Chapitre 7 - La forêt qui cache l'arbre
La comptine rythmait le ballet de lucioles qui dansaient devant les yeux de Jilam. Le garçon ouvrit les paupières. Un maigre rayon de lune illuminait la cabane. Jilam se gratta le dos où des brins de foin s’étaient immiscés. Un souffle léger contre sa nuque lui révéla Nellis. Dans son sommeil, la sorcière l’enlaça, telle une enfant avec sa peluche. Le garçon se laissa bercer. Il avait l’impression de fondre dans ces bras qui peinaient à faire le tour de sa taille.
Soudain émergea une douleur, de plus en plus cuisante. Jilam voulut desserrer l’étreinte mais Nellis tenait bon. La sorcière avait dorénavant les yeux grands ouverts. Ses pupilles jaunes le fixaient d’un regard glacial. Le sang figé dans les veines, le garçon lutta mais ses membres étaient paralysés. Il supplia l’elfe de le libérer en vain. La tenaille s'accentua, les griffes labourant ses côtes, telles des serres le perçaient.
Jilam sentit alors une seconde paire de paupières sous ses yeux. Au prix de ses efforts, elles se descellèrent. Une brillante lumière inonda son monde avant d’être absorbée.
Le Jilam adulte se réveilla en train de pendre à plusieurs mètres du vide. Des légions de branches l’entouraient, méli-mélo de nœuds le maintenant prisonnier. Le jeune homme, en proie à la panique, scruta d'un œil fou son environnement. Rien que des branches, partout. Il les sentait tailler leur chemin autour de ses bras, ses jambes et son ventre.
Soudain, du méandre surgit une boule de poils tachetée. Jilam voulut parler mais une branche l'étranglait. Mù s'attela à découper les branches une par une. Nellis avait dit un jour que les mâchoires d'un furet-léopard étaient assez puissantes pour découper la peau d'un alligator-diamant. Le jeune homme n’en croyait pas ses yeux.
Les branches vivantes tentèrent d'écarter Mú qui les repoussait de coups de griffes tout en continuant de jouer les castors. Jilam sentit une libération dans sa poitrine et sur sa gorge, puis le vide le happa. Par chance, il atterrit sur un moelleux coussin de feuilles. Mú le rejoignit. Tous les deux se regardèrent. Le furet attendait visiblement quelque chose.
─ Merci, déclara Jilam d'une voix douloureuse, la gorge portant encore l’empreinte de la branche.
Mú se détourna, le museau dressé. Autour d'eux, la forêt toute entière prenait vie. Les arbres agitaient leurs branches comme s'il s'agissait de tentacules et des tourbillons de feuilles convergeaient vers eux pour les happer. Prenant pattes et jambes à leur cou, homme et furet s'enfuirent sans savoir où ils allaient. Sortir du bois, telle était l’unique pensée traversant le nœud de peur.
Hélas, le bois paraissait sans fin.
Une racine surgit de nulle part fit un croque-en-jambe à Jilam qui trébucha. Les griffes furieuses de Mú renvoyèrent le serpent de bois dans le sol. Le jeune homme s’empressa de se relever et ensemble ils reprirent leur course désespérée.
Une éclaircie soudaine ralluma la flamme de leur espoir. La tempête se transforma alors en ouragan et une violente bourrasque souffla la flamme en les projetant dans les airs. Jilam atterrit la tête à moins d’un centimètre d’une pierre. Cherchant Mú du regard, il se mit à ramper en évitant les racines qui cherchaient à l'attraper. Il dénicha le furet allongé inconscient contre un tronc. Se redressant sur ses jambes traversées de spasmes, l’époux de la sorcière prit le furet-léopard dans ses bras et se dirigea, toute énergie déployée, en direction de l'orée annoncée.
Le vent cessa soudain, sans crier gare, remplacé par un silence pesant mais bienvenu. Le jeune homme et le furet se trouvaient à l'entrée d'une vaste clairière tapissée de champs en jachère. Mú s'était réveillé mais restait faible, aussi Jilam continua de le porter. Le diable pèse son poids.
─ Voilà le résultat à ratiboiser toute la faune à des lieues alentour, se moqua gentiment Jilam sous l’effet de l’euphorie qu’il ressentait d’être en vie.
La faune en question en était d'ailleurs venue à migrer loin du dangereux prédateur, ce qui agaçait beaucoup ce dernier qui passait sa mauvaise humeur sur sa proie favorite : Jilam.
Ce dernier devait toutefois avouer que sans le furet-léopard, il ne serait plus qu'un festin pour les corbeaux. Et ce n’était pas la première fois. Être redevable à son rival constituait une sensation toujours étrange.
Traversant les hautes herbes, son fardeau dans les bras, Jilam découvrit par chance un chemin qu’il avait manqué ignorer tant la végétation était dense. Tandis qu’il suivait la piste, il songeait à Nellis et à Quo. Pas qu'il craignait qu'il leur soit arrivé du mal. On parle quand même d'une sorcière et d'un démon. Non, il avait surtout peur qu'ils s'écharpent en son absence. Avec un peu de chance, le duel réduirait ce bois maudit en cendres.
Le chemin les guida jusqu'à une maison. Le lierre rampait telle une armée de serpents le long des murs tandis que le toit n'était plus que mousse. À se demander par quel miracle elle tenait encore debout.
Jilam frappa à la porte, plus par réflexe. Il ne pensait pas que quelqu'un habitait là. Quelle ne fut donc pas sa surprise de voir la porte s'entrouvrir sur un visage d'enfant. Un humain qui plus est. Le garçon aux cheveux blonds les scruta, Mú et lui, d'un œil méfiant. Quoi de plus normal. Il ne devait pas passer beaucoup de monde dans le coin.
─ Bonjour, salua d'un ton gêné Jilam. Pardon, je ne pensais pas sérieusement qu’il y aurait quelqu’un. Heu… Est-ce que tes parents sont là ?
─ Ils sont dans le jardin, répondit le garçon d'une voix neutre. Vous pouvez entrer si vous voulez.
─ Ah merci, souffla le jeune homme soulagé. Tu n'imagines pas ce qui nous est arrivé.
─ Si vous venez du bois, je l'imagine très bien, contesta l'enfant en les invitant. Il faut être fou pour y aller.
Honteux, l’époux de la sorcière se mit à bégayer tout en s’essuyant les pieds maladroitement.
─ Ouais, tu sais… parfois, c'est compliqué.
─ C'est ce que disent les grandes personnes, maugréa dans sa barbe absente le garçon pendant qu’il refermait la porte dans un long grincement.
L'intérieur de la maison était si poussiéreux que les larmes ne tardèrent pas inonder les yeux de Jilam. L'enfant l'invita dans le salon où il installa Mú sur le canapé, avant d'inspecter les lieux, lugubres.
─ C'est très beau chez toi, mentit-il.
Le garçon ne réagit pas. Jilam avala sa bile.
─ Comment tu t'appelles ?
─ Luc.
─ Ravi Luc. Moi c’est Jilam, se présenta-t-il avec un sourire, main amicale tendue.
Luc, hésitant, finit par la saisir. La sienne était si froide que Jilam en eut des frissons.
─ J'ignorais que des humains vivaient dans le bois, avoua-t-il tout en poursuivant son inspection.
─ Mes parents ne s'entendaient pas avec les gens de la ville, expliqua le garçon au terme d’un mutisme pensif. C'est pour ça qu'on est venu vivre ici.
─ Je vois…
Jilam stoppa net sa phrase et se figea, les os soudain gelés et les pensées en ébullition. Pourquoi cela ne lui revenait-il que maintenant ! La maison ! Quo les conduisait à une maison. Sauf qu’il n'avait jamais mentionné des habitants.
─ Heu… débuta-t-il, fébrile, avant de tousser. Tu crois que je pourrais parler avec tes parents ?
La peur s’immisçait tel un filet d’eau glacée, remontait sa colonne et se répandait le long de ses membres. Luc demeura de marbre, semblant réfléchir, puis se dirigea vers l’arrière de la maison en invitant Jilam à le suivre.
─ Je reviens, dit-il à Mú.
Mais le furet dormait comme un loir.
Le garçon conduisit le jeune homme à une autre porte qui donnait sur un jardin en friche où poussait un verger.
─ Je ne les vois pas, observa-t-il à l’intention de Luc, qui lui désigna le bosquet d’arbustes aux troncs tordus et aux branches noueuses.
Ils explorèrent le verger sans trouver trace des parents de Luc. L’endroit n’avait à l’évidence pas vu de sécateur depuis un bon moment. Anxieux, Jilam interpela l’enfant :
─ Il n’y a personne ici. Ils doivent être partis sans te l’avoir dit.
Sourd à ses arguments, Luc continua de marcher jusqu’à s’arrêter près de deux pommiers aux postures disgracieuses. Il pointa son regard vide sur Jilam et déclara d’une voix morne :
─ Les voilà.
Dubitatif, le jeune homme s’approcha, puis se pencha pour mieux voir. Il recula brusquement en laissant échapper un cri d’effroi. Son dos heurta un autre arbuste.
─ Que... que...
Des visages ! Des visages sculptés dans les troncs !
Les yeux de Jilam suivirent les courbures des branches qui finirent par dessiner des coudes et des mains. Sentant une pique lui labourer le dos, il se retourna pour faire face à un autre visage, figé dans l’horreur. La bouche, située à quelques centimètres de son propre visage, hurlait sans qu’aucun son ne sorte.
Le jeune homme, sous le choc, chuta avant d’émerger quelques secondes plus tard, les traits de Luc penchés sur lui allongé dans l’herbe humide.
─ Vous allez bien ? s’enquit le garçon. Vous vouliez les voir. Ils sont là, conclut-il en allant rejoindre le couple de pommiers, dont il commença à caresser tendrement les joues des visages sculptés.
Jilam avait été témoin des pires horreurs depuis sa rencontre avec Nellis, mais cette horreur-ci dépassait de loin les précédentes. Reprenant un peu de sa maîtrise, l’époux de la sorcière se remit sur ses jambes flageolantes, le teint plus pâle que celui d’une goule.
─ Co... Comment ? articula-t-il malgré le nœud de sa gorge.
Luc conserva son attention sur ses parents pommiers tout en lui répondant.
─ Quand le vent souffle, le bois prend vie et capture tous ceux qui se trouvent à portée de son ombre. Ils atterrissent ensuite dans le jardin.
La passivité dans le ton de sa voix enchérissait l’atmosphère oppressante.
Le regard de Jilam balaya le verger, s’arrêtant sur chaque arbuste jusqu’à ce qu’un visage émerge. La posture tordue des silhouettes indiquait une lutte farouche couplée à une douleur intense. L’idée qu’il s’en était fallu de peu qu’il ait rejoint cette sordide famille le crispait au point de lui donner des crampes d’estomac.
Une saveur aigre sur la langue, il poursuivit son interrogatoire :
─ Depuis combien de temps sont-ils comme ça ?
Le garçon baissa la tête comme si la vue de ses parents lui était devenue soudain insupportable.
─ Je ne sais pas. Je n’ai pas compté. Un jour, un homme est venu à la maison. Papa et maman avaient peur de lui. Dès qu’il est parti, on s’est enfuis. Comme ça. Sans bagages. On a couru vers la forêt. Maman me tenait la main. Comme je n’allais pas assez vite, papa m’a porté. C’est là que...
Sans prévenir, l’enfant froid dénué d’émotions éclata en sanglots. Un raz-de-marée de larmes, très certainement longtemps retenues. Jilam s’empressa de le réconforter.
─ C’est bon. Tu n’as pas à en parler, chuchota-t-il tendrement à son oreille tout en l’enlaçant.
À ses yeux, les larmes valaient souvent mieux que les mots.
L’époux de la sorcière, étouffant sous le poids des yeux aveugles du verger, ramena Luc dans la maison. Mú se réveilla et fixa les yeux rouges de l’enfant aux sanglots tus assis près de lui. Jilam le rassura d’un simple regard. Depuis presque cinq ans à se supporter, il avait appris à comprendre le furet-léopard presqu’aussi bien que Nellis même sans la télékinésie.
─ Mieux vaut qu’on attende ici en attendant qu’ils nous trouvent, déclara-t-il, l’esprit encombré des images du verger.
La sorcière avait beau lui taper sur les nerfs à longueur de journée, en cet instant, il ne rêvait de rien d’autre que de se couler dans ses bras réconfortants. Leurs disputes semblaient bien futiles à présent.
Tu n’es qu’un idiot, se gronda-t-il intérieurement. Après tout ce temps, tu n’as toujours rien appris.
Luc, muet, scrutait le vide. Jilam, les mains posées sur ses épaules, avait la sensation d’étreindre une pierre givrée. Il n’imaginait pas la douleur de voir ainsi ses parents tous les jours.
─ Que dirais-tu d’un thé ? Tu en as ?
Le garçon acquiesça en lui désignant la cuisine. Quelques instants plus tard, Jilam revint avec trois tasses ébréchées fumantes. Luc saisit celle qu’il lui tendait et but sans un mot.
Au bout d’un moment, Jilam ne tint plus. Il s’en voulait de perturber davantage le pauvre enfant, mais les questions lui brûlaient les lèvres.
─ Luc, dit-il de sa voix la plus apaisante. Tu as parlé d’un homme qui est venu voir tes parents. Tu sais qui c’était ?
Le garçon le regarda au travers des veines éclatées de ses yeux avant de retourner au plancher poussiéreux.
─ Papa et maman avaient des dettes. Il est venu pour ça. Plus tard, après qu’ils...
Il s’interrompit, respira un grand coup, et poursuivit :
─ Il est revenu. Je me suis caché. Il a fouillé la maison en cassant tout. Il n’arrêtait pas de hurler. J’avais grimpé dans la cheminée. Il y a eu des bruits bizarres. Le méchant disait qu’il n’arrivait pas à sortir. Il tournait en rond dans toutes les pièces. Il criait de plus en plus. On aurait dit qu’il devenait fou.
Jilam écoutait sans trop saisir le sens du récit.
─ Comment se fait-il qu’il ne trouvait pas la sortie ? La maison n’est pourtant pas bien grande.
─ Je ne sais pas. C’était comme si, pour lui, c’était un labyrinthe.
Une pensée terrifiante émergea soudain dans l’esprit de Jilam.
─ Luc... Cet homme... Est-ce qu’il est toujours ici ?
L’enfant se contenta d’acquiescer. Tous les muscles du jeune homme se tendirent.
─ Où ça ?
Un tressautement de lumière les interrompit. Jilam remarqua alors pour la première fois la lampe au plafond. Comment cette maison isolée de la civilisation pouvait avoir l’électricité ? Et comment cette question ne lui était pas venue plus tôt ?
─ Montre moi, dit-il à Luc qui le guida jusqu’à une chambre au rez-de-chaussée, probablement la sienne au vu de la décoration : des jouets étalés par terre et un petit lit dans le coin en guise d’unique mobilier.
L’enfant se tint immobile devant le mur en papier peint représentant une forêt printanière sous un ciel turquoise rempli d’oiseaux. Jilam fixa le mur d’un air incrédule jusqu’à ce que le papier peint commence à se déformer. Il sursauta. Le mur se pliait en donnant vie aux arbres et aux oiseaux. Du chaos émergea une bouche, puis des pommettes et enfin des paupières. Celles-ci s’ouvrirent sur le vide.
Jilam demeurait aussi figé que les malheureux du verger. Son cœur manqua de s’échapper lorsque les lèvres géantes commencèrent à se mouvoir et qu’une grosse voix percée de râles secoua la pièce.
─ Qui est-ce, Luc ? Un nouveau copain de jeu ?
─ Il s’appelle Jilam, répondit Luc comme à l’intention d’un ami.
Jilam, lui, cherchait sa voix descendue jusque dans ses talons.
─ Cela fait si longtemps que je n’ai vu d’autres têtes que ce gosse blondinet, parla le mur vivant. J’en suis heureux. Dis... Jilam ? Puis-je te demander un service ?
Le jeune homme, qui avait retrouvé sa voix, se racla la gorge.
─ O... Oui... Dites toujours.
─ Tue-moi !
─ Quoi ?!
─ Tue-moi par tous les dieux ! Je n’en peux plus de cet état. Libère-moi de cette maudite baraque... S’il te plait...
Râles et plaintes se confondaient dans un concert horrible. La maison toute entière tremblait sous les vibrations, donnant à Jilam la migraine. Mú était accouru et bombait dorénavant le dos en crachant ses feulements à la monstruosité dans le mur.
L’époux de la sorcière reprit ses esprits.
─ Je ne suis pas un tueur. Je n’ai pas l’intention de vous obéir. Dites-moi plutôt qui vous êtes.
L’énorme bouche se tordit en un long grognement tandis que la bâtisse, plancher et charpente, se souleva d’un bond sous l’effet d’une force invisible avant de ratterrir sur son sous-bassement.
─ Arrrrgh ! Allume un feu et c’en sera fini. C’est tout ce que je demande. Rien de plus. L’autre pleurnichard refuse de le faire. Remonte donc tes tripes et achève-moi. Tu me rendras un grand service. Encore un peu et j’aurai totalement oublié qui j’étais avant d’être... ça. Il y a un vide sans fin dans lequel je flotte sans savoir comment en sortir. Il me grignote petit à petit. J’ai déjà perdu tant de choses, y compris mon nom. Bientôt, ce vide engloutira ce qui reste de moi.
─ J’ai dit non ! s’entêta Jilam, stoïque malgré la terreur.
─ Je te donne le moyen de sortir de ces bois envoûtés si tu me fais flamber.
L’époux de la sorcière marqua une hésitation que Luc trancha.
─ Il ment ! Il sait rien du bois !
Le visage gigantesque se déforma en une grimace de haine.
─ Crevure de gosse ! Ton père aurait mieux fait de pisser que de foutre ta mère ! Si aucun de vous veut me tuer, alors c’est vous qui allez mourir !
Alors la lumière s’éteignit, et le vide engloutit les habitants de la maison.
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