’étale au pied de la grille. Ils ne fuient pas.
Je me précipite dans l’escalier, grimpe quatre à quatre les marches. Essoufflé, je franchi le seuil du premier étage puis me penche par-dessus la rambarde.
Le parvis est couvert d’une multitude grouillante. Ils sont des milliers maintenant, si nombreux que je ne peux distinguer le dallage.
La grille a tenu. À l’instant où je pose mon fusil contre le filet de protection ceignant l’étage, un miaulement fuse dans mon dos.
Un, deux, dix chats descendent par l’escalier menant au deuxième étage, ombres noires et funestes.
En un bond souple et agile, la forme fluette bondit par-dessus ses congénères.
Dans son œil fendu, plus qu’une menace, une promesse.
Une promesse mortelle.
Tout compte fait, je n’aurais pas été bien longtemps le dernier homme sur Terre.
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En réponse au défi
Le dernier homme
Commentaires & Discussions
L’œil | Chapitre | 13 messages | 8 ans |
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