Chapitre 12 - Gaieté et misère, heureux compères
Brayman Syggmore était sans aucun doute le personnage le plus bavard que Jilam ait jamais rencontré. Le jeune homme se gardait bien d’en faire la remarque, mais le vieux lutin offrait à ses yeux le portrait craché d’un nain de jardin. Le village, en dépit de sa rusticité, illustrait quant à lui une toile splendide et respirait la joie de vivre. Les huttes, bien que sommaires, dégageaient une harmonie chantante avec leurs guirlandes de fleurs décorant les murs d’argile et les toits pointus en brindilles tressées. Une farandole de couleurs illuminait la clairière qui abritait le modeste de clan de la Chouette. Au-delà des rangées de sapins s’étendait Cornevalë et son îlot boisé cerné de marécages. Le ciel était à peine visible au-dessus de la ligne des montagnes. Brayman Syggmore pointa de son long doigt griffu la plus haute d’entre elles.
─ Nous l’appelons Mont Dragon. Sais-tu pourquoi ?
Devant l’ignorance de Jilam, le vieux lutin reprit de sa voix rauque étonnamment mélodieuse :
─ Du temps où le monde n’était qu’une sphère de magma et le ciel un gigantesque nuage de cendres, les dragons régnaient en maîtres sur l’un et sur l’autre. Et puis, à mesure que les volcans s’endormaient, avec la pousse des plantes et la purification de l’air, ils ont disparu. Les mythes prétendent qu’ils sont tous morts, mais en vérité, ils sont bel et bien vivants et hibernent... juste sous nos yeux.
Le Brayman s’évertuait à désigner le haut sommet et sa couronne éternelle.
─ Vous voulez dire... qu’ils vivent dans les montagnes ?
─ Mon garçon, ricana le vieux lutin. Ils sont les montagnes. Et un jour viendra où ils se réveilleront, et alors la terre s’ouvrira en deux et le ciel s’embrasera.
─ Eh bien, je ne suis pas pressé d’y assister.
Le chef du clan de la Chouette, riant et sifflotant, mena son invité à sa hutte, plus spacieuse que les autres, mais non moins spartiate, surtout pour un grand dadais d’humain. Celle du Brayman possédait une annexe servant d’atelier. Au milieu du chaos de bric-à-brac, Jilam repéra divers objets mécaniques, assemblages farfelus de ressorts, d’engrenages et de pièces en tout genre. On se serait cru dans le laboratoire d’un inventeur fou, ou dans la chambre d’un enfant.
─ Attention, c’est très fragile, prévint Syggmore alors que l’époux de la sorcière se penchait sur une sorte d’horloge montée sur roue et dotée d’un bras en forme de pince.
─ C’est vous qui avez fabriqué tout ça ?
─ Exact, répondit fièrement le lutin. Si je n’avais pas toutes ces responsabilités qu’implique mon titre de Brayman, je passerais mes journées ici. Déjà, quand je n’étais pas plus gros qu’une pomme de pin, je m’amusais à inventer tout un tas de trucs sans raison.
─ Et à quoi servent-ils ceux-là ?
La barbe blanche touffue remonta jusqu’au bord des petits yeux caverneux perdus sous une mer de sourcils tout aussi blancs. Jilam devinait néanmoins le grand sourire d’enfant qui se cachait dessous.
─ Je n’en sais rien. Faut-il obligatoirement que toute chose ait une utilité ?
Le jeune homme sourit à son tour. Moins d’une journée en sa compagnie lui avait suffi pour adopter le vieux lutin à l’esprit d’enfant.
Syggmore lorgna l’engin mystérieux qui ressemblait à une horloge et déclara :
─ Il commence à se faire tard. Et si nous allions voir où en est notre chère elfe.
Il n’était pas difficile de reconnaître la hutte où se trouvait Nellis. Une file de lutins en tenues végétales s’étirait de l’entrée jusqu’au centre du village où se dressait une grande statue, sculptée dans un sapin mort et représentant une chouette. Jilam n’eut aucun mal à se mouvoir parmi cette foule dont les plus grands individus lui arrivaient à la taille. Aux visages curieux se dressant sur son passage, il répondait par un sourire aimable et gêné. Les lutins, hommes et femmes, enfants exceptés, portaient sur leur charmante tête un joli chapeau pointu, vert, ocre ou bleu, décoré selon les goûts avec des baies, des pommes de pin, des épines, des fleurs ou des plumes.
Une fumée agressive remplissait l’intérieur de la hutte. Nellis était assise sur les genoux, occupée à examiner une jeune lutine aux tresses mignonnes. Tout un tas de fioles, de bols et d’ustensiles étaient étalés autour d’elle, près du foyer sur lequel brûlaient des herbes antiseptiques.
─ Que dirais-tu de faire une pause et de reprendre demain ? l’interpela le Brayman.
─ Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, Syggmore, j’ai encore des patients.
─ À ce rythme, intervint Jilam, sarcastique, tu auras fini d’ici la nouvelle lune.
La sorcière les ignora tous les deux et revint à sa patiente.
─ Une gorgée matin, midi et soir jusqu’à ce que les symptômes disparaissent, indiqua-t-elle en versant la potion qu’elle venait de préparer dans une fiole qu’elle confia à la lutine aux tresses, qui lui offrit en échange un sourire radieux.
─ Merci, grand merci, Dame Nellis.
─ Nellis suffira. Et n’oublie pas, pas de surdosage, même si la douleur persiste.
─ Oui, oui, bien entendu, merci Dame Nellis.
La sorcière poussa un soupir tandis que la lutine toute joyeuse s’en allait.
─ L’excitation est toujours à son comble à l’aube de tes visites, narra gaiement Syggmore. Mais je refuse de te voir t’épuiser à la tâche. Allons, les malades ne vont pas s’envoler. Ils seront toujours là demain. Aujourd’hui est jour de fête.
─ Je te l’ai déjà dit et redit, soupira à nouveau Nellis. Je déteste tout ce cirque.
─ Tout le monde serait très triste de ne pas te voir célébrer avec nous. Leur joie en serait irrémédiablement gâchée.
Le Brayman du clan de la Chouette, sous son masque de déception, lançait des éclairs de ruse. Prise au piège, la sorcière dirigea un regard suppliant vers Jilam, qui se contenta d’enfoncer le clou :
─ Tu ne voudrais pas leur faire de la peine ?
─ Très bien, très bien. Vous avez gagné, s’agaça Nellis dans une tempête de sourcils levés.
Le Seigneur du Zénith, après un ultime éclat, laissa la place à la Dame du Couchant, dont la robe flamboyante irradiait la clairière de ses splendides reflets. Le village tout entier semblait enveloppé de flammes dépourvues du pouvoir de consumer. Au pied de la statue de la chouette, totem du clan, une meute d’enfants lutins s’agglutinaient telles des mouches autour de la silhouette de Nellis, sa longues chevelures en soie d’araignée peinte aux couleurs du soir.
Jilam n’en croyait pas ses yeux. D’ordinaire, son épouse inspirait la terreur, au mieux la défiance, partout où elle passait, mais jamais encore il ne l’avait vue épanouie au milieu de tant de visages rayonnants. La contempler sous cet angle l’intriguait, mais avant tout, le réjouissait plus que tout au monde. Car il avait ouvert un nouveau pan du masque de la sorcière.
Occupé à admirer son épouse, le jeune homme sursauta en découvrant Brayman Syggmore qui se tenait, silencieux, à ses côtés. Barbe et sourcils orange, le lutin laissait deviner sous son chapeau, semblable à un sapin de Noël surchargé, une coquille d’œuf, et ses rides, d’ordinaire à peine marquées malgré son grand âge, s’effaçaient totalement sous la lumière irradiante.
─ Nellis est une bénédiction pour notre communauté. Nous sommes si peu nombreux, et le moindre fléau saurait nous décimer. Loin du monde, nous ne pouvons compter sur aucun allié. Les contrées sombres cernent Cornevalë. Mauvais esprits et méchantes créatures l’infestent et seule une sorcière sait braver ces dangers.
─ Comment faisiez-vous avant ?
Une ombre passa sur les traits flamboyants du Brayman.
─ Une sorcière vivait ici autrefois. Elle s’occupait des malades et nous gardait des monstres vivant à nos frontières. Et puis, un jour, elle est partie, sans crier gare. C’était un esprit aventureux. Elle haïssait son monde qu’elle considérait comme une prison.
S’interrompant, il avala un grand bol d’air, comme pour étouffer un sanglot.
─ C’était mon épouse.
─ Je... Je suis désolé.
─ Longtemps je lui ai reproché de nous avoir abandonnés, ma fille et moi. À présent, je la comprends... en partie. Toute sa vie, elle a lutté contre sa nature profonde, jusqu’au jour où elle n’en plus été capable. Mon seul souhait la concernant c’est qu’elle soit heureuse aujourd’hui.
Les questions se bousculaient dans l’esprit de Jilam, incapable d’imaginer sa réaction si, du jour au lendemain, Nellis l’abandonnait en le laissant seul à son sort. Pour sûr, il ne s’en remettrait pas.
─ Vous devez être heureux d’avoir rencontré Nellis, changea-t-il de sujet.
─ Par Misk et Krik, que oui ! Les dieux ont eu pitié de notre misère et nous l’ont envoyée. Sans elle, le clan de la Chouette se serait volatilisé depuis longtemps.
Jilam ne cessait de s’étonner, depuis son arrivée, le matin même, de la gaieté des lutins et du contraste avec leur misère profonde.
─ Je m’étonne de voir autant de malades dans un si petit village.
─ Le Mal Sombre frappe toujours fort durant la période précédant le Jour de la Renaissance.
─ Le Jour de la Renaissance ?
─ Cornevalë prospère grâce à l’esprit veilleur. Cet esprit vit près de l’étang sacré niché au cœur de la vallée. C’est lui qui nourrit la vie et la fait prospérer. Sans sa présence, la vallée, à coup sûr, périrait à cause des forces maléfiques qui la cernent de toute part. Mais comme les vivants, les esprits ne sont pas éternels. Vient le jour où ils dépérissent et meurent. À la différence qu’eux ils se réincarnent. C’est un cycle. L’Esprit de Cornevalë arrive au terme de son cycle. Sa mort coïncide avec sa réincarnation. C’est le Jour de la Renaissance. Trois aubes nous séparent désormais.
─ Et tous ces malades. Quel est le rapport ?
─ Quand l’esprit veilleur s’affaiblit, il n’arrive plus à lutter efficacement contre l’infection des terres sombres. Les enfants sont les premiers touchés par elle, car les esprits mauvais les aiment par-dessus tout. Nos chamans sont impuissants.
─ Je vois. D’où le besoin urgent des services d’une sorcière.
Jilam rassemblait et triait les informations qu’il venait de recueillir quand trois lutins, vêtus d’épaisses capes de feuilles et armés comme des guerriers, émergèrent du rempart de sapins protégeant le village des caprices du vent. L’une des silhouettes se distinguait nettement des autres par sa grande taille. Dans une démarche souple de prédateur, elle s’approcha de Syggmore et Jilam. La capuche de feuilles s’abaissa, révélant un visage à la beauté singulière que la férocité se contentait d’accentuer. La belle lutine dépassait le Brayman de deux têtes et ses splendides yeux, d’un vert émeraude étincelant, à couper le souffle, arrivaient à la hauteur de la poitrine de Jilam. Ils se dressèrent d’ailleurs pour l’observer avec insistance.
─ Quelle sombre mine ma fille ! Les nouvelles que tu nous apportes le sont-elles autant ?
Les deux émeraudes se détachèrent de Jilam pour fixer le Brayman.
─ Le Mal Sombre contamine le bois à une vitesse alarmante. Ses créatures grouillent partout. Elles se rapprochent dangereusement du village. Je déconseille à quiconque de s’éloigner jusqu’au Jour de la Renaissance.
─ C’est entendu. Nous ferons passer le message. Coraïl. Voici Jilam. C’est le nouveau compagnon de Nellis.
Jilam ne put détourner son regard de celui de la lutine qui le détaillait.
─ Elle est ici ? Elle en a mis du temps pour venir.
─ C’est que... nous avons eu quelques ennuis en chemin.
─ Au moins, ils sont là maintenant. Jilam. C’est ma fille, Coraïl. La Chasseresse Royale du clan de la Chouette. Elle commande à nos vaillants chasseurs qui nous défendent contre les dangers provenant des contrées maudites.
Jilam s’inclina bas, une main sur le front, ainsi que lui avait enseigné Nellis. Coraïl l’imita sans cesser de le dévisager.
─ Tu es brave ou bien fou d’avoir épousé une sorcière.
─ Allons, allons, ma fille. Est-ce ainsi que je t’ai appris à parler aux invités ?
─ Plus fou que brave, je l’avoue.
Les traits de Coraïl se détendirent enfin pour former un sourire charmant à faire tomber amoureux le plus vil des démons.
─ Salut Coraïl ! Je ne t’avais pas vue. Tu viens de rentrer ?
Un frisson parcourut la nuque de Jilam lorsqu’il sentit la caresse des doigts de Nellis.
─ Nellis... Enfin te voilà !
Toutes le deux s’inclinèrent respectueusement, bien que, le nota Jilam, avec une certaine raideur.
─ Ces deux-là ne se sont jamais entendus, murmura Syggmore à l’oreille du jeune homme qui en saisit aussitôt la raison.
La mère de Coraïl était une sorcière et l’avait abandonnée. Rien de plus normal qu’elle se défie des sorcières.
Par chance, le sagace Brayman coupa court à l’échange muet de velléités :
─ Par Misk et Krik ! Il se fait tard. Et si nous nous occupions de préparer le banquet. Nellis, Jilam, venez avec moi ! Coraïl va donc te reposer un peu.
Les fêtes des lutins ressemblaient à celles des elfes, à quelques détails près : à la place de la liqueur fruitée à la douce chaleur on trouvait une eau de vie qui, au bout de quelques gorgées, vous donnait l’impression d’être dans les écailles d’un dragon cracheur de feu, et les danses voluptueuses, au son de la lyre et des flûtes, prenaient l’aspect d’une frénésie rythmée, pieds battants et tambours battus, sous les chants braillards à la joie contagieuse, de moins en moins audibles à mesure que la nuit s’épaississait.
Dans le cercle des flambeaux, le clan de la Chouette célébrait la sorcière et son époux, et le couple se sentait comme s’il célébrait à nouveau sa première lune. Si Jilam était aux anges, Nellis, elle, en revanche, affichait une mine revêche et ponctuait chacune de ses phrases de grognements. Jilam, mettant en cause la fatigue, lui conseilla d’aller dormir. Quelle erreur ce fut !
─ Comme ça tu pourras inviter la petite Coraïl à danser !
La fille de Syggmore s’amusait parmi la marée chaotique de lutins ivres et heureux qu’elle dominait, lançant de temps à autre de petits regards discrets en direction du couple.
─ Tu es encore plus belle quand tu es jalouse, tu sais ça ?
Sa stratégie échoua lamentablement, n’ayant pour seul effet d’ajouter de l’amer à l’amertume. Et le Brayman aggrava encore l’humeur de la sorcière quand il commença à vanter les mérites de sa fille adorée.
─ Il n’existe pas lutine plus brave ni de plus dévouée. Ne lui dites pas, je veux lui faire la surprise, mais je compte lui transmettre mes fonctions le Jour de la Renaissance.
─ Vraiment ? s’étonna Jilam en ignorant la moue désobligeante de Nellis.
─ J’ai conscience que je lui rajoute un poids immense sur celui qu’elle porte déjà, mais je me fais vieux et je n’ai plus entière confiance dans mes décisions. Je sais qu’elle fera une grande Braywom, bien plus grande que moi.
─ Je n’en doute pas. Elle a l’air d’avoir un sacré caractère.
À ce commentaire, Nellis fit mine de tousser.
─ Oui. Elle ressemble beaucoup à sa mère, même si je m’abstiens de lui faire remarquer. Toutes les deux partagent une énergie débordante, que notre étroit royaume ne saurait contenir.
Une note de tristesse se lisait clairement au travers de sa fierté.
Le lendemain, à l’aurore, Jilam se réveilla seul dans la hutte qui leur avait été prêtée. Vision et esprit embués, il tourna la tête en direction de l’entrée et sursauta en découvrant Coraïl qui l’observait avec intensité, ses yeux émeraude resplendissant dans la timide lueur du levant.
─ Ça te dirait de venir faire un tour avec moi ?
─ Je... Désolé. Je dois d’abord trouver Nellis.
─ On ne partira pas longtemps, ne t’en fais pas.
Jilam savait qu’il devait s’abstenir, mais ne put résister à l’aura de la chasseresse. Une fois ses habits enfilés, il suivit cette dernière, jetant des œillades inquiètes sur le village endormi. Une fois dans le bois, il se détendit légèrement.
Par-dessus ses fourrures, Coraïl portait à l’épaule un splendide arc composite en bois noir, le plus petit que Jilam eut jamais vu. Mais sa taille n’enlevait rien à son aspect mortel.
─ Je voulais qu’on puisse papoter tranquillement sans avoir l’autre sur le dos.
─ L’autre c’est mon épouse je te rappelle.
─ Pardon, pardon. Je ne voulais pas t’offenser.
─ L’offense n’était pas contre moi. Dis, pourquoi tu détestes Nellis ? Elle ne t’a rien fait.
─ C’est pas comme si elle se montrait aimable. On est un peu, comme qui dirait, les deux parties d’un aimant.
─ Toutes les sorcières ne sont pas comme ta mère, tu sais.
Jilam comprit aussitôt qu’il avait franchi une ligne rouge. À peine vit-il le visage furibond de Coraïl se retourner qu’il se trouva à terre, un poignard de chasse au fil terriblement aiguisé embrassant sa gorge.
─ Ne parle pas de ce que tu ignores.
Il savait devoir se taire, mais l’intrépidité de Nellis l’avait depuis longtemps contaminé jusqu’à la moelle.
─ Je sais ce que c’est d’être abandonné. Comment crois-tu que je me suis retrouvé à vivre dans les bois aux cotés d’une sorcière ? Elle m’a donné un foyer, et sans jamais me l’imposer, elle m’a laissé du temps... le temps de trouver une raison de vivre. Elle m’a offert son cœur, ce cœur dont tous nient l’existence.
Une lueur de culpabilité dissipa la fureur sur le beau visage de Coraïl qui lâcha prise et aida Jilam à se remettre sur pieds.
─ Désolée de m’être emportée. Parfois, j’ai du mal à contrôler mes émotions. Je sais que ce n’est pas une excuse...
─ Tu es toute pardonnée. Je n’aurais pas dû parler de ta mère. Ton père m’a fait comprendre que c’était un sujet tabou.
Un long silence s’installa entre eux, uniquement perturbé par les échos du bois qui s’éveille. Enfin, Coraïl lâcha, dans un murmure à peine audible :
─ Des fois, j’aimerais qu’il me parle d’elle.
Sans rien ajouter, elle se remit à marcher, Jilam sur ses talons. Ils se baladèrent ainsi, tout en bavardant, jusqu’à l’apparition pleine et entière de la Demoiselle de l’Aube dans sa robe blanche filée d’or. Ils arrivèrent alors devant un étang au milieu duquel poussait un grand saule pleureur.
─ Le Jour de la Renaissance, ses feuilles se couvrent de fleurs jaunes, conta Coraïl d’un ton apaisé.
─ J’ai hâte d’y assister ! C’est donc ici que vit le fameux esprit gardien.
Jilam fouilla du regard les alentours de l’étang.
─ Il ne se montre que rarement. Mais ne t’inquiète pas. Tu le verras bientôt, et dans toute sa splendeur.
Soudain, Jilam se figea net, dressant le bras en direction de la berge opposée, tapissée d’une fine pellicule de brume. Les yeux de Coraïl étincelèrent au contact de l’énorme silhouette grise penchée au-dessus de l’eau. Le buffle, de la taille d’un bison, s’abreuvait sans faire attention à eux. Il paraissait vieux et malade. Sa robe grisâtre, qui à l’origine devait être noire, laissait par endroit voir le cuir brun. Ses cornes, impressionnantes, en forme de tourbillon, s’écaillaient, des morceaux pendant aux extrémités.
─ C’est vraiment incroyable ! Dommage que ta première vision de lui soit aussi misérable.
Le chagrin serra le cœur de Jilam alors qu’il contemplait le pauvre animal, sa soif contentée, boiter en direction du bois.
Lui et Coraïl, après un moment de latence, s’en retournèrent vers le village, mais quelque chose alerta la chasseresse qui dressa l’oreille, aux aguets.
─ Tu as entendu quelque chose ?
─ Chut !
Sa main avait empoigné son arc et l’autre tirait déjà une flèche de son carquois. Et puis, sans prévenir, elle attrapa Jilam par le col et le balança dans un fourré. Le jeune homme n’eut pas le temps de comprendre qu’elle s’était volatilisée sans le moindre bruit. Des craquements se firent alors entendre. Des éclats de voix. Jilam retint sa respiration. Du sous-bois émergèrent un groupe d’hommes, tous équipés de fusils. Des chasseurs. Que faisaient-ils ici ? Jilam compta... quatorze en tout. Une sacrée troupe.
─ Bah alors Farrow, c’est encore loin ton étang ? On se les gèle dans le coin.
─ Ferme-la Glamdel ! Tu vas l’effrayer.
─ J’y crois toujours pas à ton histoire de buffle.
─ Pourquoi tu m’as suivi dans ce cas, bougre d’idiot ? Maintenant tu la boucles ou je te colle un coup de crosse dans ta grande gueule !
La troupe s’éloigna au seul son des branches cassées, des cliquetis de métal et des bougonnements de Glamdel. Jilam décida de rester planqué encore un moment. Ses mains et son visage commencèrent à le démanger, puis tout le reste. Sa chance légendaire avait voulu qu’il atterrisse sur un parterre d’orties. Il émergea du buisson rouge comme une tomate, et sursauta quand Coraïl atterrit sous son nez. Il leva les yeux au ciel et eut peine à percevoir la branche la plus basse du sapin dans lequel elle s’était nichée.
─ Des humains, ici ? C’était quoi les engins qu’ils trimballaient avec eux ? Ça ressemblait à ceux que fabrique mon père.
─ Des fusils. Ça crache du feu, lui expliqua-t-il, avant d’ajouter, d’une voix inquiète : Coraïl, ils se dirigeaient vers l’étang.
─ Je sais. Je les ai entendus. Je vais les suivre. Toi, tu retournes au village.
─ Pas de problème... sauf que je ne connais pas le chemin.
La lutine jura, puis lui fit signe de l’accompagner. Tous les deux restèrent à bonne distance des chasseurs tout en restant à portée de l’ouïe surdéveloppée de Coraïl. Soudain, un coup de feu retentit, pareil au tonnerre. Affolés, ils se précipitèrent jusqu’à l’étang.
─ NOOOON !!!!!
Les chasseurs euphoriques se tournèrent vers Coraïl. Ils entouraient le corps du buffle d’eau, qu’un trou sanglant perçait au niveau de l’estomac. Des sifflements émanaient de la carcasse.
─ Qui c’est celle-là ? demanda une voix goguenarde.
Jilam vit les traits gracieux de la lutine se transformer en rage meurtrière. En une fraction de seconde, elle avait décochée sa flèche. Le temps d’entendre le claquement de la corde et l’un des tueurs s’effondrait, une hampe plantée en plein cœur.
─ Glamdel, putain !!!
Les fusils se dressèrent, les canons tous pointés sur Coraïl qui, déjà, avait empenné un autre trait. Jilam se précipita pour la plaquer au sol juste avant que les balles ne ricochent contre le rocher derrière eux.
Un long cri perçant, semblant provenir des entrailles de la terre, déchira l’air tandis qu’une nuée sombre recouvrait l’éclat de l’aube. Une ombre passa au-dessus de l’étang dont les eaux se mirent à bouillir. Jilam vit le saule pleureur se dessécher et mourir. Les chasseurs, paralysés par la peur, fixaient avec effroi la carcasse du buffle qui enflait, gonflait de plus en plus, jusqu’à éclater. Certains des hommes s’enfuirent en hurlant. Les autres s’agitaient comme des déments alors que le miasme grouillant les engloutissait, leurs cris avalés par le sifflement du vent qui sortait du sol.
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