Dans les bras de pachydermes confortables

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C'est la première fois que je voyage, à 76 ans, rendez-vous compte. Pas le temps pour les voyages quand on passe sa vie à travailler. J’ai commencé très jeune. D'abord j'ai gardé mes frères et sœurs puis dès que j'ai été en âge de servir à quelque chose j'ai travaillé à la ferme. Aider ma mère, conduire les vaches, ce genre de choses. Je suis allé à l'école jusqu'a 12 ans. À cette époque-là on se fichait pas mal de faire des études. Plus tard je me suis mariée, et j'ai quitté la maison pour travailler dans une ferme, encore. J'ai eu des enfants, six, le premier mort-né. Ils sont tous partis depuis. Il n’y a que le plus vieux qui est resté dans le coin, mais je ne le vois pas souvent pour autant. 

C'est ma fille qui habite Grenoble qui m'a demandé de venir passer un peu de temps chez elle. Je lui ai dit que je ne conduisais plus depuis longtemps, que la 504 était à son père et que je n’osais pas y toucher. C’est là qu’elle m’a fait « Alors viens en avion! ». J'ai bien failli tomber de ma chaise. C'est n'importe quoi, je lui ai répondu. Elle savait que je refuserai mais elle avait prévu son coup. Elle m'a expliqué que mon fils, le plus âgé de mes cinq, allait m'emmener a l'aéroport Charles-de-Gaulle, m'accompagner jusqu'à l'enregistrement, que les hôtesses de l'air prendraient soin de moi ensuite, qu'elles m'assiéraient près d'un hublot et qu’elle me récupèrerait à mon arrivée. J'ai refusé encore une fois, j'ai pesté un peu, pour la forme, mais au fond je commençais à me sentir pousser des ailes a l'idée de faire ce voyage un peu fou, alors j'ai dit oui. Et puis quoi, à mon âge, qu’est-ce qu’il peut bien arriver, hein? La mort? Bah, ça fait bien longtemps qu’elle n’est plus un épouvantail pour moi.


Me voilà donc dans un avion, à 30 000 pieds de haut, a dit le pilote au micro. Je tique, il a dit pieds? Ca construit des appareils capables d’aller pratiquement dans l’espace et ça compte avec des pieds?! J’ai regardé le gamin assis à côté de moi. Je devais faire une drôle de tête parce qu’il a souri et m’a dit que ça faisait 10 000 mètres de haut, « 10 kilomètres quoi ». J'essaie de me figurer ce que ça représente en imaginant la distance entre notre ferme et celle du père Viau, mais à la verticale. Bon sang c’est haut!

Je regarde par la fenêtre, je n'arrive pas à croire que je vole au-dessus des nuages. Je ne les ai jamais vu que d'en dessous. Je n'aurai jamais pensé qu'ils ressemblent autant à des grosses pelotes de coton. Ils sont exactement comme dans les dessins animés que les petits regardaient religieusement, assis en demi-cercle devant le poste chaque jeudi matin. Le paradis y était décrit comme un lieu magique, un amas de mousse immaculée et moelleuse, illuminée par un soleil radieux. Je n'aurai jamais cru que le dessus du ciel ressemble vraiment à ça. J'ai tant envie de sortir de là et de me jeter dans les nuages que je me cogne le front contre la vitre. Les larmes me coulent sur les joues et roulent dans les sillons creusés sur ma peau. Maintenant que tout est fini, maintenant que je suis libre, et en dédommagement de ce que la vie m'a contraint à supporter, je trouve que j'ai le droit - que je mérite - d'aller me reposer là, dans les bras de ces pachydermes confortables.


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